Guy de Maupassant : Des Vers — Lettre-Préface. Lettre publiée dans Le Gaulois du 21 février 1880. À la suite de la publication dans La Revue moderne et naturaliste de son poème Au bord de l’eau, Maupassant fut poursuivi pour outrage aux mœurs par le parquet d’Étampes, ville où s’imprimait ce périodique. Pour se tirer de ce mauvais pas, il sollicita l’appui de Flaubert. Celui-ci ne se fit pas prier et lui écrivit une lettre ouverte, qui fut insérée dans Le Gaulois. L’aura du maître irréprochable, jadis poursuivi et acquitté pour Madame Bovary, fut suffisante et le parquet classa immédiatement l’affaire. En novembre 1880, cette lettre servit de préface à la troisième édition Charpentier du recueil Des Vers, et fut maintenue dans les éditions V. Havard (1884) et P. Ollendorff (1894) ultérieures.

Lettre-Préface

Croisset, le 19 février 1880.
Mon cher bonhomme,
C’est donc vrai ? J’avais cru d’abord à une farce ! Mais non, je m’incline.
Eh bien, ils sont délicieux à Étampes ! Allons-nous relever de tous les tribunaux du territoire français, les colonies y comprises ? Et comment se fait-il qu’une pièce de vers, insérée autrefois à Paris, dans un journal qui n’existe plus, soit criminelle du moment qu’elle est reproduite par un journal de province ? À quoi sommes-nous obligés maintenant ? Que faut-il écrire ? Dans quelle Boétie vivons-nous !
« Prévenu pour outrage aux mœurs et à la moralité publique », deux synonymes, formant deux chefs d’accusation. Moi, j’avais à mon compte un troisième chef, un troisième outrage « et à la morale religieuse », quand j’ai comparu devant la 8e chambre avec ma Bovary : procès qui m’a fait une réclame gigantesque, à laquelle j’attribue les deux tiers de mon succès.
Bref, je n’y comprends goutte ! Es-tu la victime détournée de quelque vengeance ? Il y a du louche là-dessous. Veulent-ils démonétiser la République ? Oui, peut-être !
Qu’on vous poursuive pour un article politique, soit ; bien que je défie tous les tribunaux de me prouver à quoi jamais cela ait servi ! Mais pour de la littérature, pour des vers, non ! C’est trop fort !
Ils vont te répondre que ta poésie a des « tendances » obscènes. Avec la théorie des tendances on va loin, et il faudrait s’entendre sur cette question : « La moralité dans l’art ». Ce qui est beau est moral ; voilà tout, selon moi. La poésie, comme le soleil, met de l’or sur le fumier. Tant pis pour ceux qui ne le voient pas.
Tu as traité un lieu commun parfaitement ; donc tu mérites des éloges, loin de mériter l’amende ou la prison. « Tout l’esprit d’un auteur », dit La Bruyère, « consiste à bien définir et à bien peindre ». Tu as bien défini et bien peint. Que veut-on de plus ?
Mais « le sujet », objectera Prudhomme, « le sujet, Monsieur ? Deux amants, une lessivière, le bord de l’eau ! Il fallait traiter cela plus délicatement, plus finement, stigmatiser en passant avec une pointe d’élégance et faire intervenir à la fin un vénérable ecclésiastique ou un bon docteur, débitant une conférence sur les dangers de l’amour. En un mot, votre histoire pousse à la conjonction des sexes ».
« D’abord ça n’y pousse pas ! Et quand cela serait, où donc est le crime de prêcher le culte de la femme ? Mais je ne prêche rien. Mes pauvres amants ne commettent même pas un adultère ! Ils sont libres l’un et l’autre, sans engagement envers personne. » — Ah ! tu auras beau te débattre, le grand parti de l’ordre trouvera des arguments. Résigne-toi.
Dénonce-lui (afin qu’il les supprime) tous les classiques grecs et romains sans exception, depuis Aristophane jusqu’au bon Horace et au tendre Virgile ; ensuite parmi les étrangers : Shakespeare, Gœthe, Byron, Cervantès ; chez nous, Rabelais « d’où découlent les lettres françaises », suivant Chateaubriand dont le chef-d’œuvre roule sur un inceste, et puis Molière (voir la fureur de Bossuet contre lui), et le grand Corneille, son Théodore a pour motif la prostitution, et le père La Fontaine, et Voltaire et Jean-Jacques ! Et les contes de Fées de Perrault ! De quoi s’agit-il dans Peau d’Âne ? Où se passe le quatrième acte du Roi s’amuse, etc. ? Après quoi il faudra supprimer les livres d’histoire qui souillent l’imagination.
Ah ! triples... J’en suffoque !
Et cet excellent Voltaire (pas le grand homme, le journal), qui l’autre jour me plaisantait sur la toquade que j’ai de croire à la haine de la Littérature ! C’est le Voltaire qui se trompe, et plus que jamais je crois à l’exécration inconsciente du style. Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis : 1° le public, parce que le style le contraint à penser, l’oblige à un travail ; et 2° le gouvernement, parce qu’il sent en vous une force, et que le Pouvoir n’aime pas un autre Pouvoir.
Les gouvernements ont beau changer, Monarchie, Empire, République, peu importe ! L’esthétique officielle ne change pas ! De par la vertu de leur place, les administrateurs et les magistrats ont le monopole du goût (exemple : les considérants de mon acquittement). Ils savent comment on doit écrire, leur rhétorique est infaillible, et ils possèdent les moyens de vous en convaincre.
On montait vers l’Olympe, la face inondée de rayons, le cœur plein d’espoir, aspirant au beau, au divin, à demi dans le ciel déjà ; une patte de garde-chiourme vous ravale dans l’égout ! Vous conversiez avec la muse ; on vous prend pour ceux qui corrompent les petites filles. Embaumé des ondes du Permesse, tu seras confondu avec les messieurs hantant par luxure les pissotières.
Et tu t’assoiras, mon petit, sur le banc des voleurs ; et tu entendras un particulier lire tes vers (non sans faute de prosodie), et les relire, en appuyant sur certains mots auxquels il donnera un sens perfide ; il en répétera quelques-uns plusieurs fois, tel que le citoyen Pinard, « le jarret, Messieurs, le jarret ».
Et, pendant que ton avocat te fera signe de te contenir (un mot pouvant te perdre), tu sentiras derrière toi, vaguement, toute la gendarmerie, toute l’armée, toute la force publique, pesant sur ton cerveau d’un poids incalculable. Alors, il te montera au cœur une haine que tu ne soupçonnes pas, avec des projets de vengeance, de suite arrêtés par l’orgueil.
Mais, encore une fois, ce n’est pas possible ! tu ne seras pas poursuivi ! tu ne seras pas condamné ! il y a malentendu, erreur, je ne sais quoi ? Le garde des sceaux va intervenir. On n’est plus aux beaux jours de la Restauration !
Cependant, qui sait ? La terre a des limites, mais la bêtise humaine est infinie !
Je t’embrasse.
Ton vieux,

Gustave Flaubert.

Cette lettre-préface était précédée, dans la troisième édition Charpentier, des lignes suivantes, prêtes depuis le mois de juin :

Paris, le 1er juin 1880.
Depuis que ce livre a paru (il y a un mois à peine), le merveilleux écrivain à qui il était dédié est mort, Gustave Flaubert est mort.
Je ne veux point ici parler de cet homme de génie, que j’admire avec passion, et dont je dirai plus tard la vie quotidienne, et la pensée familière, et le cœur exquis, et l’admirable grandeur.
Mais, en tête de la nouvelle édition de ce volume « dont la dédicace l’a fait pleurer », m’écrivait-il, car il m’aimait aussi, je veux reproduire la superbe lettre qu’il m’adressa pour défendre un de mes poèmes : Au Bord de l’Eau, contre le parquet d’Étampes qui m’attaquait.
Je fais cela comme un suprême hommage à ce Mort, qui a emporté assurément la plus vive tendresse que j’aurai pour un homme, la plus grande admiration que je vouerai à un écrivain, la vénération la plus absolue que m’inspirera jamais un être quel qu’il soit.
Et, par là, je place encore une fois mon livre sous sa protection qui m’a déjà couvert, quand il vivait, comme un bouclier magique contre lequel n’ont point osé frapper les arrêts des magistrats.
Guy de Maupassant.