François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 260-282.
Chapitre XVI Chapitre XVII Chapitre XVIII

Chapitre XVII
De novembre 1890 à fin octobre 1891

La dame à la robe gris perle. — Invité à la cour d’Italie. — Jugement sévère sur les hautes classes oisives. — Plan de travail. — Envolée vers la côte d’Azur. — La villa du mystère. — La dernière chronique du Figaro. — L’Angelus. — Les symptômes alarmants se multiplient. — Déceptions au théâtre. — Une grande vedette exigeante. — M. Piot-Verdier. — Pas de fanfreluches. — Voyage à Arles à la recherche de Mireille. — Le pendant de la Femme du Titien de Florence dans un couvent. — Promenades artistiques à Avignon. — Pas de musique ! — Confidences sur la composition de l’Angelus. — Nîmes et la Tour Magne. — Au Pont du Gard. — Éloge de l’hygiène romaine. — À Toulouse, on ne dort pas. — Essai de cure à Bagnères-de-Luchon. — Les odeurs sulfureuses ne réussissent pas mieux à mon maître qu’en Sicile. — À Divonne. — La maison hantée. — Guerre aux souris ! — Une renaissance physique inespérée. — Insolation et accident de tricycle. — Le roman d’Andrésy et la belle Mme X... — La pêche aux truites.
Nous sommes réinstallés rue Boccador. La dame à la robe gris perle et à la ceinture dorée est venue. M. de Maupassant n’a pris de sommeil que ce matin à 3 heures, après avoir épuisé tous les moyens en notre pouvoir. Pendant que les sinapismes faisaient leur effet, je me suis assis contre le mur à côté de la fenêtre et là, la tête appuyée sur le grand rideau, j’ai compté les quarts, les demies et les heures que sonnait si bien la petite pendule de voyage...
Dans la matinée, je vais chercher le sac de mon maître à son appartement de garçon, qu’il supprime décidément. Il vient de recevoir une lettre de la cour d’Italie ; c’est une invitation de S. M. la Reine, conçue en termes les plus flatteurs. Monsieur va y répondre par une acceptation ; il paraît tout joyeux à l’idée de voir de près cet intérieur de souverains. Il me dit, avec un bon rire, qu’il espère bien que « ces gens » avaient suivi le progrès, rejetant aux antipodes les préjugés sur la défense des ablutions quotidiennes du corps.

25 novembre. — Mon maître est allé hier à Rouen inaugurer le monument de M. Flaubert. Ce matin, il regarde la maquette en plâtre qui a servi à faire l’œuvre définitive et qui représente les traits de son père littéraire. Mais il ne paraît pas satisfait : « Vous avez vu, me dit-il, le temps froid et gris que j’ai eu pour mon voyage ? Je ne sais pourquoi, mais de plus en plus il m’est désagréable de m’entretenir avec des gens que je n’estime pas. » Nous accrochons le médaillon en plâtre au-dessus d’une porte, à l’intérieur du salon.

La température de Paris est pénible, quand on a pris l’habitude des pays chauds ; mon maître, même avec sa fourrure, a une sensation de froid, de sorte qu’il se voit obligé de prendre des voitures pour faire ses visites, ce qui l’ennuie beaucoup. Il aime tant marcher ! Il accepte encore quelques dîners en ville, mais fuit les soirées, dont les lumières éblouissantes lui fatiguent les yeux. Enfin il restreint le plus possible ses sorties du soir, et se repose. Il ne lit même pas ; il vient de temps à autre jusqu’à la porte de la cuisine, quand il a dîné.

À l’une de ces visites, il me dit : « Nous avons en France quarante ou quarante-deux mille fils de famille, et il est très rare qu’un d’eux essaye de sortir de la classe des purs oisifs, cela par paresse. On a tranché la tête à cette vieille aristocratie de race qui a eu une certaine valeur historique. Maintenant, je ne puis aller dans les salons de la haute société sans entendre des groupes de personnes qui défendent la jeunesse dorée et la poussent le plus qu’ils peuvent vers l’inaction, chemin du malheur et de perte certaine. Partout dans le monde, je vois un courant houleux qui se précipite et qui fera sombrer toutes les parties de la société incapable de se défendre par la saine habitude d’une tâche régulièrement remplie. C’est si bon, le travail, quand on se porte bien ! Je ne sais, mais il me semble que je ne pourrais pas rester sans travailler. Ce besoin est en moi. J’ai quelquefois dit, cependant, que je n’écrivais que par besoin d’argent. Ce n’est pas tout à fait vrai, il y a des choses que j’aime à écrire. Mais, tout de même, plus tard, quand j’aurai fini tous ces romans et nouvelles auxquels je suis attelé, je ferai une sorte de travail d’analyse générale de mon œuvre, et je passerai en revue les grands auteurs que je crois avoir le mieux compris. Ce sera pour moi un travail de tout repos et d’un grand intérêt pour les jeunes. Il me semble que cela ne me fatiguera pas et me procurera la satisfaction très vive de relire les choses qui ont contribué à ma satisfaction intellectuelle.

« En guise d’appendice à ce travail, je compte donner mon opinion sur l’évolution qui, je crois, doit se produire dans les différentes classes en France pendant le vingtième siècle. »


Fin février. — Mon maître décide tout à coup que nous allons partir pour Nice, où le bateau nous attend tout armé.
C’est dans un jardin tout planté d’orangers que mon maître prend un appartement, à mi-chemin du port et de la demeure de Mme de Maupassant. Les premières nuits sont à peu près bonnes ; il attribue ce bien-être au voisinage des orangers, ce calmant de plein air.
Dix jours plus tard, nous partons avec le Bel-Ami. Tout le nécessaire est à bord pour un grand voyage : les fusils, les carabines américaines et un compas tout neuf bien plus important que l’ancien. Monsieur l’a étudié et s’en sert parfaitement pour relever la route. Les feux aussi ont été remis à neuf. Nous prenons la mer un matin, par un fort vent d’Est et, dans l’après-midi, le Bel-Ami retrouve son amie la Ville-de-Marseille auprès du môle de Cannes où mon maître descend. Il suit un peu le bord de la rade, le long des barques de plaisance qui, tirées au rivage, donnent l’impression d’une cité de petites demeures blanches. Leurs mâts émergent en fins clochetons ; on dirait des cheminées.
Mon maître suit toujours le bord de la mer et, un peu avant l’établissement de bains, sa silhouette disparaît dans un jardin qui borde la route de la Croisette. Dans un nid de verdure, se trouve une villa aux balcons dorés. Il me semble voir encore l’illustre romancier poser la main sur la rampe pour s’aider à gravir le demi-étage, d’où l’on domine l’horizon. Il allait retrouver la dame à la tenue modeste, impeccable et rigide, l’énigmatique...
Le Bel-Ami, après deux journées de repos, hisse ses couleurs qui flottent, faisant sous la pression du vent un bruit singulier, qui semble crier adieu... Le cap Roux, Agay, Saint-Raphaël, tous ces jolis pays où notre yacht s’est si bien reposé les années précédentes, sont dépassés, brûlés, avec une vitesse superbe. Le jour suivant, nous saluons au passage Porquerolles et, le soir, nous sommes dans le vieux port de Marseille, où je me demande si le Bel-Ami se reconnaît. En tout cas l’ex-Zingara est aujourd’hui méconnaissable aux yeux du plus fin des Marseillais.
Depuis huit jours, tous les matins, je vais avec Monsieur par la rue de Rome au Prado, puis à la Corniche, que nous parcourons d’un bout à l’autre devant cette belle mer qui reste toujours imposante. Souvent nous déjeunons au restaurant de la Réserve et, après, nous faisons une promenade du côté du parc public.
Mais M. de Maupassant paraît las ; le Bel-Ami est prêt à partir pour aller saluer Séville et Tanger conformément aux intentions premières. Mais Ce golfe du Lion est terrible ; depuis notre arrivée ici, il ne paraît pas vouloir se calmer et les météorologistes annoncent dans les journaux une période très longue de mauvais temps. Malgré ces fâcheux pronostics, le Bel-Ami sort un jour au large de Marseille ; l’eau se soulève en vagues monstrueuses et menaçantes dans ces parages perfides. Ce que voyant, mon maître donne l’ordre de rallier les côtes de Provence et abandonne, avec un peu de dépit, je crois, celles d’Espagne.
Nous voici donc de retour dans la patrie de Garibaldi ; dans notre grand appartement entouré de plantes odorantes, M. de Maupassant paraît s’ennuyer ; tout ce monde qui fourmille dans les rues de Nice l’obsède. Souvent nous allons déjeuner chez Mme de Maupassant et de là, en suivant la mer, nous gagnons le port où le Bel-Ami est prêt pour la promenade. Quand le temps le permet, on va louvoyer devant Villefranche et l’on donne un coup d’œil à Beaulieu, qui va toujours s’embellissant. Puis, pour varier, nous allons un autre jour jusqu’à la pointe du cap d’Antibes et quand mon maître a admiré une fois de plus les îles de Lérins et, tout au fond, Cannes, qui forme un cercle vert taché de blanc, avec sa vieille tour carrée tout effritée plantée sur le mont Chevalier, grise avec des plaques rouges luisantes, d’un aspect très triste, telle que l’ont faite les siècles passés et le mistral qui vient mourir à ses pieds, alors on vire vers la haute mer pour revenir jeter l’ancre dans la cité de Masséna.
Aujourd’hui, pendant la sortie, Monsieur me laisse l’honneur de la barre pendant longtemps. C’est qu’il finit une chronique intitulée Un Empereur pour le Figaro. Qui aurait pensé alors, en le voyant encore si alerte à la besogne, que c’était la dernière chronique qu’il écrivait pour ce journal, car c’est sans peine apparente qu’il met debout cette courte nouvelle ! À partir de ce moment il laisse de côté l’Âme étrangère et ne travaille plus qu’à un ouvrage unique, son Angelus.
Une nuit d’avril, il m’appelle, il est souffrant, et il ne veut pas que je le quitte une minute. Aussi c’est sur sa lampe à esprit de vin, dans sa chambre, que je lui fais une tasse de camomille. Le soleil à son lever me trouve encore près de lui. Pourtant, le matin, il se sent mieux ; ce malaise a disparu et notre journée se passe au grand air, comme d’habitude. Le soir, il me dit qu’il fait chaud et que je peux tout disposer pour notre prochain retour à Paris ; quelques jours après, il fait ses adieux à sa mère et nous prenons le rapide du soir pour Paris.

Pendant les six semaines que nous venons de passer à Paris, mon maître a été on ne peut plus raisonnable, réglant son temps pour soigner sa santé, sans déroger un jour à sa nouvelle règle de vie. Aussi il va mieux, il a même repris un peu d’embonpoint ; sa figure surtout est meilleure. C’est alors qu’il donne un déjeuner à MM. Coquelin, de la Comédie-Française. « Je pense, me dit-il, avoir trouvé un sujet de pièce qui ferait bien leur affaire et aussi celle de la Comédie, et c’est pour avoir leur opinion sur mon idée que je les ai invités aujourd’hui chez moi. Eux sont sérieux, je puis leur soumettre quelque chose en toute confiance. »
Il faisait allusion, dans ces paroles, aux déconvenues qu’il avait eues précédemment avec des gens de théâtre. Certains littérateurs lui ont souvent reproché de ne pas avoir voulu suivre leurs conseils en s’orientant vers ce genre de production ; ils multiplièrent les efforts pour vaincre son semblant de parti pris contre le théâtre, mais beaucoup d’entre eux ignoraient que mon maître n’avait pas toujours eu à se louer de ce monde de la rampe. En 1886, il avait fait une pièce en trois actes. Il s’était d’avance bien mis d’accord avec la personne qui devait tenir le principal rôle. Il connaissait son talent et son genre, il avait arrangé tout particulièrement sa pièce pour elle. Les rôles furent imprimés et distribués, le moment de répéter arriva. Cette dame posa alors des conditions que le directeur du théâtre ne pouvait accepter : elle demandait par soirée une somme qui dépassait la moitié de la recette moyenne. Mon maître offrit d’abandonner totalement ses droits d’auteur pour arriver à satisfaire l’étoile intransigeante. Mais rien n’y fit et l’affaire ne put aboutir ; la pièce resta dans les cartons.
Mon maître me disait à ce propos : « Je ne déplore cette rupture que pour cet excellent Raymond Deslandes. Il est si parfait gentilhomme, il a mis tant de bonne volonté en cette affaire ! Et pour arriver à échouer, c’est bien ennuyeux pour lui. Pour moi, cette déconvenue m’éloigne du théâtre, je retourne au roman, à mes contes et nouvelles. En somme, c’est ce que je préfère, c’est ce qui m’amuse vraiment à écrire. Tout de même, ajoutait-il après un moment, j’aurais cru cette femme plus sérieuse ! Elle m’avait paru si franche dans nos pourparlers. Je la vois encore sur mon divan où elle m’écoutait si gracieusement, serrant dans sa main le coin d’un des coussins, comme pour mieux affirmer ses réponses. Je dois avouer qu’elle m’avait produit une bonne impression ; j’ai dû par la suite reconnaître qu’elle était aussi bonne comédienne à la ville qu’à la scène. J’avais la naïveté de redouter pour elle ce parfum tout particulier qu’elle préférait, si violent qu’elle en devait, à mon sens, être incommodée elle-même... »
M. Piot-Verdier, chemisier de mon maître, vient lui livrer des chemises de jour et de nuit. Les premières lui vont très bien, elles lui plaisent beaucoup, surtout parce qu’elles sont très simples, mais il n’en est pas de même des chemises de nuit, que M. Piot-Verdier, croyant bien faire, a garnies d’un jabot de couleur. Monsieur lui dit : « Non, non, je ne veux pas de ces ornements ; vous les supprimerez et alors je les accepterai. » Il ajouta : « Si vous voulez me satisfaire, donnez-moi toujours des choses simples, restons dans la note modeste et passons sur les fanfreluches. Vous mettrez un chiffre sous la petite patte, cela suffira... »
Le 22 octobre, M. Piot-Verdier apporte des chaussettes de laine et des caleçons couleur cachou ; c’est un article anglais, bien chaud. Le tout plaît à mon maître ; il remet à son chemisier sa carte où il écrit l’adresse : Chalet de l’Isère, à Cannes ; c’est là qu’on devra lui expédier les gilets de flanelle commandés.

Le 27 juin, M. de Maupassant entreprend un voyage du côté des Cévennes, pour ensuite faire une cure à Luchon.
Nous arrivons à Arles ; Monsieur me dit : « Nous sommes dans la Rome gauloise, cette cité est réputée pour ses beautés féminines et j’espère trouver quelque beau type. » Nous sommes descendus dans un hôtel, sur une place sans caractère. Dès le matin, nous sommes dans la rue, aux portes des églises. Entre autres, nous visitons celle de Saint-Trophime, dont mon maître admire la façade. Dans des ruelles étroites nous apercevons des silhouettes dont la grande mante et la coiffure flottent au gré du vent.
Ce bonnet d’Arles, si vanté, son ruban de velours, non plus que la chapelle blanche qui le surmonte ne donnent à ces femmes l’impression de noblesse que mon maître attendait. « C’est joli dans sa modestie, disait-il ; mais cela n’a rien d’aristocratique... c’est cependant ici que Mistral a fait Mireille. » Notre journée s’acheva sans avoir trouvé la beauté rêvée.
Le lendemain matin, vers 9 heures, un « monsieur Oscar » est là pour nous conduire. Où ? Je ne sais. En sortant de l’hôtel, il nous fait prendre une rue tournante qui monte et, après quelques minutes, nous arrivons aux Arènes ; il nous en fait l’historique, revenant toujours aux Romains.
Puis nous arrivons sur une hauteur où se trouve une sorte d’ancienne place publique. Ce quartier est absolument lamentable ; les maisons tombent les unes à côté des autres sans un semblant de réparation pour les sauver. On se croirait dans quelque cité abandonnée, et bien loin de cette ville renommée qu’on a appelée quelquefois la Pompéi de France. Aussi mon maître regarde-t-il d’un air morne ce triste tableau.
Cent mètres plus loin, M. Oscar sonne à une porte vernie, couverte en partie de gros clous à tête noire, et surmontée d’un chapiteau en ogive, moderne je crois. Un judas s’ouvre, notre guide dit quelques paroles, et l’on nous fait entrer. Nous sommes dans un couvent. On nous conduit à une rotonde qui sert de parloir. Une sœur âgée, pouvant à peine marcher, vient à nous. Mon maître la salue très bas ; elle fait le simulacre de le prendre par la main et pousse une porte devant elle. Tous deux disparaissent.
Combien de temps restèrent-ils absents ? Je ne le sais au juste, cela me parut long. Quand mon maître revint, nous sortîmes immédiatement et, d’un bon pas, nous descendîmes une rue très en pente, au bas de laquelle M. Oscar, notre guide improvisé, prit congé de nous.
Nous allons maintenant le long du delta de la Camargue. Mon maître ne peut se tenir d’exprimer son ravissement : « Ce que j’ai vu dans ce couvent est plus beau, plus artistique, que tout ce que j’ai jamais vu. C’est peut-être plus fort même que la Femme du Titien de Florence. Certes, ce que je viens de contempler dépasse tout, tout. »
Nous passons la matinée du 29 à Tarascon. Nous visitons la crypte de la première église romane, très intéressante, puis le château du roi René.
Dans l’après-midi, sur le cours des Papes à Avignon, nous écoutons un morceau de musique. Il y a là beaucoup de jolies femmes et surtout une jeunesse très fraîche qui forme un bel ensemble et suggère à mon maître quelques gaies réflexions ; mais la musique reprend son jeu, au grand déplaisir de mon maître : « Cette musique, me dit-il, est trop bruyante. Je ne l’aime pas. » Tout en marchant vers le Rhône, je pensais : « C’est sa trop grande sensibilité qui le trompe en ce moment, car dans Fort comme la Mort, il a écrit : “La musique est un mystère qui s’épand à travers les corps, affole les nerfs et les âmes d’une fièvre poétique et matérielle, en mêlant à l’air limpide qu’on respire une onde sonore qu’on écoute.” »
Après avoir donné un coup d’œil au palais des Papes, nous franchissons le Rhône et visitons l’ancienne ville de Villeneuve-d’Avignon. Nous rentrons à Avignon, après avoir repassé le fleuve qui coule majestueux et qu’on voit serpenter au loin du haut du pont. Sur une terrasse à gauche, qui domine la place et le palais des Papes, nous apercevons une grande chapelle, Notre-Dame des Doms. Mon maître me dit : « Voyons un peu ; il y a quelquefois dans l’intérieur de ces monuments anciens des choses qui sont à examiner de près, tels que des vitraux, etc... » Après avoir fait le tour de l’église, nous apercevons sur la gauche, près de l’entrée, un hall, et là, dans une châsse en verre, une sainte de grandeur naturelle, qui y est étendue. Monsieur la regarde avec beaucoup d’attention comme toutes les choses qu’il veut approfondir et il dit à haute voix : « Cette statue est l’œuvre d’un artiste italien. En France, nous ne savons pas arriver à un fini aussi artistique. » En sortant, il donne quelque monnaie à la femme qui est préposée à l’eau bénite. Celle-ci lui apprend alors que la jolie sainte Nevia-Félicité qu’il venait d’admirer avait été offerte à cette église par le pape Pie IX.
En revenant vers la gare, Monsieur donne des regards à gauche et à droite dans des rues étroites où l’on aperçoit des façades de monuments gothiques. Le soir, il m’annonce que nous pouvons partir pour Nîmes, et il ajoute : « Ce sera amusant plus tard, quand M. Dumas me demandera où j’ai pris mon visage de femme, et que je lui répondrai : “Dans une châsse à Notre-Dame des Doms d’Avignon...” À vrai dire, je n’ai pas rencontré dans cette figure tout ce dont j’ai besoin pour mon type de femme. Cependant, j’ai vu là, dans cette expression de visage, le diamant brut que j’ai à tailler ; j’y ai perçu des détails d’art qui me serviront pour former les reliefs de mon sujet, que j’espère arriver à rendre d’une manière saisissante, touchant de près à la perfection. Je vais, du reste, dans mon Angelus, donner toute la puissance d’expression dont je suis capable ; tous les détails y seront soignés avec une minutie qui n’aura rien de fatigant. Je me sens admirablement disposé pour faire ce livre, que je possède si bien et que j’ai conçu avec une facilité surprenante. Ce sera le couronnement de ma carrière littéraire, je suis convaincu que ses qualités enthousiasmeront tellement le lecteur artiste qu’il se demandera s’il se trouve en face de la réalité ou d’un roman... »

Nîmes, 1er juillet. — Mon maître photographie les principaux monuments romains et nous faisons l’ascension de la tour Magne, au sommet du mont Cavalier. Le panorama qu’on embrasse de sa plate-forme est vraiment merveilleux, mon maître ne se lassait pas de l’admirer...
Le lendemain, à 8 heures du matin, nous roulons en voiture sur la grande route blanche qui conduit au pont du Gard. Des batteries d’artillerie, qui se rendent à Nîmes pour une revue, avancent dans un tourbillon de poussière si épais qu’on n’y voit plus. Mon maître tousse un peu, mais ne se plaint pas ; toute son attention est attirée par les canons que nous croisons. Deux cents pas avant d’arriver au restaurant du pont du Gard, des cris de volailles effrayées se font entendre sous bois, à notre gauche. Mon maître saute à bas de la voiture et court vers l’endroit d’où partent les cris de ces pauvres bêtes. Je le suis, et nous voyons, sur le bord du sentier mal tracé, un renard qui fuit à fond de train, emportant une poule. Mon maître regrette de n’avoir pas son fusil...
Nous arrivons au pont des Romains ; nous admirons la majesté des travaux dont ils ont doté cette partie de la France. Pour y monter, on a le choix entre plusieurs sentiers tortueux. Je m’engage dans l’un d’eux, porteur de l’appareil photographique, des plaques de réserve et d’une longue-vue ; j’arrive à la plate-forme avant mon maître, qui avait pris sans doute un sentier plus difficile. Lorsqu’il s’aperçoit que j’avais de l’avance sur lui, il fait un effort visible pour franchir cette crête, peu facile à vrai dire. Il prend un cliché du pont, du côté de la passerelle Louis XIV, puis nous allons d’un bout à l’autre de l’étroit couloir, qui se trouve au sommet du pont reliant les deux rives sauvages de ce torrent. De là, on domine les bois des environs. En ce moment, ce que me dit mon maître est des plus intéressant. Il me cite les épisodes dont ce pont fut le théâtre, vers la fin du quatrième siècle, aussitôt qu’il fut construit ; puis il me vante l’utilité de cet aqueduc pour amener les eaux prises à la source d’Eure à Nîmes.
« Quelle leçon ! disait-il ; les Romains ignoraient l’impossible, quand il s’agissait de la santé publique. Outre leurs travaux prodigieux, partout ils installaient des thermes où l’on se baignait gratuitement. Ah ! certes, ils étaient pratiques à ce point de vue ! Il est triste de constater que cette bonne habitude qu’ils nous avaient indiquée de nous régénérer par l’eau se soit perdue, car notre race y eût beaucoup gagné. »
Nous passons une demi-journée à Cette, puis nous partons pour Toulouse, où nous descendons hôtel Tivollier, rue d’Alsace-Lorraine.
De bon matin, mon maître est à la fenêtre de sa chambre ; il regarde le ciel et me demande si je crois au beau temps pour la journée. Je lui réponds que cette région m’étant inconnue, je ne pouvais lui donner une appréciation ; mais que si j’étais dans les pays du Nord, je lui dirais qu’avec une matinée sèche sans rosée aucune, telle que nous l’avons, et les fumées et brumes résorbées par le soleil levant, c’est le plus souvent de la pluie pour l’après-midi.
Mon maître me demanda alors si j’avais visité le Capitole. Je lui répondis négativement, et j’ajoutai : « Je ne sais pourquoi, mais les gens et les choses de ce pays-ci me déplaisent. Peut-être, ajoutai-je, est-ce parce que, dans ma première jeunesse, j’ai eu à supporter pendant trois années le voisinage d’un Toulousain, hâbleur à un tel point qu’il me donnait sur les nerfs ? »
Mon maître dort mal dans cet hôtel, où il y a trop de moustiquaires, de rideaux et de draperies. Aussi, malgré la grande chaleur, il voyage toute une journée pour arriver à Bagnères-de-Luchon, où il pense qu’il vaut mieux s’installer dans un appartement pour le temps de sa cure. Je lui demande alors s’il ne serait pas préférable d’attendre un peu, pour voir si le climat lui conviendra. « En effet, me répond-il, je crois que vous avez raison ; il sera plus sage de voir si le traitement me convient aussi. »
Pendant trois jours, nous faisons des excursions, nous visitons les cascades de Juzet, de Montauban, puis la vallée du Lys et la cascade du Cœur ! Mon maître trouve la réunion de ces noms heureux et en rit sous cape, tout en ajoutant quelques réflexions spirituelles de circonstance. Nous terminons notre tournée parla cascade de l’Enfer, qui tombe de très haut ; nous contournons le sentier de gauche et nous gagnons le glacier, que Monsieur trouve bien, « quoiqu’il en ait vu de plus imposants », dit-il.
Le guide a peine à nous suivre dans cette ascension ; aussi, de retour à l’auberge, on lui offre un cordial ; le cocher et lui, sont très surpris de voir mon maître et moi partir sans rien prendre à la buvette. Mais nous avons très chaud, et c’est bien enveloppés dans nos plaids que nous descendons cette jolie et fraîche vallée, en suivant les bords d’un ruisseau cascadeur dont la douce musique était comme un chant poétique exécuté au loin par des divinités mystérieuses dans quelque palais souterrain habité par des fées.
La quatrième journée, mon maître la passe à Luchon et, le soir, d’accord avec son médecin, il décide de ne pas continuer la cure. Les odeurs de soufre de l’établissement lui portent sur le système nerveux ; s’il s’obstinait à continuer, cela pourrait lui faire le plus grand mal, lui dit ce brave docteur espagnol. Puis, Luchon est si monotone ! C’est un entonnoir où l’on ne respire pas et où l’on ne voit le soleil apparaître au faîte des montagnes qu’à dix heures. Ne faisant pas d’équitation, on n’a jamais l’occasion de gravir ces monts sévères pour aller assister, sur les hauteurs, au lever de l’astre du jour...
À la suite de la décision de la Faculté, mon maître me fait les réflexions suivantes : « L’odeur du soufre est partout très forte ici. Dans l’intérieur de l’établissement thermal, c’est moins supportable encore que dans les mines de soufre que j’ai visitées en Sicile. »

Nous voici à Divonne-les-Bains. Mon maître désire être un peu éloigné du centre du bourg ; aussi c’est dans la campagne, chez la veuve d’un médecin, dans une sorte de ferme, que nous prenons un pied-à-terre. Les jours suivants, je partis faire les provisions au village, et je revins par des sentiers qui traversaient des champs d’avoines et de blés dorés ; ils étaient séparés par endroits de grandes parties de trèfle vert, sur lequel semblait étendu un léger tapis incarnat au fond violet très doux. Sur les bords de ce sentier, je trouve des trèfles à quatre, six et huit feuilles, toujours en nombre pair, ce qui porte chance, d’après le dire des gens des champs...
M. de Maupassant, lui, va par la route prendre sa douche, deux fois par jour. Mais ce chemin lui paraît long par sa monotonie ; seuls, quelques rares noyers coupent un peu l’horizon et jettent une note pittoresque dans le ciel d’un bleu foncé. Il y a bien le mont Blanc là-bas, mais il est loin, puis on le laisse à gauche pour aller à Divonne.

Le quatrième jour, à 7 heures du matin, mon maître est déjà prêt ; il part prendre sa douche, je sais qu’il a peu dormi depuis quatre jours que nous sommes ici. Il me dit qu’il entend des choses anormales la nuit, et je suis tout disposé à le croire, puisque, tout éveillé, assis sur une mauvaise chaise qui me fait mal, moi aussi, j’entends des bruits, que je ne peux m’expliquer. J’ai sûrement le système nerveux un peu tendu, mais cela ne m’empêche pas d’avoir tout mon esprit, et nous ignorons l’un comme l’autre ce qu’on appelle ordinairement la peur. Que cette maison soit hantée ou pas, cela nous laisse indifférents, mais tout de même, nous voudrions bien prendre un peu de repos. Enfin, la nuit dernière, puisque nous ne pouvions pas dormir et que des souris passaient sous nos yeux en groupes, comme des patrouilles en reconnaissance, la lumière ne les gênant nullement, nous avons organisé un jeu d’embûches pour ces imprudentes.
Avec le filet à provisions et quelques autres engins inventés pour la circonstance par mon maître, nous avons capturé trente-deux de ces bestioles, qui subirent sur-le-champ le sort du martyr saint Laurent. Seulement, au lieu du gril, elles eurent l’honneur d’un brillant feu de joie. Je pensais : « Si Piroli était là, quelle fête ! » Mon maître n’est qu’à moitié satisfait du résultat, car on n’a pas pu prendre un seul rat, et ce sont les rats, paraît-il, qui font ce bruit qu’on ne peut s’expliquer.
L’après-midi qui suivit ce sacrifice, j’allai avec mon maître à Divonne ; nous avions pris mon sentier préféré. En marchant, je lui contai ma superstition à propos des trèfles à feuilles paires. Cela fit bien rire Monsieur, et il accéléra le pas, au point que j’eus peine à le suivre. Après quelques minutes de cette allure, il ralentit tout à coup son train et, de la main, il désigna un grand Christ qui domine l’entrée du cimetière : « C’est sûrement l’homme le plus intelligent, le mieux organisé qui soit venu sur la terre. Quand on pense à tout ce qu’il a fait ! Et il n’avait que trente-trois ans quand ils l’ont crucifié !... Napoléon Ier, que j’admire, dans son génie seulement, disait : « Dans tout ce qu’a fait cet homme, — Dieu ou non — il y a quelque chose de mystérieux, d’insaisissable, aux... »
Ici, mon maître s’arrêta, nous avions dû nous garer sur le côté de la route pour laisser passer un troupeau de belles vaches rousses qui allaient au pâturage.
Nous sommes arrivés au bourg, mon maître y loue une moitié de chalet avec une cuisine. Le soir même, nous y sommes installés, la chambre de mon maître est au Midi, la salle à manger à l’Ouest ; c’est très bien et, dès la première nuit, Monsieur a eu un meilleur repos.
Après quinze jours d’un calme parfait dans cette proprette demeure, mon maître paraît avoir recouvré sa belle humeur et sa santé d’autrefois.
Un matin son médecin est venu déjeuner avec lui ; ils ont eu une conversation très animée et très gaie. Je dois dire que ce docteur, à ses qualités professionnelles, joignait un bel esprit et une philosophie d’à-propos parfaite qui plaisait beaucoup à mon maître. Il avait sur lui l’autorité de l’homme de science ; à côté de cela, on voyait le bien que faisait son traitement. Les bonnes douches de cette eau glacée, qui descend des monts de France ; cette retraite sur ce coin de terre isolé, comme perdu dans cette chaîne immense de montagnes, au bord du lac Léman ; le bon air qui arrive de tous côtés des sommets ; des aliments de premier choix, tout semble réuni à souhait pour refaire le fameux canotier de Sartrouville. En effet, il engraisse, son teint est superbe, il dort ses nuits presque entières ; c’est à peine s’il m’appelle une fois ou deux.
Mon maître fait de temps à autre une promenade à tricycle. Avant-hier, il est allé au château de Voltaire à Ferney ; aujourd’hui, il va à Prégny chez la baronne de R..., et il me donne la liberté de l’après-midi en me disant que si cette dame le retient, il restera à dîner.
Je m’en allai me promener sur la route de Gex. Mais, malgré la chance qui semblait nous sourire, puisque M. de Maupassant regagnait sa belle santé, et tout le bonheur que m’avaient promis les trèfles symboliques, j’avais une appréhension, je ne m’éloignais pas trop. Je rentrai à la maison vers 4 heures et demie ; mon maître y arrivait en même temps que moi, la figure toute congestionnée. La baronne était absente et il avait fait ce trajet de Divonne aux portes de Genève sous un soleil brûlant, torride dans cette vallée. Il avait voulu rentrer sans s’arrêter, sans prendre de repos, et, au retour, accablé par la chaleur, il fut pris d’un étourdissement, tomba de machine et se luxa deux côtes. Après un repos pris sous un hangar de ferme, il eut le courage de remonter ; et le voilà, là, tout désolé, non du mal que lui fait son côté, mais de la secousse que cette chute (qui semble une atteinte d’insolation) peut avoir d’influence sur son cerveau, si bien équilibré tous ces temps derniers qu’il avait pu travailler avec une extrême facilité à son Angelus.
Le docteur est là, il reconnaît la luxation des côtes, ordonne d’enfermer le thorax dans une série de bandes bien maintenues. Mon maître semble tout réconforté après la visite de ce bon docteur. La nuit est cependant mauvaise ; à plusieurs reprises il défait ses bandes, et toujours à nouveau je dois recommencer ce travail pas très facile. Enfin, à 5 heures du matin, il s’endort.
La nuit suivante est un peu plus calme. Je sommeille sur une chaise de la salle à manger, quand j’entends, comme une musique, la petite pendule me sonner deux heures du matin ; je me dis : « C’est la mauvaise. » En effet le malade ne manque pas de m’appeler. À ce moment précis, des idées de tristesse me torturaient l’esprit, mon cœur battait comme sous le coup d’une grande émotion, dans une sorte de demi-sommeil ; j’avais le pressentiment qu’un malheur n’arrive jamais seul.
Le 15, à 9 heures du matin, une voiture est à la grille du jardin. Une dame en descend. Ah ! mon Dieu, voilà mes pressentiments réalisés ! Elle explique que c’est à son voyage en Suisse que nous devons l’honneur de sa visite...
Six jours plus tard, un coupé est de nouveau à la porte pour emmener la visiteuse, mais quel n’est pas mon émoi, quand je vois le cheval s’abattre comme une masse. Cet accident pouvait différer le départ de l’inconnue, et c’est ce qu’il ne fallait à aucun prix pour mon maître. Enfin la bête se remet sur pied et peut conduire à Genève celle que mon maître voyait s’éloigner avec plaisir.
Il s’agit maintenant de se ressaisir, de rendre la paix, le calme, à l’écrivain surmené pour qu’il puisse nous donner de nouveaux chefs-d’œuvre.
Le 23 août, une détente se produit dans l’état général de mon maître ; le docteur est venu déjeuner ce matin, il a trouvé une amélioration sensible des côtes. C’est un point dont on n’aura plus à s’occuper d’ici quelques jours, et fort heureusement, car un autre ennui a surgi.
Deux personnes ont loué les chambres attenantes aux nôtres. Ils n’y sont pas depuis trois jours, que, la nuit, ils font un tapage insupportable. Ce sont des orgies sans fin, indescriptibles. M. de Maupassant part de là pour me raconter qu’il lui est arrivé souvent de sortir la nuit au grand air pour se désinfecter des odeurs dont sont imprégnées ces chambres d’hôtel : « Ces grandes casernes où l’on dort le plus souvent séparés par une simple porte, dit-il, sont quelquefois très instructives ; et je me propose d’écrire bientôt une nouvelle intitulée La première nuit, qui sera une sorte de mémento comique, pour les mariés de la matinée. J’ai recueilli des documents extraordinaires à l’hôtel Noailles à Marseille... »

Aujourd’hui nous avons bien travaillé ; j’ai transporté le lit de mon maître de l’autre côté de la chambre. Des couvertures, des plaids et des tentures, que la propriétaire a bien voulu nous donner, sont tendus le long de la cloison de séparation ; et, ma foi, ce capitonnage un peu épais forme un assez bon isolateur. Le même bruit continua les nuits suivantes, mais assez atténué pour permettre de se reposer.

En exécutant ce travail de nouvelle installation dans sa chambre, Monsieur me raconte comment il a découvert Mme X... : « C’était, me dit-il, au printemps de 1883, je passais à Andrésy, en yole bien entendu. Après avoir contourné l’île et donné un coup d’œil au barrage de Fin-d’Oise, je fis demi-tour et j’eus le désir d’aller, sur cette bande de verdure entourée d’eau, prendre un peu le frais et me reposer. J’accroche ma yole, je marche dans un fouillis de ronces. À cette époque, ce coin était encore un peu sauvage, aujourd’hui c’est aussi visité que la Jatte. Je me dirige vers un orme que je voyais garni très bas de petites branches me promettant un peu d’ombre. En approchant, je m’aperçois que la place est occupée. J’hésite... Est-ce un homme, est-ce une femme ? En passant à une petite distance, je reconnais que c’est une femme qui a un chapeau de canotier et un maillot.

« Juste à ce moment, elle relève un fichu sur ses épaules, probablement parce qu’elle sentait la fraîcheur. Je suis fixé, cette dame lit un livre, là, toute seule. Cela me sembla drôle. Est-elle bien seule ? Là est la question. En me rapprochant un peu, je reconnais qu’elle lit Une Vie avec une attention dévorante. Alors je me dis que cette particularité va faciliter les présentations. Je vais me promener sous la belle allée des tilleuls d’Andrésy. Vers les 6 heures, un quidam va, avec une barque, prendre la liseuse de l’île. Je suis le mouvement de près ; avec ce monsieur, d’autres couples prennent place à une table du restaurant Chantry. Je me fais servir à une table assez rapprochée pour bien la voir.

« Le restaurateur me dit qu’elle est mariée au monsieur brun. Sur le moment, je suis un peu dépité, puis le tavernier revient m’apprendre qu’il croyait avoir entendu dire qu’ils devaient se séparer.

« L’inconnue me parut jolie, de caractère espiègle, genre gamin de Paris. Alors je ne puis me défendre de réflexions mélancoliques à son sujet. Voilà deux êtres jeunes et beaux, ils sont déjà fatigués l’un de l’autre et vont être malheureux pour le reste de leurs jours. Quelle comédie que le mariage, tel que nous l’ont fait les conventions ! Ne serait-il pas plus simple et plus équitable de laisser deux êtres suivre la bonne nature et suivre la pente de l’instinct ?

« Quelques semaines plus tard, j’étais lié avec cette société, qui adorait le bord de l’eau... »


Les premiers jours de septembre sont passés et le soleil nous quitte tôt derrière les montagnes ; pour nous dédommager un peu, nous sommes, un matin, de très bonne heure sur les hauteurs ; nous attendons le lever de l’astre en suivant une mignonne rivière (la Versoix), dont l’eau limpide et froide coule vite vers la vallée, emportant parfois des pierres assez fortes qui laissent à découvert de jolies truites aux reflets argentés. Des pêcheurs sont dans l’eau, tout retroussés ; ils prennent à la main ces petites bêtes qui leur échappent quelquefois pour reprendre leur course au fil de l’eau, et vite se cachent sous le premier caillou propice. Ce jeu amuse mon maître, qui avait longtemps désiré voir cette pêche et aussi la façon dont on prenait ces poissons à la chair si délicate : « Cette pêche, me dit-il, avec ce soleil sur ces monts et sur cette plaine, vue d’ici, me donne des inspirations dont je vais faire une chronique pour le Gaulois. »

Nous nous disposons à quitter Divonne ; mon maître me dit qu’il a trouvé le sonnet qu’il voulait faire pour M. Gounod.

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