Guy de Maupassant : Rêverie sur les moutons. Poème publié tronqué dans Le Temps du 7 décembre 1897, puis en entier dans Pages retrouvées de Guy de Maupassant, G. Delaisement, Les Amis de Maupassant, 1962, p. 14-16.

Rêverie sur les moutons

Paissez, moutons, paissez dans les vastes prairies,
Suivez en bondissant les bords d’un clair ruisseau,
Broutez le vert gazon des campagnes fleuries
Et le bourgeon naissant du fragile arbrisseau
Car vous ne craignez pas les orages du monde,
Il n’a point fait pour vous ses inflexibles lois ;
Quand le tonnerre frappe à la porte des rois,
Au fond d’un frais vallon, vous ignorez qu’il gronde.
Vous regardez courir vos timides agneaux
Au milieu des bosquets tout remplis de verdure ;
Vous êtes les enfants chéris de la nature,
Les plaisirs sont pour vous toujours doux et nouveaux.
Quand l’été de ses feux embrase les campagnes,
Dessèche les torrents et du haut des montagnes
Fait tomber l’avalanche ; alors le voyageur
Regarde vers le mont et voit, avec terreur,
Le redoutable bloc se détacher du faîte.
Il veut fuir l’ouragan qui menace sa tête,
Il est rejoint, il tombe, il pousse en vain des cris,
La neige l’environne en ses vastes replis.
L’infortuné, cédant au torrent qui l’entraîne
Jette un dernier adieu dans ces lourds tourbillons !
Le matin, quand le pâtre aperçoit dans la plaine
Ce vaste amas de neige et les larges sillons
Que l’avalanche avait tracés sur la montagne,
Il se signe, et, tremblant, rappelle à sa compagne
Le cri de désespoir qu’ils avaient entendu ;
Mais vous, sur le gazon, sous les épais ombrages,
Que vous importe à vous, la neige et les orages !
Et puis, pendant les vents et le froid des hivers,
Quand le rude aquilon dévaste l’univers,
Tranquilles et contents dans une bergerie
Vous laissez épuiser sa rage et sa furie
Et libres de soucis, de chagrins et de pleurs,
Vous attendez le temps des zéphirs et des fleurs.
Yvetot, 1867