À sa mère
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Ministère de la Marine et des Colonies |
Je suis désolé de te savoir souffrante, ma chère mère, et j’attends avec impatience le mois de mai qui t’apportera un peu de distraction. Enfin l’hiver est passé et c’est là un grand point. Ici tous les marronniers se mettent à verdir (sauf celui du 20 mars) et l’air est plein d’odeurs de printemps.
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Je ne veux pas triompher trop bruyamment à propos du
Gaulois, mais je crois cependant que cette idée que tu n’approuvais point n’a pas été trop malheureuse. Or, note bien ceci que cette manière de comprendre la poésie dans la réalité va choquer tous les encroûtés, les veilleurs d’idéal, les orgues barbarisants du Sublime. Tarbé
1 m’a dit : « Nous avons des protestations indignées et de la part de bien des gens », et c’est pour cela qu’il a fait précéder ma pièce de l’article charmant que tu as lu. Or, dans un journal républicain quelconque, les vieilles couches auraient hué l’infâme réaliste, etc., etc... mais dans un journal conservateur, dans le plus calme des organes bonapartistes, le rival heureux du
Figaro, l’appréciation de mon poème a une portée particulière.
De plus, j’ai attendu et choisi le moment afin que Flaubert donnât la pièce à M. Bardoux (et il va le faire cette semaine), ce qui peut m’être infiniment utile dans les circonstances que tu sais.
J’ai rencontré Eugène Bellangé dont je n’ai pas l’admiration. Cette manière de voir l’a suffoqué, le Crapaud l’a mis en fureur, etc... Je me suis amusé pendant une heure à soutenir ma poétique avec des paradoxes monumentaux et je l’ai laissé positivement enragé. Il criait : « C’est la décadence, la décadence, la décadence. » Et je répondais : « Quiconque ne suit pas le mouvement littéraire de son époque, n’a pas une façon originale de voir et d’exprimer, est un raté », etc., etc...
Il m’a dit que Sardou survivrait, mais qu’il ne resterait pas une ligne de Flaubert et de Zola. Et je lui ai servi là-dessus encore un joli discours de ma façon. Enfin, quand j’ai vu qu’il allait me mordre, je me suis sauvé, enchanté de l’effet produit par mon argumentation ! ! !
Je n’ai pas de nouvelles du Théâtre-Français, ce qui me laisse froid, car j’ai la certitude que, pour beaucoup de raisons qu’il serait trop long de développer, ma pièce ne sera pas reçue. Je n’ai aucune chance. J’ai prié mon père de passer au Gaulois te prendre quatre ou cinq numéros et de te les envoyer.
J’ai interrompu en ce moment mon roman pour finir ma Vénus rustique, à laquelle je travaille avec violence parce qu’après la publication de la Dernière Escapade il peut devenir indispensable que je fasse paraître une pièce nouvelle d’ici à 3 semaines ou un mois. Je tâche avec difficulté à n’être pas trop charnel. Ce sera roide tout de même, mais j’enfonce l’abbé Delille par la subtilité de mes intentions. L’avantage énorme de ces publications dans les journaux, c’est que cela vous porte à tous les coins de la France, vous fait entrer de force dans les mémoires comme ces graines de plantes que le vent va semer à des centaines de lieues.
Je suis, en ce moment, dans les meilleurs termes avec Coppée. Toujours en froid avec Daudet et en tendresse avec Zola.
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse mille et mille fois de tout mon cœur. Compliments aux bonnes.
Ton fils, Guy de Maupassant
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Donne-moi toujours bien exactement des nouvelles de ta santé.
1 Le publiciste Edmond Tarbé (des Sablons), né en 1838, était alors directeur du journal Le Gaulois.