François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 75-76.
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XII
DANS LA BAIE DE LA NAPOULE

Sur le « Bel-Ami ».
Au large de la baie de la Napoule, le « Bel-Ami » flânait, sous un soleil d’avril, déjà chaud, tempéré par une brise légère.
Bernard préparait le nécessaire pour pavoiser le bateau, Cannes étant le lendemain en fête, tandis que Raymond s’occupait du dîner. Ce brave n’était pas seulement bon marin, il était encore un cuisiner apprécié de M. de Maupassant. Quant à moi, la bleue étant très calme, on m’avait confié la barre.
M. de Maupassant était assis sous la tente. Il reconnaissait, avec sa longue-vue, Cannes, la côte et les montagnes.
Après un long silence, il me dit : « Tout ce que je viens de voir m’est très précieux. C’est en somme une nourriture littéraire, qui fermentera et intensifiera, chez moi, certains faits que je veux écrire. Comme l’ont chanté les poètes, les fleurs ont besoin de soleil pour s’épanouir et nous, écrivains, c’est la nature qui nous aide, en agissant puissamment sur nos cerveaux, pour créer et mettre au point nos sujets. L’atmosphère calme de cette belle journée a, sur moi, une influence surprenante, comme j’en ai rarement ressenti. Il me semble qu’à cette heure j’écrirais quelque chose de mieux que tout ce que j’ai fait jusqu’à ce jour ».
Quand M. de Maupassant eut prononcé ces paroles, il me revint à la mémoire ce que je lui avais entendu dire quelque temps plus tôt. — « Je suis en sève ; le printemps de ce pays me réveille comme une plante et me fait produire des fruits littéraires1... ».
Le soleil baissait et donnait aux Alpes un aspect féerique. M. de Maupassant, reprenant sa longue vue continua : « Grasse, sous ce soleil couchant, a vraiment quelque chose de majestueux, au flanc de ces rochers. Vous avez vu ses ruelles avec leurs maisons aux toits bizarres qui semblent se toucher en certains endroits. Cela fait songer à quelque coin de l’antique Florence. Je crois apercevoir là-haut Thorenc. J’ai passé une nuit dans son vieux château, où il existe encore des chatières. En avez-vous rencontré dans les nombreux châteaux que vous avez vus... ? À combien de faits curieux, combien d’histoires intéressantes avez-vous dû assister dans ces milieux aristocratiques encore imbus des préjugés d’antan, et où la bourgeoisie pénètre, aujourd’hui, avec son esprit moderne ».
« Oui, Monsieur, dans une ce ces demeures aux toits pointus et flanquées de tours du seizième, sur les bords de l’Eure, cette rivière qui coule une eau limpide, j’ai assisté à des choses bien intéressantes, de quoi faire un bon volume... ».
Et je contai à M. de Maupassant, l’histoire d’une châtelaine, avec qui sa mère avait été en relations trente années auparavant.

1 Cf. Georges Normandy, La fin de Maupassant, Paris, Albin Michel, 1927 et Louis Thomas, La maladie et la mort de Maupassant, Paris, Messein, 1912.
0 Dans Amours 1900, Paris, Hachette 1961, p. 262, Armand Lanoux résume : « Dans le jardin de Passy, Guy enfonce des petits bouts de bois dans le sol, en disant, dernière parodie de l’acte sexuel qui a été le puissant moteur de sa vie : “L’an prochain, il sortira des petits Maupassant”. »

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