II
Cet heureux mélange, cet équilibre du volume prêt à paraître en 1881 sembla d’un excellent augure à l’éditeur que choisit Maupassant. Ce ne fut pas Charpentier, et cela peut surprendre. Mais sans doute le calcul de Maupassant n’était point mauvais. Il savait Charpentier déjà tout encombré des romans à gros tirage de Zola, de Daudet — sans compter les livres de Goncourt et de Flaubert. Il porta donc le sien chez Victor Havard, et l’événement lui donna raison : Havard soigna sa publicité et s’entendit fort bien au lancement des recueils de contes publiés par le jeune écrivain. A. Lumbroso a publié les lettres d’Havard à Maupassant. Celle qui a trait à La Maison Tellier (datée du 8 mars 1881) est curieuse et doit être reproduite
Mon cher auteur, j’ai beaucoup regretté d’être absent lors de votre visite, mais enfin, j’ai lu avec plaisir les nouvelles que vous m’avez laissées. Ainsi que vous me l’aviez fait pressentir, La Maison Tellier est raide et très audacieuse ; c’est surtout un terrain brûlant, qui soulèvera, je crois, bien des colères et de fausses indignations ; mais, en somme, elle se sauve par la forme et par le talent ; tout est là, et je serais bien trompé si vous n’aviez pas un fameux succès (je ne parle pas du succès littéraire qui est acquis d’avance, mais du succès de librairie). Quant au Papa de Simon, c’est tout simplement un petit chef-d’œuvre. Comme vous m’aviez manifesté le vif désir de voir enlever ce volume très rapidement, j’ai remis les trois nouvelles à l’imprimerie aussitôt lues, et je vous prierai de vouloir bien être assez bon pour me fixer un rendez-vous, afin que nous puissions arrêter ensemble la date de la publication, à quelques jours près...
On peut ne point partager complètement le goût de Victor Havard et préférer au
Papa de Simon,
La Femme de Paul ou l’
Histoire d’une Fille de Ferme, mais il est incontestable que cet
éditeur fit preuve de flair. Il en fut récompensé d’ailleurs : douze éditions, nous apprend Édouard Maynial, s’enlevèrent en deux ans. Maupassant, qui n’avait pas hérité de Flaubert son mépris du succès pécuniaire, n’eut qu’à se féliciter de l’habileté de son éditeur.
Moins d’un an plus tard, Kistemaeckers, à Bruxelles, publiait Mademoiselle Fifi, suivie de La Bûche, Le Lit, Un Réveillon, Mots d’Amour, Une Aventure parisienne, Marocca. Cette fécondité — point acquise au détriment de la qualité — surprenait les amis de l’écrivain. Faut-il rappeler que, en 1879, quelques mois avant la publication de Boule de Suif, Tourgueniev disait à Léon Hennique : « Ce pauvre Maupassant !... Quel dommage, il n’aura jamais de talent ! » Son talent, personne n’en doutait plus, et Tourgueniev — dédicataire de La Maison Tellier — moins que personne. Mais cette verve intarissable étonnait tous ceux qui avaient connu le Maupassant des premiers essais.
Pourtant, ne nous laissons pas duper par les apparences. Henry Céard, en 1888, parlait dans la
Revue illustrée de « l’écriture difficile de Maupassant » et ajoutait : « Toujours disposé à faire en canot d’inlassables séances de nage, la page à écrire, au contraire, le trouvait d’exécution plus lente et de décision moins rapide. Les articles où il s’essayait lui prenaient force temps, et il y dépensait force peine. Les vers, par où il s’était surtout fait connaître, il les établissait solidement, mais avec effort, et, prose ou poésie, nouvelles ou articles de journaux, malgré la sonorité originelle de la phrase et la netteté initiale dans la coupe du paragraphe ou de l’alexandrin, personne n’aurait imaginé que, sous le pseudonyme de Guy de Valmont, se cachait ce Guy de Maupassant qui, plus tard, devait conquérir dans les lettres une réputation presque égale à la réputation des maîtres
1.
Boule de Suif même causa un étonnement aux collaborateurs des
Soirées de Médan ; ce ne fut qu’un cri le soir de la lecture. Cette nouvelle était incontestablement la meilleure du volume, et lorsque le public, par son applaudissement, décida du succès de l’écrivain nouveau, il confirmait tout simplement les prédictions que lui avaient faites ses camarades. — La presse
s’ouvrit toute grande à Guy de Maupassant. Il y entra. Là se présentait pour ses amis l’
X d’un grave inconnu. Comment ce littérateur à l’écriture concentrée et au travail un peu peinant se gouvernerait-il au milieu des nécessités de la copie au jour le jour ? L’expérience était curieuse et le phénomène fut extraordinaire. Soudainement, l’activité, jadis purement musculaire de M. de Maupassant se transforma en activité littéraire, et, ramenées à son encrier, toutes les forces autrefois dépensées en exercices corporels firent de l’écrivain pénible et embarrassé des heures du début, un écrivain souple, facile et d’une fécondité que la comparaison avec le passé rendait incontestable. »
Mademoiselle Fifi s’apparente à Boule de Suif : on a dit qu’Adrienne Legay — la véritable Boule de Suif — avait également servi de modèle à Maupassant pour Rachel ; mais les deux héroïnes diffèrent au physique autant qu’au moral. Rachel est « une brune toute jeune, à l’œil noir comme une tache d’encre, une Juive dont le nez retroussé confirme la règle qui donne des becs courbes à toute sa race » — tandis qu’Élisabeth Rousset, dite Boule de Suif, est « petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis ». Mais elle possède, il est vrai, « deux yeux noirs magnifiques, ombragés de cils épais qui mettent une ombre dedans, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques ». Pour leur comportement devant l’officier prussien, il est évidemment moins dissemblable qu’on ne le croirait au premier abord : ce sont des sentiments de même ordre qui font céder l’une et qui font que l’autre tue.
Quant à l’intrigue de ce conte célèbre, elle vient, comme celle de
La Maison Tellier, de ce que l’on pourrait appeler le folklore des « rues chaudes » rouennaises. Maupassant est un précurseur sur les traces duquel son compatriote Jean Lorrain devait s’engager vingt ans plus tard pour écrire
La Maison Philibert et frayer la voie aux spécialistes du « milieu ». Mais, dans l’œuvre même de Maupassant, d’autres nouvelles ont une semblable origine :
Les vingt-cinq francs de la Supérieure, et
L’Ami Patience, l’extraordinaire Patience qui, parvenu à la fortune, gras et satisfait, se frotte les mains en jetant sur le luxe tapageur qui l’entoure un regard à la Napoléon, et s’écrie d’une voix triomphante, où chante l’orgueil : « Dire que j’ai commencé avec
rien... Ma femme et ma belle-sœur ! »... Mais, à ce groupe déjà défini des « études de filles », il faut joindre un autre cycle, auquel appartiennent également
Boule de Suif et
Mademoiselle FiFi, celui des histoires de guerre.
Elles sont fort nombreuses et variées, et leur liste marque une évolution de leur auteur, d’abord plus enclin à dépeindre les aspects les moins nobles, et, pour ainsi dire, les coulisses du grand drame (Walter Schnaffs, Saint-Antoine), et puis arrivé vers la fin de sa vie à une exaltation chauvine dont on voit nettement la cause dans le journal de François Tassart (Un Duel, etc.). Mais, entre ces sentiments extrêmes, parfois la guerre n’est plus dans le récit qu’une sorte d’arrière-fonds, un rappel de souvenirs lointains qui donne une note émue (comme à la fin de la nouvelle intitulée La Moustache). Quoi qu’il en soit, ce groupe des récits de guerre serait suffisant, lui aussi, pour composer un volume où l’on rangerait, avec les titres déjà cités : Deux amis, Le Père Milon, Tombouctou, La Mère Sauvage, L’Horrible, Les Rois, Le Lit 29, La Folle, (dans La Bécasse), Un Coup d’État, Les Idées du Colonel (primitivement : Le Mariage du Lieutenant Laré), Les Prisonniers. Outre ses souvenirs personnels, Maupassant a utilisé, pour ces histoires de guerre, les récits des paysans dont les villages furent occupés par les Allemands. Il a su en tirer des pages que leur émouvante sobriété place au premier rang (Le Père Milon, La Mère Sauvage).
Le volume de Kistemaeckers appartenait à une « petite collection du bibliophile » de format in-12 carré, dont les titres sont aujourd’hui fort recherchés des amateurs. L’année précédente, Léon Hennique lui avait donné deux nouvelles :
Les Funérailles de Francine Cloarec et
Benjamin Rozes ;
À Vau l’eau, de Huysmans, parut dans cette même collection en 1882, comme
Mademoiselle FiFi2, et comme
Le Collage, de Paul Alexis, en 1883. Ce ne fut que deux ans après sa publication à Bruxelles que
Mademoiselle FiFi se trouva, avec les mêmes contes, réimprimée à Paris, pour Havard ; et cette fois Maupassant joignit au recueil
Madame Baptiste,
La Rouille,
La Relique,
Fou ?,
Réveil,
Une Ruse,
À Cheval,
Deux Amis,
Le Voleur,
Nuit de Noël,
Le Remplaçant. Le livre, ainsi, était
copieux, bien que la plupart des nouvelles fussent moins longues que celles du recueil précédent.
Mais, dans l’intervalle, il avait apporté à son éditeur parisien le grand roman auquel, tout en écrivant ses nouvelles, il travaillait depuis longtemps.
Une Vie parut en 1883. Ce n’est probablement pas cet ouvrage dont il avait fait le plan et commencé la rédaction en 1877
3 : mais le prodige est qu’il soit parvenu à mener une œuvre d’aussi longue haleine, tout en fournissant aux journaux et aux revues la copie que ses collaborations l’obligeaient à donner. En cette même année 1883 paraissent, outre
Une Vie :
Les Contes de la Bécasse, chez Rouveyre ; une préface pour une réimpression de
Thémidore ou l’Histoire de ma Maîtresse, de Godard d’Aucour, chez Kistemaeckers ; une préface pour
Celles qui osent, de René Maizeroy, chez Havard ; une préface pour
Les Tireurs au Pistolet, du baron de Vaux, chez Havard ; un long article nécrologique sur Tourgueniev (
Gaulois, 5 septembre) ; et enfin une importante étude sur Émile Zola, publiée dans la
Revue bleue4. Il est vrai que, pour
Une Vie, Maupassant a utilisé nombre de nouvelles qui n’ont été, en réalité, que des ébauches préparées à dessein. L’exemple le plus net est
Le Saut du berger, publié dans le
Gil Blas du 9 novembre 1882, et qui fournit deux des épisodes principaux d’
Une Vie, où l’on retrouve le terrible abbé.
Par un soir de Printemps (
Gaulois, 7 mai 1881) et
Vieux Objets ont, de même, donné quelques pages au roman.
Le Lit (
Gil Blas, 16 mars 1882) et
La Veillée (
ibid., 7 juin 1882) se retrouvent à la fin du chapitre IX d’
Une Vie, lorsque Jeanne, ouvrant un secrétaire, cherche des lettres de sa mère, dont elle veille le cadavre, et, parmi des papiers de famille, découvre une correspondance amoureuse qui lui révèle que sa mère vénérée a été, jadis, la maîtresse de Paul d’Ennemare. Mais cet emploi des nouvelles pour le roman, ou du roman pour les nouvelles, n’empêche point qu’une telle abondance tienne du prodige.
Édouard Maynial, dans son étude sur Maupassant, a noté qu’il y a parfaite identité d’inspiration entre
Une Vie et les nouvelles écrites entre 1880 et 1883. On a grand tort de séparer le romancier
et le conteur : l’utilisation, si l’on peut dire, de celui-ci par celui-là est constante, et on la retrouve lorsqu’on étudie la composition de
Bel-Ami et de
Pierre et Jean. Mais
Une Vie, tout comme les grandes nouvelles de cette période, est un produit du terroir normand : le roman entier, à part l’épisode du voyage de noces, se passe dans le pays de Caux : « On peut même dire, ajoute Éd. Maynial, que dans un roman où les incidents se suivent, aussi nombreux, et quelquefois aussi incohérents qu’ils le sont dans une existence réelle, c’est l’unité de lieu qui crée l’unité d’action ; l’auteur est parvenu à nous familiariser avec ce pays de Caux, en nous le présentant comme le milieu naturel et nécessaire de ses personnages, au point que nous ne séparons plus les événements du paysage qui les enveloppe, et que celui-ci prête à ceux-là de sa réalité. Aussi bien sait-on aujourd’hui ce qu’il y a de réel dans la simplicité tragique du récit, et l’épigraphe du volume
l’Humble vérité pourrait être strictement vérifiée
5. »
Édouard Maynial aperçoit aussi une analogie entre l’idée même du livre et le dessin général d’Un Cœur simple, le conte de Flaubert. Peut-être Maupassant a-t-il été tenté par une forme littéraire que lui proposait l’exemple de son maître ? Il y a, en outre, une certaine ressemblance entre Félicité, la servante de Mme Aubin, et Rosalie — du moins à la fin du roman. Mais, en ce temps où la vie n’était « jamais tout à fait mauvaise », il y avait encore beaucoup de Rosalie — et encore quelques Félicité.
Le Gil Blas avait publié Une Vie en feuilleton, du 25 février au 6 avril 1883. Le succès s’était dessiné très nettement dès les premiers jours, et était allé croissant. Le volume obtint la même fortune ; en huit mois, vingt-cinq mille exemplaires furent vendus et, comme le remarque Havard, « en pleine crise de la librairie ».
Maupassant, désormais, romancier, conteur et chroniqueur parisien, est en pleine célébrité.
1 La date et les circonstances de l’article expliquent la restriction : présentation de Fort comme la Mort, dans la Revue Illustrée du 1er avril 1888.
2 Sur les Éditions Kistemaeckers et le Naturalisme, voir le chapitre portant ce titre, du Groupe de Médan, de Léon DEFFOUX et Émile ZAVIE.
3 Cf. MAYNIAL, loc. cit., p. 99.
4 Revue Bleue, XXXI, 1883, pp. 289-294. Cet article sur Émile Zola, fort intéressant, ainsi que l’étude sur Tourgueniev, sont reproduits pp. 35, 76 et 89 du t. XV des Œuvres complètes de Maupassant, édition de la Librairie de France, ainsi que les préfaces énumérées ci-dessus.
5 Édouard MAYNIAL, loc. cit., pp. 130-131.