François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 19-31.
Chapitre Premier Chapitre II Chapitre III

Chapitre II
Juin — Octobre 1884

Étretat. — Jardinier modèle. — Tirs au pistolet. — Poules et coq. — Arrosage. — Le jeu de boules. — Les deux saints de bois. — La chambre d’amis. — Une jeune américaine. — Maître Renard. — Le feu à la maison. — Marie Seize. — Octobre. — Les feuilles d’automne. — Bel-Ami est terminé.
Étretat. Juin 1884. — Nous sommes des premiers arrivés à Étretat ; mon maître en profite pour se reposer et travaille à une nouvelle, dans l’intervalle de ses chroniques.
Puis, son jardin l’occupe ; il passe des heures avec Cramoyson, discutant les emplacements pour les parterres d’été. Il s’agit de reconnaître les arbres qui se sont développés le plus rapidement, afin de choisir les espèces à planter de préférence, dans l’avenir, selon la convenance du terrain.
Levé vers 8 heures, il ne veut rien prendre ; il dit que cela le gêne pour travailler ; il prétend que le café au lait le matin est un repas de femme. Il fait plusieurs fois le tour de son jardin, visite ses poissons rouges, rentre se baigner les yeux ; souvent il écrit jusqu’à 11 heures, puis il prend son tub à l’eau froide, fait sa toilette et déjeune. Après quoi, il tire tous les jours ses quarante à cinquante balles au pistolet... D’abord il tire dix balles à vingt pas au visé, dix autres au commandement ; puis dix à quarante pas au visé, plus dix au commandement un, deux, trois ; ces vingt dernières, toujours à double charge. Quand il est satisfait de ses coups, il s’arrête ; sinon, il tire encore dix balles, mais il est très rare qu’il en tire davantage, « car, dit-il, cela devient inutile et même nuisible pour faire un parfait tireur ».
À ce train, la provision de balles apportée de Paris fut vite épuisée ; on demanda alors du vieux plomb chez François Jeanne et mon maître m’initia à la fabrication de ces projectiles. Dès le début, j’arrivai à en faire de cinq à six cents dans mon après-midi.
« Vous voyez, me dit-il, comme vous êtes déjà habile, et ne trouvez-vous pas que c’est amusant ?... Seulement faites bien attention que votre cuillère ne glisse pas dans l’eau, car le plomb bouillant vous sauterait aux yeux ; c’est très dangereux. Je voudrais même que vous mettiez des lunettes, je serais plus tranquille. »
Armé de doubles yeux sur mon nez, je suis arrivé à faire mille balles dans mon après-midi, tout en m’amusant.

Vers 2 heures et demie ou 3 heures, M. de Maupassant va quelquefois voir la mer, mais le plus souvent c’est vers 5 heures et demie.
Un jour que nous parlions cuisine, mon maître me disait que Vimont, notre boucher, avait de très bonne viande :
« Vous le connaissez ? Comme il est fort ! Chez lui, la graisse n’est pas du mou ! Je crois qu’il a bien douze enfants. En voilà un buveur de champagne ! Il lui est arrivé d’en boire jusqu’à quatorze bouteilles... Ah ! Et puis, dites donc, François, il me vient une idée, je voudrais avoir des poules, pour être certain d’avoir des œufs frais à mon déjeuner ; vous pourrez ainsi m’en faire à la coque tous les jours. Dites à la marchande de m’en apporter six, et un beau coq, le plus beau qu’elle aura. Je vais prier Cramoyson de faire tout de suite un entourage avec du treillage en fil de fer à côté de la cabane au bois, assez grand pour que ces bêtes aient de l’herbe et de quoi picorer. »
Deux jours après, les poules arrivèrent avec un coq superbe, qui avait une crête remarquable et un cou tout doré.
Mon maître me recommanda d’en avoir bien soin, de leur faire des pâtées avec les restes de pain, du son et du lait. « Et moi, ajouta-t-il, je leur donnerai du petit grain. » Cramoyson en déposa un sac dans la cabane.

Plusieurs fois par jour, mon maître visitait ses poissons rouges, mais il aimait surtout s’attarder près de ses poules ; il ne se lassait pas de les regarder, observant leurs moindres mouvements et s’en amusant. Elles étaient, il faut le dire, fort belles, et le coq était encore plus rouge qu’à son arrivée.
« Est-il beau, me disait-il, ce gaillard-là ! Je voudrais être peintre, j’en ferais sûrement un tableau réussi... Voyez l’expression de sa tête. L’œil est-il assez fier ! Et sa belle crête d’un rouge vigoureux ! puis son col brillant, nuancé, il est étincelant ; et cette prestance majestueuse ! Regardez sa queue ; quel superbe panache ! Mais vous savez, en général, ils ne la gardent pas longtemps... Les œufs sont très bons, ils n’ont aucun rapport comme goût avec ceux de Paris. Vous direz à la marchande que pour le mois de juillet je lui demanderai six autres poules pondeuses, car celles-ci, d’ici là, seront fatiguées... »

Le jardin prenait bonne tournure ; Cramoyson nous annonça qu’il y avait des haricots verts prêts à être cueillis et des petits pois en fleurs : « Oui, dit mon maître, ils sont très beaux. Vous saurez, François, que je ne mange pas de carottes, pas de choux, pas d’oseille et surtout jamais d’épinards ! Cramoyson vous donnera, autant que possible, haricots verts, flageolets, petits pois et salades variées pour cuire. De la salade cuite, vous pouvez m’en donner tous les jours, à la crème fraîche, bien entendu. »
Dans une de ses visites à ses rosiers, M. de Maupassant avisa un jour un petit arbre qui se trouvait sur le bord du chemin. Il le montra à Cramoyson : « Voyez comme a changé en une année ce frêne ! Puisque ce terrain lui convient, nous en mettrons une rangée dans la prairie le long de la haie ; car les sycomores ne prospèrent pas, ils ne donnent vraiment pas beaucoup d’ombre. Sur le bord du sentier de la grande haie, devant la maison, nous ajouterons aussi quelques peupliers blancs ; ils poussent très vite et sont gais à l’œil. »
J’avais apporté de Paris une petite pompe Japy avec les tuyaux nécessaires pour arroser jusqu’au bout du jardin des deux côtés. C’est bien commode : l’un de nous pompe et l’autre dirige le tuyau ; cela va plus vite qu’avec les arrosoirs et c’est moins fatigant. « De cette façon, remarque Monsieur, quand vous ne serez pas là, Cramoyson, j’aiderai François pour entretenir les fraisiers dans un bon état d’humidité, afin que nous puissions avoir des fraises sans interruption. » La petite pompe aspirante et foulante installée près de la grosse pompe, qui occupait déjà le dessus du puits, ressemblait à un petit jouet, et je crois que mon maître la considérait comme telle, car, à tout moment, il s’amusait à la faire fonctionner, en disant : « C’est pour qu’elle ne perde pas son eau. »
Quand il s’agissait d’arroser, c’était toujours son tour d’être à la pompe. Quand je me proposais pour le remplacer, il me renvoyait en donnant pour motif que j’envoyais l’eau plus en pluie et avec plus de douceur que lui. Il valait donc mieux me charger de tenir la lance.

Le 22 juin, nous avons eu la visite d’une dame ; puis, le 24, visite d’une autre dame et huit personnes à dîner.
On commença de jouer aux boules. Mon maître s’amusait ; c’était plaisir de l’entendre rire quand il avait bien joué, ou encore quand il pouvait déplacer les boules de ces dames ce qui les faisait courir et jeter des cris perçants comme ceux des enfants.

Un beau matin, il fait tomber toutes les pommes des pommiers pour qu’elles n’épuisent passes jeunes arbres.

Tous les jours, la matinée se passe de la même façon. Mon maître se promène et travaille, mais, après le déjeuner, il ne quitte guère la grande haie du côté d’Étretat ; dans cette haie se trouve une trouée, par laquelle il aperçoit ces dames arrivant du fond de la passée, à la sortie du manège Justin. Et aussitôt qu’il les voit, il se hâte de sortir les boules, ou bien il plante les arceaux du croquet...
Il fallait se mettre à jouer tout de suite. Souvent même, il ne donnait pas le temps aux dames de déposer leurs manteaux et leurs chapeaux à la maison. On étendait le tout sur la petite haie d’épines qui séparait la prairie du jardin et la partie était immédiatement engagée. Le joueur s’y donnait entièrement, avec une telle fougue qu’on pouvait se demander si l’auteur d’Une Vie remarquait les intonations et les propos aimables que ces dames lui envoyaient avec des « Très bien, mon cher » ; où des « Attention, mon petit » et que l’écho de la côte de Fécamp répétait lentement, mais fidèlement.

Le 26, à la nuit tombante, j’aperçois, dans le chemin de la cuisine, une grande femme poussant devant elle une brouette chargée. C’était la suppléante du magasin d’antiquités le Vieux Rouen qui apportait les achats que mon maître avait faits dans la journée.
Me désignant deux saints en bois parmi ces objets, mon maître me dit : « Voyez comme c’est bien travaillé ; ils sont fins, j’en suis très content, surtout parce que ce sont des saints d’outre-Manche, et qu’ils n’ont rien d’anglais. » Les autres objets furent placés un peu partout, mais principalement dans la chambre des étrangers ; il voulait la rendre gaie, parce qu’elle devait prochainement recevoir un ménage. Alors, avec une minutie digne d’une ménagère émérite, il prend note de ce qui manque encore dans la chambre : boîte à poudre de riz, flacons à odeur, glace à trois faces pour se coiffer, pelote à épingles. « J’achèterai cela cette après-midi, dit-il. Il y a bien un sous-main, avec papier, plumes et buvard ? Oui. C’est très bien !... »
La première personne qui occupa cette chambre, à laquelle il avait donné tous ses soins, fut une jeune américaine, auteur de plusieurs romans publiés en France. Cette dame était aussi intelligente que belle. Un matin que la femme attachée à son service n’arrivait pas pour lui donner son déjeuner, elle me dit : « Mais, François, vous pouvez bien entrer dans ma chambre et déposer le plateau sur la table, cela ne me gêne aucunement, je suis couverte dans mon lit. »
Cette même dame disait un jour à mon maître, au milieu d’une discussion littéraire : « Tous vos critiques, qui se donnent tant de mal pour analyser une œuvre nouvelle, me font rire ; car, enfin la littérature n’est pas une chose si complexe. Moi, je n’ai jamais appris la langue française, j’écris tous les mots en me fiant aux analogies, et cependant ils acceptent mes livres, vous voyez bien ! » Elle ajouta : « S’ils me parlaient de la grande difficulté que rencontrent presque toujours à s’entendre deux êtres qui s’aiment entièrement..., vous comprenez ce que je veux dire... oui, qui savent se donner le maximum des plaisirs sensuels... Si cela arrive une fois, aussitôt un abîme les sépare. » Mon maître ne riait pas, son front s’assombrit et je remarquai un mouvement nerveux dans ses pupilles. Je n’entendis pas sa réponse, car il me pria de donner le plat suivant...

Quelques années plus tard, il m’envoya prendre des nouvelles de la santé de cette dame, hôtel Meyerbeer, au rond-point des Champs-Élysées. Un groom me conduisit à sa chambre ; j’étais à peine sur le seuil de la porte que cette dame me disait : « Entrez, entrez, François ! Venez près de moi, vous savez que je ne suis pas une bécasse. »
Je m’assis près de son lit, elle me pria de lui donner des nouvelles de mon maître. « Parlez-moi de lui longtemps, me disait-elle, vous ne me fatiguerez jamais sur ce sujet. »
Après lui avoir longtemps parlé, comme elle le désirait, elle me dit avec une légère émotion dans la voix :
« Oui, mon bon François, vous l’avez presque compris, cet être qui ne se découvre pas, car il faut avoir vécu près de lui comme je l’ai fait pour le saisir... Et vous savez, je n’aime pas seulement votre maître comme littérateur, je l’aime pour lui, comme on dit dans mon pays : for his good heart, for his extreme loyalty, and his great kindness (pour son bon cœur, pour son extrême loyauté, sa si grande bonté...) J’ai là, voyez-vous, sur ma table, entièrement écrite, notre conversation d’avant-hier. Ce cher brave ami est resté avec moi toute l’après-midi, il ne pouvait se décider à partir. C’est que, tous deux, nous nous demandions si ce ne serait pas notre dernier entretien ; car, mon pauvre François, d’ici deux ou trois jours, je vais être opérée d’un kyste, et l’on ne sait jamais ce qui peut résulter. Mais dites bien à mon ami Maupassant que si je reste sous le chloroforme, ma dernière pensée sera pour lui... »
Je rendis compte à mon maître de ma mission, et il en fut très touché.
J’eus longtemps devant les yeux le beau visage de cette dame : elle avait une magnifique chevelure d’or, qui s’harmonisait merveilleusement avec son teint de rose, et que retenait à peine un fichu de dentelle. Elle était vraiment belle !...

Juillet. — Le jeu de boules a un succès fou, mon maître est en excellente santé. Des amis arrivent, on leur donne deux chambres. Heureusement ils dorment jusqu’à 11 heures, ce qui permet à Monsieur de travailler toute la matinée. Après le déjeuner, il les emmène au bord de la mer ou à Saint-Jouin, chez la belle Ernestine.
Puis il donna quelques dîners et les soirées étaient très gaies. On jouait au mouchoir, souvent les nouveaux venus n’y comprenaient rien, mais il leur fallait bien s’y mettre, et, une fois lancés, ils s’amusaient beaucoup et riaient encore plus fort que les habitués. Ce jeu était sûrement celui qui plaisait le plus à mon maître.

Un matin je revenais des provisions, j’aperçois mon maître dans la prairie, entouré de toutes ses poules. Il m’appelle :
« Venez voir cet énorme trou dans la haie du champ, le treillage est relevé et au-dessous la terre est fouillée à une grande profondeur. Il n’y a pas de doute, c’est un renard. Il a senti la volaille, le gredin ! Mais, à nous deux !... Je vais dès aujourd’hui écrire à Paris, pour qu’on m’expédie par grande vitesse un piège à loup de première force. Je m’y connais et Cramoyson aussi ; ce ne sera pas long pour lui faire son affaire. »
Mon maître revenait avec moi du côté de la maison, ses poules le suivant toujours, comme si elles avaient compris qu’il s’occupait de leur défense, il eut même de la peine à s’en débarrasser pour passer la petite grille de séparation entre le jardin et la prairie.
Quand Cramoyson arriva dans la journée, mon maître lui montra le trou, et le pria de remettre tout en état, de consolider le treillage en attendant l’arrivée de l’appareil.

Août. — Tous les jours, depuis cette alerte, dès son lever, mon maître vérifiait tout le tour du carré normand.
L’appareil arriva, c’était une machine infernale, même très dangereuse à manier. Il fut placé derrière les cabanes en bois où couchaient les poules, on pensait qu’attiré par l’odeur, cet animal malfaisant viendrait se faire prendre.

Septembre. — « Pendant que j’y pense, m’ordonna M. de Maupassant, je voudrais que vous portiez, de temps à autre, un panier de poires aux dames de la poste, et aussi chez Mme C... C’est la fille d’Offenbach, le grand musicien. Ce n’est pas pour les poires, mais je sais qu’elle est très sensible aux attentions qu’on a pour elle... La perte de son frère lui a porté un coup très dur, elle en a éprouvé un grand et profond chagrin ; moi aussi, du reste, j’ai été très peiné de voir partir ce pauvre garçon, je l’aimais beaucoup, il était si bon, si franc camarade, et il n’avait que vingt-deux ans ! »

Le 12 septembre, mon fourneau de cuisine ne veut pas s’allumer, pour l’y décider, je lui administre quelques cuillerées de graisse, deux minutes plus tard le feu était à la cheminée. Mon maître en entendant les crépitements, vient me prévenir. Nous sortons dans le jardin et nous voyons les étincelles emportées par le vent : « Ce ne sera rien, me dit-il, mais il faut tout de même faire attention, car ma première maison, celle que j’avais avant celle-ci, a été consumée, et je n’ai jamais su comment le feu a pris. Il est vrai qu’elle était construite très légèrement et couverte en chaume. Nous jouions dans le jardin quand on s’aperçut que le feu était partout. Comme nous n’avions pas les moyens de nous rendre maîtres de l’incendie, nous nous sommes tous mis à chanter et à danser autour de ce feu de joie improvisé et inattendu. »

Dans les derniers jours de septembre, un soir, à la nuit tombante, j’entends qu’on parle très haut dans le jardin du côté de ma caloge. Je m’avance et j’aperçois mon maître avec Marie Seize, une célébrité de la bohème locale. Je rentre aussitôt dans ma cuisine. Monsieur arrive sur mes talons, en criant : « En voilà une bonne femme ! Quel crampon ! Jamais on n’a vu rien de pareil. Figurez-vous qu’elle couchait ces années passées dans les bateaux au bord de la mer, avec son mari et ses six enfants ; la commune, pour s’en débarrasser, lui loua une baraque en bois, là-haut, en face, sur la côte. Je lui ai toujours accordé des secours, mais cette année, vraiment, elle va trop loin ! Je lui ai donné plus de vingt fois dix francs ; comme elle n’ose plus venir ici, elle m’attend à tout moment à la passée, et maintenant elle vient me dire qu’elle, son mari et ses enfants n’ont aucun vêtement pour l’hiver ; et que je dois les habiller, si je ne veux pas les voir mourir de froid ! Je lui ai donné vingt francs. Mais si elle revient vous l’enverrez promener !... »
Lorsque mon maître fut à table, il se mit à me parler de nouveau de Marie Seize : « Voyez tout de même si elle a de l’astuce ! Elle vient comme cela à la tombée de la nuit, car dans le jour elle n’oserait pas sortir ; elle n’a sur elle qu’un mauvais jupon et un corsage tout en morceaux, pieds nus, jambes nues, ses bras à l’air. Enfin, avouez qu’elle est extraordinaire et d’un sale ! Elle est répugnante ! Dans toutes ses plaintes, elle me disait : “Monsieur de Maupassant, si vous ne m’aidez pas, il ne me reste qu’à me jeter à la mé, avec tous mes enfants, oui, à la mé ; je les attacherai et d’un coup tous à la mé !” Vlan ! comme si c’était déjà fait. Mais je suis bien tranquille sur son sort de ce côté. »
À peine huit jours après, Monsieur m’appelle un soir, en me disant de voir qui s’avançait dans l’allée : c’était encore Marie Seize qui venait dire qu’elle n’avait plus de charbon et pas d’argent pour en acheter. Je fus avertir mon maître dans le salon. « C’est bien, donnez-lui dix francs », dit-il sans un mot de réflexion.

Octobre. — Les dernières pommes sont ramassées ; les feuilles des arbres tombent drues, il n’en reste plus beaucoup aux arbres, pour abriter Monsieur dans ses promenades matinales ; de plus, il est obligé de mettre ses bottines de chasse, tant la terre mouillée est lourde aux pieds. Mais un charme semble le retenir :
« C’est exquis, l’automne à la campagne ; me dit-il. Cet air vif qui emplit les poumons donne une sensation très agréable... Et puis c’est très poétique, la chute des feuilles, c’est même très intéressant ! Avant de quitter leurs attaches, elles prennent les teintes les plus variées. J’en ai remarqué qui ont passé par cinq et six couleurs ; celles des peupliers blancs sont particulièrement amusantes à suivre... »

26 octobre. — À 2 heures je porte sa pitance au coq et à sa dernière compagne, toutes les autres ayant passé par la casserole. Mon maître tourne autour de la mare, il me suit pour voir son coq manger ; il a une branche de fuschia à la main, et il me dit :
« J’ai fini Bel Ami, j’espère qu’il satisfera ceux qui me demandent toujours quelque chose de long ; car il y a des pages et des pages, et serrées ! Il y a toute une partie pour les dames, qui les intéressera, je crois. Quant aux journalistes, ils en prendront ce que bon leur semblera ; je les attends !...
« Avec ce beau soleil pâle, reprit-il, si je photographiais ces deux volailles qui ont l’air de deux abandonnés.
Ce qui fut fait aussitôt. Je ne sais pourquoi, mais les clichés ne rendirent pas. Sur ces entrefaites, arriva une dame qui fit jouer l’appareil devant la figure de mon maître ; on obtint un médaillon.

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