François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 133-164.
Chapitre X Chapitre XI Chapitre XII

Chapitre XI
Février 1888 — Février 1889

Tahya et Pussy sont mis en présence rue Montchanin. — Un dîner chez Dumas fils. — Disparition énigmatique d’un ivoire ancien remplacé par un portrait de femme. — Retour à Cannes. — Le Bel-Ami sur cale sèche. — Nobles aveux d’un artiste qui « lutte parfois pour ne plus penser ». — Souvenir de Flaubert intime. — Dans la bataille de fleurs M. de Maupassant triomphe du duc de Chartres. — Le général A... raconte sa dernière charge en 1870. — C’étaient de très grandes dames... — Chez Waldeck-Rousseau. — Duel manqué. — À Aix-les-Bains. — La vocation de célibataire de Maupassant décidée sur la montagne. — Un baron anglais veut connaître la vraie Maison Tellier et la fine fleur de l’esprit français. — Vieux meubles, vieux amis. — François brouillé avec les titres de noblesse. — Dîner aristocratique. — On y parle... philologie et Mme de Maupassant fait éclater son érudition. — Fort comme la mort paraît. — Les jeunes font queue chez l’auteur. — Cadeau de poupées à l’écrivain. — Un médecin normand a pétri son cerveau.
Dix jours plus tard nous rentrions à Paris, rue Montchanin, où nous trouvions tous nos colis d’Afrique, et Pussy, tout aussi curieuse que l’était sa mère. Son nez passa la revue de tous les paquets avec minutie, en prenant bien son temps ; ce fût une inspection en règle... Monsieur a tout reconnu, rien ne manque, c’est parfait... On a placé dans le salon le grand tapis haute laine de Kairouan ; les autres, on les a dispersés un peu partout. Mon maître est satisfait de l’effet de ses tapis et se félicite de son acquisition...
Quelle transition dans la température ! Il neige, il fait froid ; cela paraît plus pénible lorsqu’on vient de quitter le pays du soleil. Aussi Tahya ne demande pas à sortir ; elle a choisi le tapis le plus moelleux et s’y étend. Pussy a beau la taquiner et lui sauter sur le dos, rien n’y fait, elle ne veut pas bouger. Monsieur est avec eux dans le salon ; il est assis dans son traîneau que j’ai entouré de tables, il classe le travail de son voyage et en prépare d’autre.
Le 2 février, M. de Maupassant me dit : « Ce soir, je dîne chez M. Dumas fils ; il m’a écrit une lettre charmante, presque trop aimable. Je dirai même que je crois qu’il lui tarde de m’entendre raconter les impressions de mon voyage. »
Le lendemain, mon maître me parle de sa soirée : « Ce qu’il est amusant dans sa franchise, ce Dumas ! Il dit à sa femme sur la porte du salon : “Rentre, ma chérie, rentre, parce que je vais embrasser Marie dans l’antichambre.” Marie est son amie, et cela se passa tel qu’il l’avait dit. »
Le plus naturellement du monde, mon maître allait m’en dire plus long, quand brusquement il changea de conversation :
« Vous savez, je vais donner Tahya. Ici, elle s’ennuie, elle n’a pas assez d’espace, tandis que là où elle va aller, il y a une grande cour et des chevaux. Cela la distraira, elle doit trouver ce pays-ci bien froid, quand elle sort, malgré sa couverture... Ah ! Je me suis acheté une fourrure ! On la livrera demain, car il y avait une petite retouche à faire. Je vous prie aussi, François, de vous y prendre à temps pour faire partir pour Cannes mon appareil à douche par petite vitesse. Et, pendant que j’y pense, je vous préviens que jeudi j’aurai du monde à dîner. Nous serons seize ; faites un bon dîner, pour le mieux, mettez des ris de veau en caisse si vous pouvez. »
Sur un des panneaux du salon, mon maître a placé une jolie aquarelle de M. Leloir représentant des personnages travestis chez le commissaire de police ; à droite, sur le même panneau, des miniatures anciennes des aïeux de mon maître ; puis au-dessous un ravissant bureau Louis XV, sur lequel voisinent un vase de vieux Chine rose et un ivoire ancien très beau, dont le travail est d’une finesse remarquable. Cet ivoire représente le sacre du roi Clovis par saint Remy à la cathédrale de Reims.
Un matin, je restai stupéfait ; ce bel ivoire était remplacé par un portrait de femme. Je ne vis pas si elle était belle ou laide, ma déception était trop grande ! Comment ! je n’aurais plus le plaisir de contempler ce si joli bibelot, où chaque personnage était si bien en relief et si bien à sa place ! Les personnages étaient petits, mais d’un fini parfait, la patine complétait la beauté de cet objet d’art, et il avait sans doute disparu pour toujours ! J’en étais désolé. Intérieurement j’en voulais à ce portrait de femme, je l’aurais volontiers jeté par la fenêtre. Heureusement, il n’y resta même pas une journée entière ; le soir, un petit cadre avec un sujet ancien quelconque l’avait remplacé. Mon maître, si expansif d’ordinaire lorsqu’il s’agissait de ses bibelots, garda un silence absolu sur ce changement.

Le 12 mars, M. d’Hubert est au salon. Il est venu plaider la cause du Gil Blas, qui désire s’assurer le prochain roman de M. de Maupassant. Aussitôt qu’il fut parti, mon maître vint avec moi apporter quelques modifications dans l’arrangement de la salle à manger. On posa sur le panneau faisant face à la porte du salon un caparaçon en drap rouge avec application de soie jaune et broderies d’or. Le marchand qui l’avait vendu avait affirmé qu’il avait été porté par le cheval d’Henri II.

Cannes, le 6 avril. — Nous allons à Antibes voir où en sont les travaux du Bel-Ami. Nous le trouvons à terre sur sa quille, soutenu de chaque côté par des gros pieux en bois. Toute sa partie inférieure est recouverte d’un joli cuivre rouge, jusqu’à sa ligne de flottaison ; la partie au-dessus de cette ligne a été grattée, réparée, et a déjà reçu une couche de peinture ; toutes les grosses réparations sont finies. « L’intérieur, nous dit Bernard, est absolument terminé, mais toutes les issues sont bouchées pour éviter la poussière ; je ne pourrai vous le faire voir aujourd’hui. »
Monsieur sourit et dit : « Très bien, très bien. Du reste, pour le visiter, il aurait fallu monter à l’échelle et assez haut, car le Bel-Ami, ainsi hors de l’eau, semble un petit géant. » M. de Maupassant paraît content, on pourra dans une huitaine mettre son bateau à flot ; puis il dit à Bernard : « J’ai reçu une lettre de la maison Livton ; la voilure vous arrivera un de ces jours. »
Nous revenons à pied d’Antibes à Cannes en suivant la grande route, ce qui nous fait passer à côté de notre ancien chalet des Alpes. En le regardant, Monsieur dit : « Nous n’étions pas mal, là. » Mais il est féru de l’idée d’acheter une maison qui se trouve au golfe Juan, où nous arrivons vingt minutes plus tard. Nous voyons un chemin conduisant à un grand château tout blanc, qui se découvre assez loin dans la vallée. Mon maître me dit : « C’est par ici. »
À huit cents mètres, j’aperçois une triste demeure isolée, presque dans le marais ; il y avait des roseaux partout. Je lui fais remarquer ce détail, en lui disant que sûrement c’est humide, que c’est peut-être même fiévreux : « Oh ! certainement non, me répond-il, c’est trop près de la mer. Du reste, nous aurons un cheval et une voiture, pour que vous puissiez aller aux provisions et porter mon courrier à la poste. Dans la belle saison, j’aurai mon bateau en face, avec un bon corps mort et deux ancres, il n’y aura pas de danger... Ma mère viendra habiter avec moi, je suis sûr qu’elle se plaira beaucoup dans cet isolement. »
J’éprouvai un grand ennui en voyant prendre consistance cette combinaison qui, selon moi, ne convenait sous aucun rapport. En marchant sur la route, toujours un peu vite pour moi, car Monsieur avait le pas plus allongé, je ressentis un malaise ; il me semblait que déjà j’avais un peu de fièvre. Je voulais trouver le moyen de convaincre mon maître que cette maison ne répondait à rien de ce qu’il lui fallait, surtout pour l’acheter. « À quoi bon, dis-je, Monsieur a déjà la Guillette et bon nombre d’autres habitations ! » Tout en causant, nous étions arrivés à un endroit plus élevé, d’où l’on domine Cannes et la pointe de la Croisette ; plus loin les îles et, là-bas, un soleil rose envoyait ses rayons sur le cap Roux, comme s’il voulait mitrailler de ses feux cette masse de porphyre rouge.

Je dis : « Tout de même, ce côté-ci est plus beau, il y a plus de perspective que dans le fond du golfe Juan. — Oui, c’est beaucoup plus gai de ce côté et peut-être êtes-vous dans le vrai. Cette maison que nous venons de voir serait un peu loin. Mais que voulez-vous ? nous autres artistes, par moments, nous sommes toujours tentés de chercher la solitude. Et puis, il faut bien le dire, nous ne sommes pas toujours très pratiques en affaire. Ainsi à Marseille, je me suis rendu compte des conseils utiles que vous m’avez donnés pour les arrangements de vente et d’achat de mes bateaux et principalement pour l’expédition du petit Bel-Ami. C’est que, nous, nous avons toujours l’esprit occupé par le roman qui s’ébauche dans notre tête. Moi, du moins, quoique je lutte parfois pour ne plus penser... Où que je sois, tout ce qui se présente à ma vue, pourvu que ce soit intéressant, devient pour moi un sujet d’étude. De ce fait, nous ne nous appartenons plus qu’en partie et forcément nous devenons inférieurs pour le détail des choses pratiques de la vie courante.

« Encore, moi, je ne me laisse pas prendre complètement, comme Flaubert. Pour lui, rien au monde n’existait en dehors de son travail ; sa prose et sa personne ne formaient qu’un même bloc. Jamais il ne se serait dérangé pour passer chez un éditeur, pour faire rentrer l’argent qu’on lui devait... Je dois pourtant dire que, dans ma jeunesse, je l’ai quelquefois vu très gai ; il savait trouver des réflexions si ingénieuses pour nous faire rire ! Aussi tout jeune, je l’aimais beaucoup, j’avais le sentiment de sa supériorité ; sa bonne figure, ses grands yeux si doux et si expressifs sous son front puissant, tout cet ensemble me charmait, je me sentais attiré vers lui. »

Nous arrivons à Cannes. Devant nous, sur notre droite, apparaissait une propriété superbe avec de grands arbres et, au fond de ce parc, une grande maison qu’on ne distinguait pas entièrement. Mon maître me dit : « J’ai des amis de Paris qui sont sur le point d’acheter cette superbe propriété. »
Le soir, en finissant de dîner, Monsieur me prit à part : « Vous savez, François, j’ai parlé à ma mère ; nous resterons ici, le bateau viendra sur la rade de Cannes pendant mon séjour et Antibes sera son port d’attache lorsqu’il sera désarmé. » Je respirai...
Le lendemain, Mme de Maupassant m’approuva complètement : « Comme vous avez raison, mon brave François, évitons de compliquer les choses... » Au souvenir de l’appréhension que m’a causée cette triste maison du golfe Juan, je me complus à démontrer à mon maître combien il eût été fâcheux de laisser cet appartement avec trois belles pièces en plein soleil, tendues de toile de Gênes. C’était très gai et suffisamment chaud sans feu. C’est là que Monsieur ébaucha le plan de Fort comme la mort, après bien des discussions avec sa mère, qui ne voulut jamais accepter ce dénouement de mort violente sous un omnibus.

Cannes, le 7 avril. — Sur le boulevard de la Croisette a lieu la bataille de fleurs. En rentrant à la maison le soir, mon maître est encore tout ému :
« Je ne voulais pas, dit-il, aller à cette bataille de fleurs ; ce genre de divertissement ne me tente pas d’habitude. Cependant aujourd’hui, me trouvant sur place avec deux amis, nous avons pris une voiture et nous trous sommes jetés dans la mêlée. Ce que nous avons accablé, bombardé, même ce pauvre duc de Chartres ! Il ne savait plus comment faire pour se dissimuler quand il nous voyait arriver. Je me suis bien amusé, plus que je n’aurais cru. Le tout est de s’y mettre, sans doute, mais tout de même la brise de mer était fraîche, cela m’a surpris avec un si beau soleil. »

16 avril. — M. de Maupassant est parti chercher son bateau à Antibes, l’équipage s’est accru d’un mousse. On peut se passer de moi ; pourtant je me croyais déjà un peu marin, puisque j’avais fait le voyage de Marseille à Cannes sans passer par-dessus le bastingage et même sans tomber une seule fois sur le pont...
Le 18, le Bel-Ami sort dans l’après-midi pour promener en mer des amis... En rentrant vers 5 heures, Mme de Maupassant me dit : « Le bateau de mon fils est très beau en mer avec ses belles voiles blanches ; il est tout à fait gracieux. » Le soir, en dînant, mon maître raconta à sa mère la jolie promenade qu’ils avaient faite ; il expliqua en détail les qualités du bateau avec sa nouvelle voilure, beaucoup plus grande que l’ancienne, ce qui la rendait absolument parfaite, donnant une allure tout autre au petit navire. Dans son enthousiasme, il alla jusqu’à dire : « Je pense même qu’avec ce bateau ainsi arrangé, nous pourrons, l’année prochaine faire une croisière sur les côtes du Maroc... »

Cannes, villa Continentale, avril 1888. — Qu’a donc mon maître ce jour-là ? Il me demande deux fois si Madame était rentrée : « Il est 6 heures passées, répondis-je, Madame ne tardera sans doute pas, car elle n’aime pas circuler dans l’obscurité... » Monsieur marche du bout de l’antichambre à l’extrémité du salon, il est visible qu’il a quelque chose à dire à sa mère. Madame arrive enfin ; à peine a-t-elle le temps de s’asseoir, qu’il lui dit d’un seul élan :

« Tu sais, j’ai eu une bonne journée qui s’est terminée par une chose qui m’a bien intéressée. J’ai rencontré le général A... ; nous avons marché ensemble vers la Croisette. Pendant cette promenade, il m’a raconté sa dernière charge de 1870, à la tête de son escadron. « Nous savions, me dit-il, que tout était perdu et le général D... en était certain, quand il me dit : “Allons, pour l’honneur des armes... !” Alors tout l’escadron, dans une même pensée, s’élança en avant, pour l’honneur des armes, pour la France. Vous dire la sensation que j’ai éprouvée en tirant mon épée et en donnant cet ordre, je ne le pourrais pas ! C’est une sorte d’enthousiasme qui vous jette dans un état délirant, indéfinissable, qui vous donne une volonté inconnue, des forces surnaturelles... Nous allâmes ainsi jusqu’au choc !... et là, le petit nombre que nous restions frappait son adversaire avec la fureur que commandait la circonstance. Et quand presque seul, je ne trouvais plus personne devant moi, je me disais : C’est donc déjà fini !... Il me semblait que le carnage n’avait duré qu’un instant... Hélas, oui, c’était bien fini, et les quelques officiers que la chance avait laissé vivre avec moi me rejoignirent... » En ce moment, le général était très ému, tous les nerfs de son être de soldat étaient tendus, comme les cordes d’une harpe qui donne sa note la plus élevée, et, de sa main, comme s’il eut donné l’ordre de la revanche, il montrait l’horizon... Rien qu’à l’entendre je me sentais frissonner, j’étais empoigné par l’attitude de ce brave général, je venais de saisir (et je saurai un jour les rendre) les effets produits dans ces rencontres sur les champs de bataille dans l’âme d’un vrai soldat.

« Nous sommes revenus vers la Réserve. Le jardin des Hespérides nous envoyait les senteurs douces et agréables de ses orangers à larges feuilles et, sous l’atmosphère puissant de cette fin du jour, le golfe de Cannes était incendié par le soleil couchant rouge, très rouge, et il fumait, semblable ainsi à un grand lac de sang. »


16 mai. — Rentrés à Paris, nous donnons plusieurs dîners. Un matin, M. de Maupassant parut préoccupé ; il m’annonce qu’il allait donner un lunch à plusieurs grandes dames de la haute société, qu’il ne pouvait inviter à dîner à cause de sa situation de célibataire. Il y aura aussi quelques messieurs. « Vous n’avez pas, dit-il, l’habitude de ce genre de réception, enfin vous ferez pour le mieux, je vous dirai ce qu’il faudra vous procurer. »

Le 22 mai, à 4 heures, tout le monde est arrivé pour le lunch, j’ai brûlé un vrai assortiment de parfums. Le samovar, avec son petit bruit de vapeur qui s’échappe, appelait les convives... J’écartai la grande portière séparant le salon de la salle à manger et les invités prirent place autour de la table. Mon maître en ce moment me parut gêné, lui si libre d’ordinaire ; toutes ces belles dames riaient déjà bien haut et deux d’entre elles, au lieu de s’asseoir à table, se hissèrent sur un mignon coffre Renaissance qui se trouvait à côté de la fenêtre. Celle qui se tenait le plus près de la baie se mit à jouer avec le gros gland du rideau, le faisant aller et venir comme si c’était une sonnette ; sa voisine l’accompagnait par des mouvements de jambes, elle battait la mesure avec ses talons sur la façade du coffre, et toutes deux riaient en découvrant largement leurs dents d’ivoire. Les dames qui étaient à table les accompagnaient à l’unisson...
Toutes, ma parole, elles étaient lancées dans une gaîté que je ne m’expliquais pas ; après tout, me disais-je, titres à part, elles sont femmes, et comme elles viennent de passer sous une ancienne porte de harem du Grand Turc transformée en portière de salle à manger, cela les a peut-être électrisées !
Enfin Mme la princesse *** et M. Alexandre Dumas fils, les deux personnes les plus marquantes de la réunion, imposèrent le silence, et il fut convenu qu’on ne parlerait qu’une personne à la fois, afin de se comprendre.
M. Dumas dit alors quelques drôleries de son cru. Derechef tout le monde était emballé, on ne s’entendait plus. Il y eut un nouveau rappel à l’ordre, ce fut Son Altesse qui prit la parole ; stimulée, sans doute, par ce que venait de dire M. Dumas, elle partit sur un sujet un peu scabreux. Mais on était chez un garçon, il fallait s’amuser.
Plusieurs de ces dames ne tenaient plus en place, elles passaient en revue tous les objets qui garnissaient la salle à manger ; l’une d’elles fit remarquer la pose majestueuse d’un coq gaulois qui ornait une assiette en vieux Rouen. Une autre voulut absolument savoir le pourquoi et la signification de la portière de harem qui fermait la salle à manger. Mon maître, mis en demeure de répondre, se déroba en riant...
Ce fut le comble lorsqu’elles découvrirent sur la cheminée un éléphant et ses petits en porcelaine, ainsi qu’un gros porc avec sa compagne et leur progéniture. Chacune d’elles avait pris un objet, le retournait en tous sens, et le brandissait à bout de bras en l’air ; elles exigeaient que M. de Maupassant leur donnât la raison de la présence de ces objets chez lui... Monsieur essayait de s’expliquer, mais il ne pouvait arriver à se faire comprendre, car toutes parlaient à la fois, et chacune voulait une explication particulière ; elles l’entouraient, formant grappe serrée ; il était absolument pris d’assaut.
Son Altesse et M. Dumas ne se tenaient plus de rire ; ils passèrent dans le salon ; l’essaim les suivit...
Au départ, mon maître disait à Son Altesse combien il était flatté de l’honneur de sa visite. Elle lui répondit : « Oui, oui, mon cher petit, chez moi tant que vous voudrez, mais ici, oh ! non, je crois que j’en serais malade... »
Le lendemain, en prenant son bain de vapeur, mon maître me dit : « J’ai tellement ri hier que j’en ai encore mal dans les côtes, et je compte sur une bonne sudation pour faire disparaître cela. »
Puis il se mit à parler de M. Alexandre Dumas ; il me raconta sa première entrevue avec lui : au premier abord, M. Dumas lui sembla dur et réservé, ne voulant pas se livrer, mais ce ne fut pas long ; avant la fin de la conversation, on s’était bien compris. « À partir de ce moment, je ne l’ai jamais vu que charmant ; c’est un littérateur de premier ordre, un homme du monde accompli. Puis, quelle belle et franche gaîté ! De plus, il est incomparable d’à-propos pour les bons mots et les jolies anecdotes. »

21 mai 1888. — À 6 heures du soir, M. de Maupassant m’envoie porter un mot chez M. Waldeck-Rousseau pour s’excuser de ne pouvoir aller dîner chez lui. Depuis la veille, il est pris d’une affreuse migraine dont il ne peut se débarrasser. À mon retour, il me dit que souvent M. Waldeck lui a conseillé d’une manière paternelle d’accepter la croix, mais Monsieur a toujours refusé. « Pourtant, ajouta-t-il, on devrait toujours tenir compte des sages conseils de gens aussi bien trempés ; eh bien ! quand je dîne chez lui, il me prend des envies folles de lui dire que c’est à sa cuisinière qu’il devrait donner le ruban, car c’est sûrement le premier cordon bleu de Paris. Nulle part je n’ai trouvé quelque chose qui approchât de la finesse de sa cuisine. »

Nous sommes en juin. M. de Maupassant veut aller faire une saison à Aix-les-Bains avant de partir pour Étretat.
Un soir, en s’habillant pour aller dîner en ville, il m’annonce qu’il doit se battre en duel le lendemain ; il paraissait aussi calme que d’habitude, mais laissait voir sa ferme volonté de corriger ce malotru, qui, me dit-il, « s’est permis, dans un article de journal, de mettre une femme mariée en jeu »...

« Qu’ils disent de mon œuvre littéraire ce qu’ils voudront, déclara-t-il, mais qu’ils ne touchent pas à ma vie privée, car je les relèverai. Aussi, comme je suis l’offensé, j’exige le duel au pistolet à vingt pas, avec continuation jusqu’à ce qu’il se trouve un des adversaires hors de combat. Et je vous affirme qu’avec une bonne arme j’aurai vite fait une caresse à la peau de mon adversaire.

« Cette après-midi, je suis allé au tir chez Gastine-Renette. Sur dix-sept balles tirées, j’en ai mis seize dans le nombril du mannequin et le garçon m’a dit alors : “Monsieur, vous vous exercez pour vous battre, mais c’est bien inutile. Quand on est de votre force, si l’on vous donne de bonnes armes, je plains celui qui sera en face de vous...” »

À 11 heures, mon maître rentra ; je l’attendais sans en avoir reçu l’ordre, espérant toujours qu’il surviendrait un incident, et que l’affaire n’aurait pas de suite... Quand il m’aperçut dans la salle à manger, il fut un peu surpris, et me dit : « Ah ! vous êtes là ? Eh bien, vous pouvez aller dormir, c’est arrangé, je ne me bats pas... »
M. de Maupassant reçoit un mot charmant de M. Gounod, qui lui renouvelle sa demande déjà faite, dans un salon, de bien vouloir lui écrire quelque chose, pour qu’il le mette en musique. Mon maître me dit : « Je ferais peut-être bien, c’est un si grand artiste !... »

Dans notre nouvelle installation à Aix-les-Bains, mon maître et sa mère prennent leur déjeuner de midi dans un petit salon du rez-de-chaussée qu’on a aménagé en salle à manger. Cette pièce est meublée d’une commode empire, aux cuivres très fins qui sert de dressoir ; le service du buffet se fait sur une console régence avec sa belle dorure patinée et franche de l’époque.
La porte vitrée qui sert en même temps de fenêtre est toute grande ouverte. Monsieur est assis en face, il a devant lui une superbe corbeille de géraniums rouges bordée de plantes grasses de coloris différents, puis une ravissante plate-bande de rosiers et des arbustes aux feuilles panachées blanches et violettes. Cet ensemble de fleurs et de verdure donne une note très gaie à ce jardin, on pourrait se figurer que la petite salle à manger a été assortie pour former l’ensemble de ce cadre charmant. Monsieur paraît si heureux d’être seul avec sa mère ! Ils parlent haut, selon leur habitude dans l’intimité ; chacun d’eux sait que son partenaire est intelligent, ils ont l’un dans l’autre une confiance illimitée, mais ils aiment beaucoup la discussion, et ils finissent presque toujours par un accord parfait.
Aujourd’hui, ce qui domine dans leur conversation, c’est la grande affection dont leur cœur est plein ; ils sont si heureux que je m’en sens tout impressionné. C’est si noble, l’amour maternel ! Cela me fait penser une fois de plus à ma bonne chère mère, que, hélas, je ne vois pas souvent, et ce tableau touchant de mon maître avec sa mère me donnait des envies folles de courir voir la mienne, l’embrasser et lui dire que je ne la quitterais plus jamais.
Monsieur raconte à sa mère son ascension à la Dent-du-Chat en compagnie d’une de ces Anglaises intrépides qu’on rencontre partout : « Comme nous glissions beaucoup, disait-il, nous nous servions de nos mains en guise de harpon et je t’assure que cela ne manquait pas d’intérêt... »
M. de Maupassant s’aperçut-il que j’étais triste, c’est très possible, car rien n’échappait à son œil observateur. Spontanément il me demanda si j’étais déjà monté au Revard ; je lui répondis que non. « Mais il faut voir ça, me dit-il. J’y vais cette après-midi, si cela vous plaît de venir avec moi, je vous emmène. » Je réponds : « Oui, Monsieur, je veux bien, mais à une condition, c’est que je ne serai pas obligé de suivre Monsieur au plus fort de la montée. — Eh bien, c’est entendu, soyez prêt à deux heures et demie, je vous mettrai sur la route, puis j’irai faire une visite à mon docteur. Pendant ce temps, vous pourrez prendre une bonne avance. »
Il fut fait comme c’était convenu. Mon maître m’a rejoint lorsque je tournais le dernier sentier pour arriver au sommet de ce mont. Nous nous mettons à marcher dans la direction du mont Blanc que nous voyons devant nous, ainsi que d’autres montagnes d’Italie et de Suisse. « Nous allons revenir de ce côté », me dit-il, en prenant sur sa droite, puis il m’indique où se trouve Chamonix, derrière des grands plis de montagnes :
« Vous ne pouvez vous figurer comme toute cette partie de Suisse est jolie, quand on suit les montagnes et les lacs, jusqu’au mont Rose en Italie... J’ai fait ce voyage, il y a plusieurs années, je connais toute cette région. Ce fut même là que dame Destinée décida de ma vie et fit de moi un célibataire. Je faisais l’excursion en compagnie de toute une famille ; celle qui devait être ma femme était au nombre des touristes et je ne sais pourquoi, par quelle circonstance, une autre femme, une étrangère pour ainsi dire, se glissa parmi nous. Ce fut la mort de notre union projetée... Car, malheureusement, il en est presque toujours ainsi dans notre vie de misère, la femme honnête est souvent la dupe de l’intrigante... Parfois je me demande si ce mariage n’eût pas été pour moi le bonheur, car je connaissais très bien cette jeune personne, douée d’un bel esprit, large et généreux, très instruite ; la vie m’eût été agréable à ses côtés, elle avait tout ce qu’il fallait pour me seconder en mon œuvre... Mais le destin !... »
Après un moment de silence, Monsieur se met à me décrire toutes les montagnes qui se trouvent de l’autre côté du petit lac du Bourget. Subitement, il s’arrête : « Je me rappelle que je dois aller à Marlioz ; j’y vais de ce pas. Vous rentrerez par le chemin que vous avez pris pour venir. »

La dernière semaine de notre séjour à Aix est commencée. M. de Maupassant me demande si je suis allé à la Villa des Fleurs. Je réponds négativement : « Ah ! me dit-il, il faut y aller ; tenez voici des entrées, et faites bien attention à tout ce que vous verrez : les femmes, les jeux, les petits chevaux, le va-et-vient du public et l’organisation de l’établissement en général. » Je remercie et me retire dans la cuisine, d’où j’entends le maître qui disait : « Tu comprends, mère, pour plus tard il peut m’être utile avec ces quelques soirées qu’il va passer à la Villa des Fleurs, car il a bonne mémoire, voit très juste et sait bien rendre ce qu’il a vu. »
Deux jours avant de partir, Monsieur remit à la suivante de sa mère des billets pour le théâtre du cercle. On y jouait François les Bas-Bleus ; la plupart des artistes étaient de l’Opéra Comique de Paris. Nous y sommes allés et avons passé une soirée très agréable.

Nous voici rentrés à Paris ; mon maître a à sa table un baron d’outre-Manche. Pour expliquer sa présence, je suis obligé de revenir un peu en arrière.
Dans le courant de l’année 1886, Monsieur avait été invité plusieurs fois à déjeuner par une baronne habitant les environs du Parc Monceau ; il y revint le printemps suivant. Il avait dans la maison son couvert toujours mis, mais il n’en abusait pas. Car malgré les attentions qu’on avait pour lui et qui le touchaient, il me disait que la vie mondaine l’obsédait.
C’est au cours d’un de ces déjeuners qu’il fit la connaissance du baron dont je veux parler. Par quel joint prit-il mon maître, je ne le sais. Toujours est-il qu’ils devinrent une paire d’amis et Monsieur l’invita à venir à Étretat. Pendant l’été, il s’y installa dix jours avec son valet de chambre ; on les logea dans une grande villa de Mme de Maupassant, où il y avait plus de confortable qu’à la Guillette.
La première matinée, mon maître lui fit voir la plage et ses gros galets, les Aiguilles. L’après-midi, il y eut réunion d’amis intimes et on joua aux boules. Le baron se mit à la partie ; il se tirait même assez bien d’affaire, sauf pour ramasser les boules par terre ; il était grand et, à son âge, l’échine manque déjà de flexibilité ; alors, avec tous les honneurs dus à son rang, Mme R..., toujours aimable et souple comme une liane, s’empressait de lui ramasser ses boules, qu’elle lui remettait avec des : « Voici, monsieur le baron », pas moqueurs du tout ; ils sonnaient le sérieux.
Le soir, dîner aux Verguies, suivi de musique ; le lendemain, on visite le val d’Antifer et on déjeune chez la belle Ernestine à Saint-Joint. En a-t-elle vu, cette belle Ernestine, de notabilités qui sont venues admirer ses vieilles boîtes à horloges du bon vieux temps, alors que les pommes donnaient autant d’eau-de-vie que de cidre ! Le soir on joua au mouchoir. Tout d’abord ce jeu interloqua un peu le baron, mais il y fut vite fait ; c’était bien plus amusant que cette musique qu’il entendait, toujours la même, depuis plus de soixante ans...
Un jour, M. de Maupassant partit en voiture avec le baron. « Comme c’est singulier, me disais-je, pas de femmes ? » Deux jours après, comme je donnais la douche à mon maître, il me dit : « Je suis allé avec le baron visiter la Bénédictine de Fécamp. Il désirait donner un coup d’œil à la Maison Tellier, qui est en réalité à Rouen, mais j’avais des raisons de transporter l’histoire à Fécamp. Le baron a vu la maison de Fécamp et l’a très bien reconnue, d’après ce que j’avais écrit ; c’est... très amusant... »
Après dix jours de cette existence simple et saine, pendant lesquels des jeux d’enfant avaient été servis à ce baron, il était transformé. Les affaires le rappelaient, et il aurait tant voulu rester encore. Il trouvait si bon, ce milieu d’apparence si simple, mais où l’on rencontrait des gens d’esprit, des artistes, où l’on jouissait d’une gaîté intarissable !
Son valet de chambre me disait de son côté : « Mais ici, c’est le royaume des cieux descendu sur la terre ; depuis quinze ans que je suis avec M. le baron, je ne l’ai vu aussi longtemps de bonne humeur. »
Ils durent cependant partir et je me disais : « Tout de même, il a de la chance celui-là d’être baron ; c’est sans doute le grand respect dû à son titre qui lui a valu d’être épargné. Comment a-t-il pu rester dix jours ici sans qu’on lui ait fait une seule farce ? » Jamais pareil fait n’avait encore pu être noté dans les annales de la Guillette.
À l’automne suivant, mon maître me prévint qu’il allait avoir à dîner le baron avec quelques personnages marquants de la littérature : « Nous ne serons que quatre, me dit-il ; vous nous ferez un dîner court, mais avec de bonnes petites choses. »
Le jour convenu, le baron arrive en redingote demi-longue, une cravate anglaise pincée dans un anneau d’or mat, orné d’un diamant... Je le fais entrer dans le salon, où mon maître l’attendait ayant à ses côtés, en fait de littérateurs distingués, deux superbes femmes, les deux gaillardes à qui le petit collégien de Condorcet avait si bien tenu tête quelques années auparavant1. Je ne pus voir la figure que fit le nabab à la vue de ce tableau ; mais à table, il fut très aimable, il avait eu le temps de se ressaisir, le dîner fût même gai. Ces dames, qui avaient appartenu au théâtre et qui se lançaient aujourd’hui vers la littérature, connaissaient très bien l’Angleterre et, avec leur facilité de langage limpide et leurs expressions choisies d’artistes parisiennes, surent faire ressortir les beautés de la grande île et de ses habitants. Quand le baron se retira, sa figure glabre était empreinte de la joie sereine que lui avait donnée la grâce et le charme de la littérature française.

12 novembre. — Nous voici à Cannes. Le 14, une lettre d’avis annonce l’arrivée en gare de meubles provenant d’une villa de Mme de Maupassant que son fils avait fait emballer à Étretat. Je vais les reconnaître à la gare de la Bocca et je les fais transporter dans une villa tout près de la nôtre où l’on aménage un appartement pour Madame.
Puis mon maître case dans sa garçonnière plusieurs vieux meubles de famille. Il en a de beaux ; d’abord, un lit empire aux cuivres très finement ciselés, une table Louis XVI, très belle, qui lui sert de bureau, puis un amour de secrétaire de la même époque, tout petit ; il a 1 m. 50 de hauteur et 60 centimètres de largeur, il est composé de petits tiroirs à secrets. Quelquefois Monsieur se plaît à l’ouvrir et y écrit sa correspondance. Il a aussi un chiffonnier aux tiroirs multiples, où on peut ranger avec ordre les menus objets de toilette, tels que cravates et gants, etc...
Sur la cheminée, on a placé une pendule à colonnes en marbre vert ; elle est du dix-septième siècle et d’une rare beauté dans sa forme élégante. Je citerai encore un bahut hollandais, une armoire normande et quelques petits meubles de fantaisie ; il est fort heureux que l’appartement soit spacieux, car nous avons de quoi le garnir.
Avant de donner une place définitive à tous ces meubles, mon maître les change plusieurs fois de place ; les petits, dans lesquels il a classé ses lettres, ses journaux et ses livres, sont assez maniables ; mais ce grand diable de bahut hollandais est bien lourd. Tant pis, il faut qu’il danse comme les autres ! Cela amuse tant Monsieur ! Ce matin-là, au plus fort de notre travail, il me confia ses préférences :
« Si j’étais riche, j’aurais une grande maison dans un joli site très retiré. Je la remplirais de toutes sortes de jolies choses, d’objets rares qui me plairaient ; je ne me lasserais pas de les regarder. Ce serait pour moi l’idéal de vivre dans un calme parfait, de passer mes journées entières à contempler ce qui me ferait plaisir, loin de ce train mondain qui me fatigue tant, que je suis obligé de suivre et que je déteste. »
Les jours suivants, je passai tous ces meubles à une solution au sublimé pour détruire un insecte presque invisible qui les rongeait, puis la cire et la brosse eurent leur tour...
Fort comme la mort marche bien ; il doit être fini au 15 janvier, afin de paraître dans un journal et, dès le printemps, il verra le jour en librairie. Mon maître dit que le succès n’est pas douteux, mais la fin ne plaît toujours pas à Madame.

Fin décembre. — Le Bel-Ami est au port de Cannes ; mon maître fait des promenades en mer.
Il y a déjà du monde à Cannes et toujours beaucoup d’altesses. Hier, un duc est venu nous rendre visite. Je ne le connaissais pas, cet homme... Je le reçus poliment, mais comme tout le monde... Le soir, quand je remis sa carte à mon maître, il me demanda comment je l’avais appelé. Je lui dis que je l’avais appelé monsieur. Alors il m’ordonna à l’avenir de lui donner du monseigneur, ainsi qu’à tous les ducs et altesses. Je promis de faire mon possible pour mettre en pratique ses recommandations et j’étais sincère. Mais mon diable de tempérament était rebelle ; pour moi tout ce beau monde, c’était toujours des messieurs et des mesdames, et je dus m’observer pour arriver à articuler « monseigneur » ; ma langue fourchait toujours, malgré ma bonne volonté...

Le jour de l’an est arrivé. Mon maître dîne en ville, encore chez une altesse... Sa mère dîne à la maison avec une amie. Leur conversation roule sur le peu de valeur des titres de noblesse ; j’en profite pour dire à Madame mon manque d’éducation sur ce point et surtout la mauvaise disposition de mon tempérament. Je lui avouai que tout en m’observant beaucoup, je me trompais très souvent, aussi bien à bord du bateau qu’à la maison. Madame croit que j’arriverai à mieux faire, puisque j’y mets de la bonne volonté. Elle finit pourtant par reconnaître qu’elle me comprenait très bien et que, sans m’approuver, elle en ferait tout autant... Ces dames s’amusèrent beaucoup de quelques anecdotes sur les titres de noblesse que je leur racontai.

Le 22 janvier, mon maître donne un grand dîner à la société aristocratique résidant à Cannes. Il y a beaucoup plus de dames que d’hommes. Mme de Maupassant mère y assiste et aussi une petite dame très érudite, la même qui fera plus tard la somnambule et prédira l’avenir aux dames du grand monde, à une fête donnée par M. de Maupassant à Étretat.
Le dîner est déjà très avancé ; toutes ces dames, qui d’habitude, chez elles, mangent à peine, sont prises ici d’un très bel appétit ; elles font honneur aux plats et n’en laissent pas passer un seul. Mon maître le remarque et je vois sur sa figure qu’il en éprouve une vraie satisfaction et une pointe de vanité. C’est qu’ici, la cuisine n’est pas faite par un homme du métier, mais elle est soignée ; ici, pas de routine, souvent des essais nouveaux qui ont la chance d’être réussis, et qui rendent Monsieur si content, non pas seulement pour lui, mais surtout pour ses invités. Aussi partent-ils rarement sans le féliciter sur les bonnes choses qu’ils ont savourées.
Toutes les dames invitées se connaissent, excepté la dame bourgeoise, l’érudite, qui parle peu, mais observe beaucoup. Elle ne perd pas un geste de ces grandes dames, elle les écoute, et son attention est visible ; la conversation est quelque peu banale, cependant on arrive à parler littérature, mais personne n’ose trop s’avancer sur ce terrain, sans doute parce qu’il y a un auteur présent. C’est un tort, car tout le bien qu’on pourra dire de ses confrères ne portera aucun ombrage à mon maître ; quoiqu’il s’en défende, il est toujours content d’entendre bien parler de la littérature des autres.
Un de ces messieurs se met à raconter un fait qui lui est arrivé en voyageant en bateau sur les côtes de Grèce. Ils étaient descendus à terre pour faire une partie de chasse dans des massifs de verdure séduisants, où ils espéraient trouver du gibier peut-être inconnu pour eux. Au bout de quelques minutes de marche dans ces bois difficiles, sans sentiers, ils s’aperçurent qu’ils étaient suivis, puis entourés par un groupe d’hommes vêtus de haillons qui leur firent l’effet de sauvages peu accommodants. C’étaient de vrais bandits qui leur firent comprendre leurs intentions : il fallait leur vider la bourse, ou sinon ils allaient se servir de leurs fusils.
Le conteur ajouta : « Nous aurions pu essayer de nous défendre, puisque nous étions armés, mais nous crûmes plus sage de parlementer et de vider nos bourses dans les mains de ces écumeurs de côtes, plutôt que d’en venir à des extrémités qui auraient pu être fâcheuses. Quel soupir de soulagement nous avons poussé, lorsque nous nous sommes retrouvés à bord de notre bateau ! Nous étions bien guéris de l’envie d’aller à terre. » Mon maître l’écoutait très attentivement, car lui aussi avait l’idée bien arrêtée de parcourir prochainement les côtes du Maroc avec son Bel-Ami.
On venait de parler de la Grèce ; une de ces dames, qui avait quelques notions des langues anciennes, amena la conversation sur ce sujet. Elle ne se doutait pas qu’à ses côtés se trouvait une personne, Mme de Maupassant, qui possédait les connaissances les plus étendues sur ces langues. Une discussion s’engagea sur la formation de quelques mots français venant du latin et dont l’origine première remonte à la langue grecque. Mais cette dame n’alla pas loin, car Mme de Maupassant lui donna les dates, les noms des auteurs, et cita les parchemins sur lesquels avaient été inscrites les transmissions de ces mots d’une langue à une autre, avec une précision qui étonna toute la société.
Il aurait fallu un professeur émérite, plein de savoir, pour pouvoir donner une leçon à Mme de Maupassant, qui semblait toujours ne pas y toucher, mais qui savait tout, tout, surtout en ce qui concerne les langues ; elle les parlait presque toutes avec une aisance qui pouvait laisser croire qu’elle était née aussi bien sur les bords de la Tamise que sur les rives du Tibre.
Du reste, elle était très connue dans le monde des grands docteurs polyglottes et ceux d’entre eux qui venaient à la côte d’Azur, ne manquaient pas de venir rendre visite à Mme de Maupassant. Par nature, Madame aimait la retraite, la tranquillité, elle ne voyait de ce qu’on nomme la société que juste le nécessaire, pour être agréable à son fils, et c’est avec grand plaisir qu’elle recevait les savants, les érudits, les lettrés.
Il fallait voir son enthousiasme quand un jour je lui annonçai Mme et M. le docteur X..., d’outre-Manche... Vite, elle s’empressa de passer sur ses cheveux blancs un tout petit peigne pour lisser un peu ses bandeaux et, sans quitter sa longue robe de chambre, elle fut tout de suite près de ses grands amis. C’est que ceux-ci étaient un ménage assorti, aussi savants l’un que l’autre. La conversation s’engagea tout de suite, les politesses courantes ne comptaient guère pour eux et, de 2 heures à 7 heures du soir, ce fut un cours mutuel, sans arrêt, si ce n’est que Mme X... prit son thé, et M. X... ses verres d’eau. Trois carafes lui furent nécessaires pour son après-midi. Mme de Maupassant, qui ne boit pas, me disait en riant qu’elle avait supporté ce choc à sec, comme un certain animal la traversée du désert...
À table, le soir, encore sous l’émotion de cette bonne journée, Madame en parla à son fils, lui énuméra les charmants propos qui lui revenaient à l’esprit. Elle se penchait vers lui, comme pour mieux les lui faire comprendre ; son attitude est tout à fait celle d’une maman qui parle à un enfant, sa voix, par moments, scande les mots, puis l’intonation se fait plus forte ou plus douce, selon ce qu’elle dit. On sent son cœur vibrer, et c’est la mère et le professeur ne formant plus qu’un qui parle à mon maître. Lui, l’écoute religieusement, place de temps à autre un mot seulement, car il sait que ces jours-là, ce n’est pas son tour de parler et qu’il a beaucoup plus à gagner en écoutant.

Monsieur a eu quelques migraines ; pendant plusieurs nuits il n’a pu dormir, ce qui lui a permis de constater que, dans le couloir qui va d’un bout à l’autre dans l’appartement au-dessus, on marche nuit et jour sans s’arrêter un seul instant. Ce logement est occupé par trois Anglaises. Mon maître en conclut qu’elles ont dû faire un vœu devant quelque sainte de la belle Albion, et, que selon ce vœu, une d’elles doit toujours marcher. Nous avons fait bien attention pendant plusieurs jours, mais on ne put jamais les prendre en défaut, jamais elles ne s’arrêtèrent, elles devaient être des descendantes du Juif errant.

Fin janvier. — M. de Maupassant a fini son roman, il est maintenant tout à ces dames pour les promener en bateau. Il les emmène un jour déjeuner dans une auberge de la rade d’Agay. Je ne suis pas de cette partie, mais quelques jours après, Monsieur me dit : « François, vous viendrez à bord cette après-midi pour servir le thé, car Bernard est souvent pris par la manœuvre. »
Il y avait beaucoup de monde et je ne parus sur le pont que pour le service qui m’était dévolu, c’est-à-dire pour servir le thé, les gâteaux et aussi le modeste verre d’eau sucrée. Vers le soir, je mis tout de même ma tête à la trappe qui servait de porte à la cuisine, car il me semblait qu’on tardait bien à rentrer, et qu’on allait se trouver sans brise pour le retour. À peine étais-je là, dans la position d’un homme guillotiné, puisque j’étais engagé jusqu’au cou dans cette espèce de lunette, que je reçus en pleine figure une vague qui me frappa la tête sur le rebord de la trappe.
En même temps, j’entendis des cris qui partaient du pont ; cette forte vague avait couvert le bateau, inondant toutes ces dames. Les toilettes, qui avaient coûté des prix fous, étaient perdues, toutes les serviettes et tous les mouchoirs du bord furent employés pour sécher et tâcher de réparer ce désastre, qu’on ne faisait au contraire qu’accroître, car en frottant, les couleurs s’étendaient d’autant plus les unes sur les autres. Donc, rien à faire, tout était perdu. Personne ne put s’expliquer ce coup de traîtrise de la mer, au moment où Bernard tenait la barre ! Ordre fut donné de rentrer immédiatement.
Je connus plus tard le motif de cette inondation. Il était l’heure de rentrer, mais sur le désir exprimé par une de ces dames, on marchait toujours vers le large, et c’est pour décider le retour que Bernard s’arrangea pour laisser le pont du Bel-Ami recevoir deux mètres d’eau, il se défendit comme un beau diable, disant qu’il avait été surpris. L’admit qui voulut, mais c’est la seule fois à ma connaissance que pareil accident lui soit arrivé.
Le matin qui suivit cette sortie en bateau, mon maître se leva un peu plus tard que d’habitude. En lui servant son thé, il me parut à peine éveillé, comme s’il n’était pas encore revenu du coup de vague de la veille. En allant et venant dans le salon, il me dit qu’il n’avait pas encore compris cette méprise de Bernard. Puis il ajouta :
« Avez-vous vu la princesse allongée sur le pont ? Elle occupait la moitié de la longueur du Bel-Ami... J’aime beaucoup l’esprit de cette princesse, gai, subtil, mais aussi parfois, avec des envolées superbes. Je vous conterai son histoire un autre jour. Ce matin, je suis resté étendu une heure de plus dans mon lit, pour mettre debout le conte que je veux écrire aujourd’hui. »

Nous voici aux premiers jours de mars, la végétation est déjà bien avancée, il y a des fleurs de toutes sortes dans les jardins, tous les balcons des villas sont garnis à profusion et embaument Certains murs, sur la route de Fréjus, sont tout enguirlandés de roses et de différentes fleurs grimpantes. C’est ravissant ; il y a des endroits où l’on pourrait croire que des arcs de triomphe ont été dressés exprès pour la réception de quelque prince charmant qui habiterait dans ces immenses corbeilles de fleurs et de verdure.
Un jour, M. de Maupassant, en se promenant de ce côté, voulut emmener ses amis sur son Bel-Ami à Saint-Honorat, où disait-il, la végétation devait être très développée.
Le surlendemain, vers 2 heures de l’après-midi, toutes voiles dehors, par un temps superbe, le Bel-Ami croisait aux îles de Lérins. Monsieur avait tenu à m’emmener. Le retour fut calme, sans entrain. Le soir, mon maître détailla à sa mère la vue splendide que l’on a du promontoire et l’enthousiasme de ces dames, mais il resta muet sur l’impression de sa visite au cloître...
M. Riou, l’artiste peintre, est venu passer la journée à bord du Bel-Ami. Mme de Maupassant a consenti à accompagner son fils dans cette promenade en mer. Mon maître est enchanté, il aime beaucoup M. Riou et apprécie son talent ; il veut lui demander de faire une composition du Bel-Ami. Le soir, en dînant, Monsieur me disait : « Riou est tout à fait un maître dans son art ; du reste, l’Arrivée de Napoléon III en Égypte et l’Inauguration du canal de Suez sont de lui... Grand artiste ! »

10 mars. — Nous sommes de retour à Paris.
Le 16 paraît Fort comme la mort. Tout marche bien ; mon maître est content, il compte qu’au printemps, la vente sera sérieuse dans les Bibliothèques des chemins de fer. Puis, son éditeur actuel a plus de rayonnement commercial que l’ancien.
Le jour de la mise en vente, mon maître se rend à la maison d’édition pour signer les dédicaces sur les exemplaires d’amis.
« Le nombre en est considérable, me dit-il, et la variété des dédicaces aussi. J’aime mieux faire tout ce travail sur place et aussi envoyer les volumes directement par l’intermédiaire de la maison, sauf pour quelques intimes, qui reçoivent des papiers Hollande et Japon. »
L’apparition de ce roman fut un triomphe pour Monsieur, mais amena une telle recrudescence de visites de jeunes écrivains que mon maître à la fin ne put se tenir de s’en plaindre
« Mais ils me fatiguent ! J’ai besoin de mes matinées pour travailler et, depuis quelque temps, vraiment ils sont trop ! Je ne les recevrai plus, désormais, que sur rendez-vous. Je ne demande pas mieux que de leur être utile ; mais le plus souvent, ce que je peux leur dire ne leur sert pas. Ainsi, voyez celui qui sort d’ici ; tous les bons conseils qu’on peut lui donner sont perdus, c’est un noceur. Jamais il ne pense à son affaire et il a la prétention d’arriver à être romancier ! C’est impossible, c’est impossible ! Vous comprenez, pour faire un roman, il faut y penser constamment, bien mettre chaque personnage à sa place, que tout soit bien réglé, quand on aborde les premières pages, sinon c’est toujours à remanier. Alors on s’embrouille et on ne peut plus en sortir. Ce n’est pas le travail d’un jour, même pour un littérateur expérimenté, à plus forte raison pour un débutant. »

Un jour un commissionnaire apporte pour M. de Maupassant un volumineux paquet soigneusement emballé, avec recommandation spéciale de ne le remettre qu’à « lui-même ». L’homme voulait attendre, mais quand je lui eus remis un bon pourboire, il n’insista plus et s’en alla. Bien lui en prit, car mon maître ne rentra qu’à 8 heures pour dîner. On défit le paquet ; c’était d’abord un très fort papier, puis un bulle et alors, bien alignées, une série de petites boîtes qui contenaient chacune une petite poupée mignonnette de dix à douze centimètres de hauteur. Il y en avait en tout vingt-quatre. Six étaient habillées en femmes du monde, avec des robes à traîne, superbement élégantes dans leur petite taille ; six autres étaient habillées en religieuses, tout en noir avec coiffes blanches ; elles étaient moins attrayantes que les femmes du monde, sous ce costume noir, mais elles avaient un cachet spécial, un genre austère tout à fait réussi ; puis six avaient le costume des religieuses dominicaines, tout en blanc ; elles étaient ravissantes. Les six dernières étaient des veuves habillées de crêpe, avec long voile.
On les aligna toutes sur la table de la salle à manger et mon maître se mit à dîner. Pussy, la curieuse, voulait absolument sauter sur la table, pour s’amuser de ces jouets qui lui plaisaient sans doute, mais on craignait ses coups de patte.
Quant à Jacquot, le perroquet, à la vue du joli décor que faisaient ces petites poupées si fraîches et si jolies, il quitta son perchoir pour venir examiner cela de plus près, car, lui aussi, était pas mal curieux. Monsieur le laissa un peu sur la table. Ce perroquet était amusant, il tournait à droite, à gauche, tout en marmonnant, puis prenait des airs importants, faisait des saluts aussi gracieusement qu’il le pouvait ; en fin de compte, ce furent les dames du monde qui eurent sa préférence ; elles étaient parfumées et il raffolait des odeurs. Aussi était-il empressé près de ces dames, trop même, car il voulait leur témoigner son amabilité par des coups de bec qui auraient pu les détériorer. Il fallut donc l’éloigner ; il protesta à sa manière, mais on ne lui céda pas.
Dans la soirée, mon maître me demanda de vieux mouchoirs. Nous les déchirâmes par bandes très étroites, et à l’aide d’un poinçon, il introduisit ces bandelettes sous les vêtements des six poupées habillées en veuves ; on les bourra le plus possible de façon à leur donner un abdomen bien proéminent qui ne pouvait laisser aucun doute sur leur situation intéressante... Puis on les replaça dans les cartons, on refit le paquet et le lendemain à la première heure, la personne qui avait adressé cet envoi recevait ce retour qui dut lui donner à réfléchir et lui faire comprendre qu’il n’y avait pas autant de veuves qu’elle voulait bien le faire croire.
Cette affaire ne fit pas de bruit dans Landerneau ; mais dans le quartier qui va du boulevard Malesherbes à l’Arc-de-Triomphe, les dames du grand monde ne s’abordaient plus que par des : « Ah ! ma chère, c’est inouï ; vous le savez ?... Six ! Oui, ma chère, six ! dans une même nuit ! Parfaitement. Entre deux crépuscules ! »

Mon maître est prêt à partir pour une grande soirée. Il tourne et retourne son claque entre ses mains ; tout en le regardant, il finit par dire :
« Il est bien usé et surtout démodé. Il faudra que je m’en commande un ; car, excepté pour mes chapeaux mous, je suis toujours obligé de les faire faire sur mesure. J’ai la tête si ronde que je ne trouve jamais rien de tout fait. Cette tête absolument ronde que nous avons, mon frère et moi, vient, m’a dit ma mère, de ce que le vieux médecin, qui nous a reçus à notre arrivée dans ce monde, nous a aussitôt pris entre ses genoux, nous a fortement massé la tête, en finissant par le geste du potier qui arrondit son pot d’un coup de pouce fin. Puis il dit alors à ma mère : “Vous voyez, madame, je lui ai fait une tête ronde comme une pomme qui, soyez sûre, donnera plus tard un cerveau très actif, et presque sûrement une intelligence de premier ordre.” Il fit la même chose à mon pauvre frère ; mais, soit que les six années qui nous séparaient eussent fait mollit les mains du docteur, soit qu’il fût moins bien disposé, il n’arrivait pas à lui donner la forme qu’il voulait. Elle glissait toujours cette petite tête, elle lui échappait et il en était si contrarié qu’il laissa échapper un juron normand !... Je me demande parfois si c’est le massage de ce bon vieux docteur sur mon jeune cerveau, en le pétrissant d’une certaine manière, qui me permet de donner si facilement aujourd’hui un travail au-dessus de la moyenne. »

1 Voir chap. III, p. 55.

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