François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 203-216.
Chapitre XIII Chapitre XIV Chapitre XV

Chapitre XIV
Fin août, septembre et octobre 1889

Excursion nautique en Italie. — Un paradis sur la grande Bleue. — Les récits du bord. — Un souvenir à la belle Allouma de la Main gauche. — Les voyages au long cours de Raymond. — Sur les côtes du Japon. — Un bateau... de fleurs. — Musique de rêve le soir. — Les odeurs de Gênes. — Dans le brouillard. — Escales à Porto-Fino et à Santa-Margherita. — Aubade au Bel-Ami. — À Florence. — Dans les musées. — À la recherche des bibelots. — L’église de San-Paolo. — Réflexions tolstoïstes sur la guerre. — À Pise. — Mme de Maupassant attend à Cannes son fils remis d’une brève crise.
À la fin de ce mois d’août, nous entreprîmes un voyage en Italie sur le yacht.
Partis du port de Cannes au petit jour, pour profiter de la brise, nous franchîmes la passe entre la pointe de la Croisette et de l’île Sainte-Marguerite, laissant à gauche le golfe Juan.
Peu après, le soleil nous apparut au-dessus du cap Antibes, comme une boule de feu qui montait dans le ciel. Ce fait nous promettait une journée chaude.
En quelques bordées, nous étions en pleine mer, ayant presque doublé le cap. Mais ce fut tout. Le vent du matin avait donné ce qu’il donne généralement par les grandes chaleurs. L’après-midi, cependant, une brise d’Est s’établit et nous porta au-delà de Villefranche. Là, mon maître nous fit remarquer la beauté de la côte. « Dans le bas, dit-il, c’est Beaulieu, un vrai nid de verdure. Au-dessus, il y a la route de la Corniche qui est ravissante à parcourir. »
Quelque temps après, nous passions devant la pointe della Mortola et Bernard annonça que nous quittions les eaux françaises. Le soir venu, il mit les feux à leur place et prit ses dispositions pour la nuit. Il fut convenu que je veillerais avec Raymond jusqu’à 2 heures du matin et qu’ensuite Bernard et le pilote prendraient le quart.
La deuxième journée de navigation fut moins chaude, la brise s’étant maintenue. Notre maître, après le déjeuner, prit la barre. Nous pûmes alors prendre notre repas sur le pont à l’avant, à l’ombre de la voile.
Notre déjeuner achevé, les voiles étaient suffisamment gonflées par le vent et notre petit navire-bijou courait gentiment sur la mer bleue. Aussi se sentait-on très bien ; la poitrine se dilatait et les poumons aspiraient avec délice cet air si pur. En un mot, c’était le vrai paradis sur l’eau.
Chacun voulait parler, dire quelque chose et, à la vérité, le fond de toutes les conversations revenait à vanter cette charmante vie de bord qui avait déjà fait de nous tous une famille improvisée. Oui, n’en doutons pas, les amitiés, la camaraderie, la vie de famille que l’on mène à bord d’un bateau resserrent vite ces liens. On dirait que l’homme, sentant le néant complet autour de lui, a besoin d’amitiés et, instinctivement, fait tous ses efforts pour y parvenir.
Nous étions tous réunis sur le pont ; pour passer le temps, on se mit à raconter des histoires. Le pilote, étant le plus âgé, parla le premier ; il nous conta dans son langage pittoresque, mélangé d’italien et de français, l’histoire très curieuse d’un naufrage sur les côtes de la Sicile. Puis, ce fut le tour de Bernard. Il nous détailla une de ses histoires de jeunesse où le piquant abondait.
Quand il eut fini, il dit à M. de Maupassant : « Je n’étais pas marié dans ce temps-là. » Sur quoi, Monsieur lui répondit : « Croyez bien, mon brave Bernard, que cela me laisse indifférent. »
À mon tour, je contai une aventure scabreuse qui m’était arrivée à Alger deux ans auparavant, en cherchant un appartement.
J’avais fini mon histoire, et tout le monde riait encore ; je me demandais si je n’avais pas été un peu trop loin dans mon récit, lorsque mon maître me dit : « Très bon, François, c’est bien arabe. » Il nous fit alors la description du genre de vie des femmes kabyles. Cette vie, quoique plus compliquée, plus extraordinairement sauvage, avait beaucoup d’analogie avec la nouvelle Allouma, publiée dans le volume la Main gauche.
Allouma, cette femme arabe devenue la maîtresse d’un riche Français, colon aux environs de Théniet-el-Haad, éprouvait le besoin, de temps à autre, de traverser les plaines de sable pour retourner sous la tente. Et lorsqu’elle était enfin repue de plaisir, elle reprenait sa route longue et pénible à travers le désert et revenait, harassée de fatigue, rampante, aux pieds du roumi son maître.
C’était à Raymond de conter à son tour. Il s’approcha de Monsieur et lui demanda la permission, qui lui fut accordée, bien entendu. Il commença :

« Je faisais alors les grands voyages de Chine. J’étais jeune et vigoureux et ne manquais pas de courage, je vous assure. Nous étions partis de Marseille avec l’Agrippa, voilier de premier ordre pour sa grandeur. Nous étions trente-six hommes d’équipage, et tous des gaillards. Comme les voyages précédents, nous traversâmes beaucoup de mer et des océans. Par-ci, par-là, un coup de vent, une avarie, mais tout cela ne compte pas. Le plus ennuyeux avec la voile, c’est encore le calme, et le calme, dans ces longs voyages, c’est à faire perdre la tête aux matelots. Donc, après sept mois de mer, le capitaine nous dit un jour : “Mes enfants, nous sommes arrivés.”

« Tout le monde ouvrait de grands yeux, car nous ne voyions pas encore la terre. L’on tira quelques milles et l’ordre de mouiller fut donné. Nous aperçûmes alors pas bien loin une côte très basse qui formait une pointe et se perdait dans la mer.

« On communiqua aussitôt avec la terre et deux jours plus tard des chalands venaient prendre nos marchandises. Nous étions sur une côte du Japon et le port ne permettait pas l’entrée de notre navire. Nous étions là pour sept semaines, le temps de décharger nos marchandises et de reprendre celles que nous devions rapporter en France. L’équipage faisait un peu la tête d’être obligé de rester comme cela en pleine mer. Au moins, en Chine, disions-nous, on entrait dans un port et on allait à terre ! Cette fois, nous allions tirer dix-sept ou dix-huit mois de roulis sans un quart d’heure d’interruption.

« Nous faisions entre nous toutes ces réflexions, mais personne ne se plaignit, car notre capitaine, homme énergique, était la bonté même, et on l’aimait beaucoup à bord. Au bout de quelques jours, nous vîmes accoster à notre bord une baleinière remplie de monde. Aussitôt notre curiosité, comme vous le pensez bien, fut aguichée et chacun se demandait ce que cela signifiait. Ce qui était plus drôle, c’est qu’en voyant toutes ces personnes, nous ne pouvions deviner leur sexe, car, dans ce pays, les costumes masculins ou féminins se ressemblent étrangement. Une fois tout ce monde monté à bord, le maître d’équipage, avec un sourire un peu goguenard, nous dit que ces trente-six femmes japonaises ici présentes étaient venues pour charmer les loisirs de l’équipage pendant le séjour qu’il devait faire à cet endroit. Jugez un peu, comme on dit à Marseille, de la joie de tous.

« Je n’essaierai pas de vous faire un tableau de ce paradis de Mahomet. Vous devez le comprendre, et moi, quand j’y pense, je sens encore des frissons courir dans mes veines. Ce que je puis vous affirmer, c’est que nos compagnes furent aimables. Elles nous apprirent les danses de leur pays. Un fait remarquable et qui a bien son intérêt pour dépeindre un peu le caractère et les mœurs de ces étrangères, c’est qu’elles faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour rester fidèles à chacun de nous ; chacune reconnaissait très bien celui qui l’avait élue. Moi, je n’aurais pu en faire autant, je trouvais que tous ces museaux couleur de citron se ressemblaient.

« Ces six semaines, comme bien vous pensez, nous parurent courtes en pareille compagnie et les adieux furent touchants... »

Ici, Bernard interrompit le conteur en lui disant d’un air blagueur : « C’est bon, cause toujours ! » Raymond lui répondit : « Tu es jaloux, mon vieux, et tu aurais bien voulu partager notre aubaine. En tout cas, on pourrait bien rire encore plus tard, car nous avons peut-être contribué à renouveler la race jaune. »
Raymond en disant cela était superbe. On aurait dit Jean Bart donnant l’ordre de couler l’escadre anglaise.
Là-dessus, M. de Maupassant me fit servir son thé, et commanda pour l’équipage quelque chose de calmant. Ensuite il demanda aux matelots quelques renseignements sur les pays d’Extrême-Orient.
Le soir, nous sommes tous sur le pont, le bateau marche à peine, Bernard est à la barre et mon maître est assis près de lui.
Tout à coup, il dit, surpris : « Tiens, on entend une musique ! » C’était vrai, on entendait des sons harmonieux venant de la côte italienne. Cela avait une douceur inexprimable. On aurait cru rêver, ainsi bercés sur ce bateau entre le ciel et l’eau, tant le charme était grand en cette nuit calme ; la mer était comme une nappe d’huile, d’un bleu foncé. Mon maître, ravi d’avoir entendu cette musique lointaine, disait : « Ce ne serait pas surprenant que quelque baleine vînt se promener par ici, la musique les attire, et il est étonnant que cette bête, aussi douce que grande, soit si sensible aux sons harmonieux. » Quelques heures plus tard, des cachalots souffleurs passaient près de nous, en faisant à la surface de l’eau un bruit de tempête.
Le lendemain nous mouillions à Port-Maurice. Monsieur alla faire un tour à terre et, en revenant, il me dit : « François, ce bourg n’a rien de beau, ni de riche. J’ai voulu changer cent francs et j’ai dû prendre le tout en monnaie. Il n’y a pas d’or et, comme nous passerons encore ici la journée de demain, je vous prierais d’aller jusqu’à Monte-Carlo me chercher de l’or, ce sera plus commode pour le voyage. »

12 septembre. — Nous voici en vue de Gênes. Nous franchîmes l’avant-port. Là, nous dûmes remettre notre patente de santé avant de pouvoir entrer dans le port du commerce. « Voyez, François, me dit Monsieur, quel magnifique port ! — Eh bien ! Je lui préfère cependant celui de Marseille, répondis-je. — Pourtant, reprit-il, celui-ci est bigrement beau ! »
Afin d’éviter le contact des bateaux de commerce, nous allâmes mouiller le Bel-Ami dans l’arrière-port, nommé la Vieille Darse, mais je crois que nous étions moins bien que dans le grand port. Tout autour de nous, nous n’avions que des bateaux opérant leurs déchargements d’huile, de savon, de sardines plus ou moins avariées. Cet ensemble répandait une odeur insupportable. Aussi, dès le lendemain, Monsieur était-il disposé à quitter cet endroit. « On ne sait vraiment, maugréa-t-il, de quel côté aller ; partout ça sent mauvais et l’on ne marche que sur des immondices. Gênes me fait penser à cette dame du monde de Tunis, qui ne sortait de chez elle qu’avec un grand voile noir qui lui descendait jusqu’aux genoux. Ce morceau d’étoffe, toujours laid, cache le plus souvent un charmant visage, de beaux yeux et une bouche aux lèvres sensuelles et roses. Gênes, de même, laisse voir ce qu’elle a de laid, des façades sales et noires. Il y a, cependant, de bien belles choses, des palais, des musées, de grandes richesses et aussi de jolies femmes, comme à Tunis. »
Après avoir quitté Gênes, nous naviguions lentement, suivant à distance les côtes qui conduisent à Porto-Fino. Mon maître paraissait éprouver un bien-être réel au grand air et un plaisir plus grand encore à ne plus avoir à respirer les odeurs nauséabondes de l’Italie marchande.
Une nuit que j’avais pris le quart à 2 heures avec Bernard, nous nous trouvâmes entourés d’un brouillard épais. Je dis alors à Bernard que je ne pouvais rien distinguer à dix mètres en avant. Il me répondit : « Quand on est marin, François, il faut voir, même à travers les brumes les plus épaisses et quelquefois à travers la tempête qu’accompagnent toujours le tonnerre et les éclairs qui aveuglent. Donc, regardez bien, il faut absolument voir. »
Debout à l’avant, tenant d’une main le filin de la voile, je regardais de mon mieux, mais je ne pouvais toujours distinguer qu’une mousse grise et compacte et pas autre chose. Une heure peut-être se passa ainsi. Ensuite des changements successifs se produisirent, la mousse prit une teinte blanche qui formait rideau et resserrait moins le rayon visuel. Puis, venant et tournant en quelque sorte sur elle-même, l’écume légère, disparaissant dans la masse liquide, produisait les couleurs les plus variées, le violet se mêlait au jaune clair, des foyers bleus passaient à travers le rose pâle. Ce jeu de nuances magnifiques m’intriguait beaucoup. Maintenant, je commençais à voir. Cette grande bande blanche, où se confondaient toutes les nuances de l’arc-en-ciel, disparaissait dans les eaux sous la pression puissante du soleil, qui apparaissait au loin, tout rouge ; ses rayons continuèrent à peser sur la brume et, majestueux, il s’éleva et nous chauffa toute la journée.
Bernard me dit alors : « Cette fois, vous y voyez, François ? — Oui, lui répondis-je, mais je serais désireux de voir ce phénomène se renouveler un autre matin. »
Il y avait plusieurs jours que nous étions au large avec une mer calme, n’avançant que lentement, quand vers 2 heures de l’après-midi, le pilote nous dit qu’il apercevait Porto-Fino.
« Oui, nous dit-il, je le reconnais à son clocher. » Tout le monde se mit à regarder dans la direction qu’il indiquait. Ne distinguant aucune interruption de côtes, je fis part de mes doutes à notre maître. Il consulta alors ses cartes et son compas.
La carte plaçait Porto-Fino derrière un petit cap, autrement dit, une pointe. Alors, Monsieur me dit : « François, vous êtes un myope du genre de Mme de Maupassant, qui reconnaissait les côtes la première quand je naviguais avec elle. » À 5 heures, l’ancre fut mouillée dans le petit bassin de Porto-Fino, mais, avant, nous avions essuyé quelques coups de vent descendant des coteaux qui bordent le chenal.
Aussitôt, M. de Maupassant me dit : « Je vais à terre prendre une chambre pour la nuit. » Je trouvai l’idée singulière. Quel besoin d’aller dépenser de l’argent à terre, quand on est si bien à bord ! Le sommeil est si doux dans la petite couchette de la cabine, quand on est bercé un peu par les remous de l’eau !
Porto-Fino est charmant, assis au bord de son petit port naturel, et ayant derrière lui des montagnes couvertes de sapin d’un vert foncé. La belle forme de ces rondeurs vous fait penser de suite à ce que le sculpteur Falguière a omis intentionnellement de mettre en relief à sa Diane, pourtant si parfaite.
Depuis notre arrivée, mon maître va tous les jours fouiller la côte avec son canot, et toujours il rentre émerveillé des choses nouvelles et imprévues qu’il découvre. Le Bel-Ami était, si j’ose dire, comme dans un aquarium, car jamais je n’ai vu autant de petits poissons de toutes couleurs, tournant continuellement autour de nous. Monsieur leur donnait à manger, en souvenir probablement de ses petits poissons rouges d’Étretat auxquels il pensait toujours en les regrettant.
Le cinquième jour, Bernard reçut l’ordre de prendre ses dispositions pour une promenade en mer, ensuite on irait mouiller en rade de Santa-Margherita.
Dès le premier jour, mon maître trouva un appartement à cent cinquante mètres du port et sur le versant Sud de la rade. Il l’arrêta pour un mois : « Voyez-vous, François, me dit-il, avec cette belle vue sur la mer, je pourrai travailler. » Deux jours après, il prévint Bernard qu’à la première brise favorable, il profiterait de la circonstance pour se faire conduire à Sistri-Lavente avec le bateau, et que, de là, il irait passer deux ou trois jours dans la montagne.
Un matin, donc, après avoir traversé ce joli golfe, nous arrivions à Sistri-Lavente, par un temps superbe. Muni de son sac de voyage, Monsieur prit une voiture et partit. Nous profitâmes de son absence et de notre séjour dans ce pays pour faire des provisions. Le temps était si beau que nous passâmes la nuit sur la rade de Sistri et ne rentrâmes que le lendemain à Santa-Margherita.
M. de Maupassant revint le troisième jour au matin. La petite ville était très animée par un va-et-vient continuel, des drapeaux furent mis aux façades des maisons. Nous nous demandions ce que cela voulait dire, quand un naturel du pays demanda à terre le capitaine du Bel-Ami. Il sollicitait simplement la faveur de venir jouer la Marseillaise devant ce bateau, sur lequel flottait le drapeau français, puisque c’était le jour anniversaire de l’unité de l’Italie.
Monsieur le lui permit volontiers, mais recommanda surtout à Bernard de ne laisser monter personne à bord. Enfin, vers 3 heures, le concert commença par la Marseillaise et finit par le même hymne, d’autant mieux accueilli par la population qu’elle était foncièrement républicaine.
Le soir, M. de Maupassant chargea Bernard, qu’il avait muni de quelques louis, d’aller offrir un punch aux musiciens. Je l’accompagnai, et nous assistâmes alors à une soirée vraiment comique et des mieux réussies. Grâce à la générosité du patron, cette soirée nous mit en rapport avec des gens très sympathiques et bien posés dans le pays.
Je crois qu’il est regrettable que Monsieur n’ait pas pu voir de plus près la population de Santa-Margherita qui lui aurait donné plus de documents que le profil d’une paysanne aperçu au détour d’un sentier1.
Le séjour dans ce port prit fin, on envoya le bateau nous attendre à Gênes. Pendant ce temps, M. de Maupassant visitait quelques villes de l’intérieur, Florence, par exemple.

Nous gagnâmes cette dernière ville par la voie ferrée. Mais dès le troisième jour de notre arrivée, mon maître était fatigué et ne sortit pas. Il me demanda si j’avais visité les musées. Je lui dis que non. « Vous pouvez très bien, me dit-il, les visiter ce matin en allant à la poste prendre mon courrier, car je ne sortirai pas avant déjeuner. »
De retour, je ne pus m’empêcher d’exprimer à M. de Maupassant tout mon étonnement d’avoir vu dans ces musées tant d’œuvres des écoles française et flamande, entre autres la Vierge au chardonneret de Raphaël et tant d’autres dont j’avais lu les noms au Louvre à Paris, ainsi qu’à Bruges, quand j’étais plus jeune. Car la chapelle de l’hospice de Bruges détient quantité d’œuvres de noms fameux de l’école flamande. Quand on a vu une fois ces chefs-d’œuvre, on ne les oublie jamais tant ils vous impressionnent.
Mon maître me demanda alors si j’avais vu la Femme du Titien, je lui répondis que non : « Eh bien ! Je vous la ferai voir », me dit-il. Il ajouta : « Depuis longtemps, je me propose de visiter tous ces musées de la Belgique et de la Hollande ; lorsque je ferai ce voyage, je vous promets de vous emmener. »
Le lendemain vers 10 heures, nous fûmes au musée et nous admirâmes le Titien dont il avait été question ; puis nous visitâmes quelques antiquaires, à la recherche des bibelots rares. Mon maître en acheta quelques-uns. Il y avait là de bien belles choses, mais auxquelles il ne trouvait pas tout l’art souhaité. Cela ne valait pas un de ces beaux tableaux des galeries célèbres qu’à aucun prix il ne pouvait avoir, malgré son désir de le posséder.
Au cours de nos promenades errantes, nous atteignîmes la piazza della Signoria ; en face de nous était la loggia dei Lanzi. Mon maître me fit voir et admirer un moment l’Enlèvement de la Sabine, puis Hercule terrassant le centaure Nessus, de Jean de Bologne.
Nous rentrâmes déjeuner, porteurs de nos quelques bibelots ; mon maître paraissait très satisfait de sa matinée. « Comme tous les chefs-d’œuvre que l’on voit dans cette ville vous grisent ! s’écria-t-il. Cette forêt de choses d’art me séduit et me prend tout entier. Dans la joie que j’éprouve, je crois pénétrer l’âme de ces anciens artistes, exaltant leur poésie à travers leurs rêves, dans leurs travaux si parfaits. »

Aujourd’hui 22 octobre, mon maître va beaucoup mieux. Cette indisposition qui lui a fait garder la chambre pendant quelques jours paraît terminée. La fenêtre de son salon est ouverte et il regarde passer un régiment de cavalerie sur les quais qui longent l’Arno, du côté opposé. Ces cavaliers tout chamarrés jouent des instruments qui donnent des sons mélodieux et très doux, ce qui fait dire à mon maître : « La musique de ce régiment me fait penser à un instrument que l’on mettait en mouvement autrefois chez mon grand-père pour entraîner les oiseaux à chanter. » Il me lut alors un passage d’une lettre de sa mère, qui lui disait de voir la vieille église de San-Paolo, qui était fort intéressante.
Sitôt après le déjeuner, nous partîmes à la recherche de cette église. Nous ne fûmes pas longtemps à la découvrir. Cette église conserve les drapeaux et trophées pris à l’ennemi sur le champ de bataille. Elles sont nombreuses, ces glorieuses reliques qui pendent là en loques et n’ayant plus de couleurs.
Un bedeau nous accompagne sous la voûte de ce monument et nous explique la provenance de tous ces drapeaux, ce qui fit faire à mon maître la réflexion suivante : « C’est très joli ce qu’il nous raconte là, mais ce qui l’est moins, c’est le nombre d’existences humaines qu’ont dû coûter tous ces chiffons et qui auraient pu être utiles à leur pays autrement qu’en se sacrifiant dans ces guerres qui ne servent à rien qu’à faire du mal à tout le monde. Moi, reprit-il très haut dans cette église, je suis absolument l’ennemi de la guerre ! » Et je pensais que mon maître avait bien raison.
Quand nous fûmes sortis de ce panthéon de choses sacrées, mon maître me parla longuement de la valeur des peuples qui avaient vécu sur ce sol au climat magnifique et si agréable.

En revenant de Florence, nous avons séjourné quelques jours à Pise, jolie petite ville et fort propre, célèbre par sa tour penchée, que j’admirai ainsi que sa cathédrale aux lignes irréprochables. Nous n’avons pas manqué de nous extasier devant les portes du baptistère avec leurs amours en bronze, gros comme des enfants de deux ans, qui servent de poignées. À côté se trouve le Campo-Santo, mais dans un hideux état, car toutes les belles peintures qui ornent les murs ne sont nullement abritées contre les intempéries des saisons.

À 6 heures du soir, le 31 octobre suivant, nous étions à Cannes.
Mme de Maupassant était sur la porte de l’appartement pour recevoir son fils. Dès qu’elle l’aperçut, une grande émotion s’empara d’elle, sa voix était contractée ; elle avait peine à articuler ces seuls mots : « Mon cher enfant ! »
Une fois entré, mon maître lui a expliqué qu’il avait eu une crise intestinale à Florence, qui l’avait tenu quelques jours à la chambre, mais qu’il se sentait mieux et qu’il espérait que cela n’aurait pas de suites.
Dans la soirée, il continua de donner à sa mère des détails sur son état et sur son voyage. Avant de quitter la maison pour se rendre chez elle, Madame vint à la cuisine, me prit les deux mains et me remercia beaucoup des soins que j’avais donnés à son fils depuis notre départ de Cannes. De grosses larmes tombaient de ses pauvres yeux malades et sa femme de chambre l’emmena en pleurant plus fort qu’elle. Après dix jours de repos, M. de Maupassant allait beaucoup mieux, il avait repris son bon teint coloré habituel.

1 Voir la Vie errante.

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