Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 9-11, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre précédente : 2 Laure de Maupassant
Lettre 3
— Lettre suivante : 7
Lettre précédente : 1 Gustave Flaubert
Lettre 3
— Lettre suivante : 7
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

Photographies
de la lettre
sur le site Flaubert

Page 1

Page 2

Page 3

Page 4

De Laure de Maupassant
à Gustave Flaubert

Étretat, le 16 mars 1866.
Si quelque chose peut adoucir ma profonde douleur, c’est de la voir réellement comprise, et ta lettre, mon vieil ami, m’a apporté la seule consolation qui pût aller jusqu’à mon cœur. Tu as évoqué pour moi les communs souvenirs de nos jeunes années, et j’ai revu cette maison de la grande rue, peuplée d’hôtes bien-aimés, que le tombeau a pris presque tous. Mon pauvre vieux père, si respectable et si bon ; mon frère, si intelligent, si distingué, si exceptionnel ; puis ma mère, ma chère et excellente mère, partie la dernière pour aller rejoindre les autres... Mon Dieu ! que la vie est triste, et que le temps, qui s’en va toujours, sème d’amertume sur sa route ! L’épreuve terrible que je viens de traverser, m’a trouvée plus forte que tu ne l’aurais cru, que je ne l’aurais cru moi-même. J’ai pu rester jusqu’à la fin près de la dépouille de notre chère morte, et j’ai passé deux nuits en face de ce visage, qui avait retrouvé, dans le calme suprême, quelque chose de son expression d’autrefois. La pauvre Virginie1 est accourue tout de suite à mon appel, et s’est jetée en sanglotant dans mes bras ; mais quand je lui ai proposé de la conduire au lit de notre mère, ses forces l’ont trahie ; et je l’ai vue dans un tel état que j’ai dû la supplier de s’en retourner à Bornambusc près de son mari et de ses enfants. Elle m’a quittée en effet ; mais l’angoisse de l’éloignement lui a paru plus impossible encore à supporter, et elle a trouvé le courage de venir le lendemain partager ma lugubre veille ! J’éprouve quelque soulagement à te parler de tout cela, parce que je connais ta vieille et bonne amitié. J’ai été, moi, tout particulièrement frappée par le sort, et il n’est guère étonnant que je me rattache ardemment au passé, tout rempli de douces visions ; mais toi, que la vie d’artiste entraîne dans son tourbillon, toi, mon cher Gustave, qui as vu se réaliser ce rêve éblouissant de la célébrité, tu as gardé pourtant, comme moi-même, la religion des choses d’autrefois ; tu sais en parler avec le cœur, et il est facile de deviner que, toi aussi, tu regardes tout ce passé comme le temps le plus heureux de ta vie. Tu la revois souvent, cette terrasse pleine de soleil, et tu entends encore chanter les oiseaux de la volière !
À présent, il faut que je m’efforce de tourner mes yeux vers l’avenir ; j’ai deux enfants, que j’aime de toutes mes forces, et qui me donneront peut-être encore quelques beaux jours. Le plus jeune n’est jusqu’à présent qu’un brave petit paysan ; mais l’aîné est un jeune homme, déjà sérieux. Le pauvre garçon a vu et compris bien des choses, et il est presque trop mûri pour ses quinze ans. Il te rappellera son oncle Alfred, auquel il ressemble sous bien des rapports, et je suis sûre que tu l’aimeras. Je viens d’être obligée de le retirer de la maison religieuse d’Yvetot, où l’on m’a refusé une dispense de maigre exigée par les médecins ; c’est une singulière manière de comprendre la religion du Christ, ou je ne m’y connais pas !... Mon fils n’est point sérieusement malade ; mais il souffre d’un affaiblissement nerveux qui demande un régime très tonique ; et puis, il ne se plaisait guère là-bas ; l’austérité de cette vie de cloître allait mal à sa nature impressionnable et fine, et le pauvre enfant étouffait derrière ces hautes murailles, qui ne laissaient arriver aucun bruit du dehors. Je crois que je vais le mettre au lycée du Havre pour dix-huit mois, et que j’irai ensuite m’établir à Paris pour les années de rhétorique et de philosophie. Hervé sera demi-pensionnaire dans un collège quelconque, et je pourrai ainsi veiller moi-même sur mes deux chers trésors.
Tu vois que je t’ai écrit longuement, mon cher camarade, et je sens que cela m’a fait du bien. Adieu, pense quelquefois à notre amitié d’enfance et reçois une bien cordiale et bien affectueuse poignée de main.
Le Poittevin de Maupassant
Je ne sais trop où te trouver maintenant ; j’envoie encore cette lettre à Croisset2.

1 Virginie Niel, cousine de Mme Flaubert mère.
2 Cf. lettre de Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome V, 1929, N° 840).