Guy de Maupassant : À mon ami Robert Caudebec. Poème publié dans Pages retrouvées de Guy de Maupassant, G. Delaisement, Les Amis de Maupassant, 1962, p. 24-25.

À mon ami Robert Caudebec

Un auteur prétend, et non sans justesse,
Que l’homme est un fruit que Dieu coupe en deux,
Il faut qu’ici-bas il cherche sans cesse
Son autre moitié s’il veut être heureux.
On entend par là qu’il faut prendre femme.
Crois-moi cependant, il est bien permis
À deux jeunes gens de joindre leur âme
Faisons-le, Robert, et soyons amis.

On dit qu’un aveugle errant et timide
Rencontrant un jour un pauvre impotent
Le prit sur son dos, l’autre fut son guide,
Dieu nous a créés pour en faire autant.
Nous avons chacun mérite et faiblesse,
Imitons mes gens, je crois qu’en effet
Donnant ta folie et moi ma sagesse
Nous pourrons former un homme parfait.

Moi je t’apprendrai la belle nature
Car je sais aimer les champs et les bois,
Avec leurs parfums, leur verte parure,
Leur profond silence ou leurs douces voix ;
J’aime le matin quand la jeune aurore
Ouvre au beau soleil les portes des Cieux,
Et j’aime le soir quand cet astre dore
Le vaste océan de ses derniers feux.

Une folle ivresse étourdit ma tête
Quand je sens tomber les ombres du soir,
Quand autour de moi mugit la tempête,
Quand brille l’éclair à l’horizon noir.
Toi tu ne connais que plaisirs frivoles,
Que jeux insensés, volages amours,
Le Monde et Paris voilà tes idoles.
Crois-tu que ces biens dureront toujours ?

Je veux cependant, disciple fidèle,
Suivre tes leçons ; hélas, je crains bien
Que ce lourd travail ne lassant ton zèle
Tu ne perdes là ton peu de latin.
Allons à l’ouvrage, apprends la sagesse,
Et tu deviendras aussi fou que moi
Si, pauvre insensé, je tiens ma promesse,
Je serai bientôt léger comme toi.
Yvetot, 1868