À Jean Bourdeau
Triel, Villa Stieldorff. [Juin 1889.] |
Mon cher ami,
Je n’avais pas vu la note bibliographique des Débats. Je suis à Triel, vivant très seul, tout à fait seul ; et mon éditeur ne m’envoie que les articles qu’il juge importants. Je savais donc que je recevrais le vôtre quand il paraîtrait ; je le recevrai quand il paraîtra ; et je vous remercie beaucoup de l’avoir écrit.
J’ai trouvé ici une maison qui est un rêve de maison. Au pied d’une côte elle est construite sur une terrasse qui domine la Seine. Je vois de toutes mes fenêtres vingt kilomètres de rivière, de coteaux boisés et de verdure. J’ai un jardin plein de roses et de fraises ce qui répand dans l’air une gourmandise de parfum en même temps de la tendresse et de l’appétit. Je travaille et je rêvasse là-dedans. J’ai une corde à nœuds accrochée à la lune, quand il y en a, et j’y grimpe encore un peu, moins agilement qu’autrefois, mais j’y grimpe. Je me baigne et je cours dans le bois avec une joie d’animal et j’ai tout à fait oublié cette grande salope d’Exposition.
Elle est devenue, cette foire, le délire de tous les Parisiens. Ils ont enfin de quoi passer le temps. Et ils passent le temps à aller voir cela, puis à se le raconter. Paris est devenu une ville où c’est le 14 juillet tous les jours. Six mois de 14 juillet, c’est trop.
Nos belles amies
1 fréquentent beaucoup cet endroit ; c’est peut-être ce qui les a distraites. Mais vous ressusciterez quand vous reviendrez, soyez-en sûr. On ressuscite toujours quand on revient. L’une, celle que vous préférez, m’a l’air d’aller bien, d’être plus gaie et de vivre avec un certain plaisir. Je crois qu’elle ne l’avouerait pas, mais je trouve sa santé et sa gaîté en assez bon état en ce moment. Moins intellectuelle (elle a raison), elle fréquente les établissements de danse arabe de l’esplanade des Invalides, et tous les étages de la Tour Eiffel où l’on déjeune, toujours charmante et d’humeur égale, elle est plus jolie que jamais, et délicieusement aimable. Vous voyez que puisqu’elle néglige de vous donner de ses nouvelles, je le fais à sa place.
L’autre est, à cette heure, une merveille de drôlerie et de fantasquerie. Je ne l’ai jamais vue si bizarre, imprévue, blagueuse et méprisante. Je la savoure chaque fois que j’entre à Paris — une fois par semaine — car elle m’amuse vraiment beaucoup. Je ne vous parle pas des hommes. Georges, toujours très drôle, trouve que la vie a un goût amer. Le bon Schlumberger trouve que les femmes sont inconstantes, trompeuses et perfides. — Rien n’est changé.
S’il survenait quelqu’événement important dans ce groupe je vous en rendrais compte par le plus proche courrier. Suis-je complaisant ! Adieu, cher ami, je vous serre très cordialement la main.
1 Il s’agit, semble-t-il, des deux sœurs Warshawska, Mmes Albert Cahen d’Anvers et Marie Kann.