Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 62-64, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Mme Émile Straus

Hammam-Rhira, jeudi minuit.
[1888.]
Madame,
Votre dépêche m’a rejoint tout à l’heure à Hammam-Rhira, où je comptais m’arrêter quelques jours, mais que je vais quitter demain pour aller visiter dans les montagnes de l’Ouarsenis la forêt de cèdres de Tessiet Haad. Si vous aviez la gracieuseté de m’écrire quelques lignes, voulez-vous me les adresser poste restante à Alger, où je reviendrai avant de partir pour la Kroumirie. Je fais en ce moment un voyage à pied très beau par des montagnes et des ravins de forêts vierges, qui ne sont guère connues que des Arabes. Je bois de l’air qui vient du désert et je dévore de la solitude. C’est bon et c’est triste. Il y a des soirs où j’arrive dans des auberges africaines, une seule chambre blanchie à la chaux, et où je me sens sur le cœur le poids des distances qui me séparent de tous ceux que je connais et que j’aime, car je les aime. L’autre jour, je suis resté ainsi jusqu’à minuit devant la porte du caravansérail délabré où j’avais mangé des choses que je ne peux définir et bu de l’eau à laquelle je ne veux plus songer. On entendait, à des distances infinies, des aboiements de chiens, des jappements de chacals, la voix des hyènes. Et ces bruits sous un ciel dont les étoiles flambaient, ces énormes, miraculeuses, innombrables étoiles d’Afrique, ces bruits étaient si lugubres, donnaient tellement la sensation de la solitude définitive, de l’impossible retour, que j’en ai eu froid dans les os. Puis, quand le soleil se lève, je repars sur les sentiers avec des élans de bête libre et j’ai, tout le long des marches, des joies vives, courtes, sensuelles, simples, des joies de brute lâchée qui sent et ne pense pas, qui voit sans regarder, qui boit des impressions, de l’air, et de la lumière. J’ai eu ces jours-là un inexprimable mépris pour les civilisés qui dissertent, argumentent et raffinent. J’aime mieux tirer mon coup de fusil sur un oiseau qui passe, et que je tue, et que je regrette d’avoir tué en le voyant mourir. Et je repars avec ce remords de la bête agonisante, dont les tressaillements me restent dans l’œil. Et je recommence. Il en est toujours ainsi loin de tout, des gens et des événements. Il me semble que je sens la vie plus fortement et plus cruellement que dans les villes, où toutes les conversations nous séparent, nous éloignent du contact brutal de la nature même. Ici, je la vois, je la surprends, je la découvre. L’Arabe, dans sa hutte de branches et d’herbes, à moitié nu, à moitié idiot, fanatique et bestial, est un être aussi intéressant que Jules Lemaître, qui retourne, en son esprit subtil et limité, des problèmes intéressants un jour, démodés le lendemain, aussi inutiles à discuter que toutes les bêtises qui occupent les hommes ; je cite Lemaître, parce que je le considère comme un des plus intelligents parmi les intellectuels. Il faut sentir, tout est là, il faut sentir comme une brute pleine de nerfs qui comprend qu’elle a senti et que chaque sensation secoue comme un tremblement de terre, mais il ne faut pas dire, il ne faut pas écrire, pour le public, qu’on a été ainsi remué. On peut tout juste le laisser comprendre, quelquefois, à quelques personnes, qui ne le répèteront point.
Cette lettre, Madame, va vous surprendre, vous ne me connaissez guère encore. Vous vivez, là-bas, sous des becs de gaz. Je vis ici sous des astres qui sont pareils à un peuple de soleils. Quand je les ai regardés comme ce soir, je suis plus ivre que si j’avais bu tout le champagne que les chroniqueurs font couler, ou sabler, au café Anglais.
Je baise vos mains, Madame, en me disant votre ami, très respectueux, très dévoué, très reconnaissant.
Guy de Maupassant