Guy de Maupassant : Sur l’eau — 14 avril. Texte publié dans Les lettres et les arts du 1er avril 1888, puis publié dans le recueil Sur l’eau (pp. 219-240). Vous pouvez consulter les versions illustrées par Édouard Riou (Marpon et Flammarion, 1888), Alfred Le Petit (A. G. Mornay, 1927) ou Paul Baudier (La Trirème, 1951).
Mis en ligne le 28 décembre 1997.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet


14 avril.
J’allais me coucher hier soir, bien qu’il fût à peine neuf heures, quand on me remit un télégramme.
Un ami, un de ceux que j’aime, me disait : « Je suis à Monte-Carlo, pour quatre jours, et je t’envoie des dépêches dans tous les ports de la côte. Viens donc me retrouver. »
Et voilà que le désir de le voir, le désir de causer, de rire, de parler, du monde, des choses, des gens, de médire, de potiner, de juger, de blâmer, de supposer, de bavarder, s’alluma en moi comme un incendie. Le matin même j’aurais été exaspéré de ce rappel, et, ce soir, j’en étais ravi ; j’aurais déjà voulu être là-bas, voir la grande salle du restaurant pleine de monde, entendre cette rumeur de voix où les chiffres de la roulette dominent toutes les phrases comme le Dominus vobiscum des offices divins.
J’appelai Bernard.
— Nous partirons vers quatre heures du matin pour Monaco, lui dis-je.
Il répondit avec philosophie :
— S’il fait beau, Monsieur.
— Il fera beau.
— C’est que le baromètre baisse.
— Bah ! Il remontera.
Le matelot souriait de son sourire incrédule.
Je me couchai et je m’endormis.
Ce fut moi qui réveillai les hommes. Il faisait sombre, quelques nuées cachaient le ciel. Le baromètre avait encore baissé.
Les deux matelots remuaient la tête d’un air méfiant.
Je répétais :
— Bah ! Il fera beau. Allons, en route !
Bernard disait :
— Quand je peux voir au large, je sais ce que je fais ; mais ici, dans ce port, au fond de ce golfe, on ne sait rien, Monsieur, on ne voit rien ; il y aurait une mer démontée que nous ne le saurions pas.
Je répondais :
— Le baromètre a baissé, donc nous n’aurons pas de vent d’est. Or, si nous avons le vent d’ouest, nous pourrons nous réfugier à Agay, qui est à six ou sept milles.
Les hommes ne semblaient pas rassurés ; cependant ils se préparaient à partir.
— Prenons-nous le canot sur le pont ? demanda Bernard.
— Non. Vous verrez qu’il fera beau. Gardons-le à la traîne, derrière nous.
Un quart d’heure plus tard, nous quittions le port, et nous nous engagions dans la sortie du golfe, poussés par une brise intermittente et légère.
Je riais.
— Eh bien ! Vous voyez qu’il fait beau.
Nous eûmes bientôt franchi la tour noire et blanche bâtie sur la basse Rabiou, et bien que protégé par le cap Camarat, qui s’avance au loin dans la pleine mer, et dont le feu à éclats apparaissait de minute en minute, le Bel-Ami était déjà soulevé par de longues vagues puissantes et lentes, ces collines d’eau qui marchent, l’une derrière l’autre, sans bruit, sans secousse, sans écume, menaçantes sans colère, effrayantes par leur tranquillité.
On ne voyait rien, on sentait seulement les montées et les descentes du yacht sur cette mer remuante et ténébreuse.
Bernard disait :
— Il y a eu gros vent au large cette nuit, Monsieur. Nous aurons de la chance si nous arrivons sans misère.
Le jour se levait, clair, sur la foule agitée des vagues, et nous regardions tous les trois au large si la bourrasque ne reprenait pas.
Cependant le bateau allait vite, vent arrière et poussé par la mer. Déjà nous nous trouvions par le travers d’Agay, et nous délibérâmes si nous ferions route vers Cannes, en prévision du mauvais temps, ou vers Nice, en passant au large des îles.
Bernard préférait entrer à Cannes ; mais comme la brise ne fraîchissait pas, je me décidai pour Nice.
Pendant trois heures tout alla bien, quoique le pauvre petit yacht roulât comme un bouchon dans cette houle profonde.
Quiconque n’a pas vu cette mer du large, cette mer de montagnes qui vont d’une course rapide et pesante, séparées par des vallées qui se déplacent de seconde en seconde, comblées et reformées sans cesse, ne devine pas, ne soupçonne pas la force mystérieuse, redoutable, terrifiante et superbe des flots.
Notre petit canot nous suivait de loin derrière nous, au bout d’une amarre de quarante mètres, dans ce chaos liquide et dansant. Nous le perdions de vue à tout moment, puis soudain il reparaissait au sommet d’une vague, nageant comme un gros oiseau blanc.
Voici Cannes, là-bas, au fond de son golfe, Saint-Honorat, avec sa tour debout dans les flots, devant nous le cap d’Antibes.
La brise fraîchit peu à peu, et sur la crête des vagues les moutons apparaissent, ces moutons neigeux qui vont si vite et dont le troupeau illimité court, sans pâtre et sans chien, sous le ciel infini.
Bernard me dit :
— C’est tout juste si nous gagnerons Antibes.
En effet, les coups de mer arrivent, brisant sur nous, avec un bruit violent, inexprimable. Les rafales brusques nous bousculent, nous jettent dans les trous béants d’où nous sortons en nous redressant avec des secousses terribles.
Le pic est amené, mais le gui à chaque oscillation du yacht touche les vagues, semble prêt à arracher le mât qui va s’envoler avec sa voile, nous laissant seuls, flottants, perdus sur l’eau furieuse.
Bernard me dit :
— Le canot, Monsieur.
Je me retourne. Une vague monstrueuse l’emplit, le roule, l’enveloppe dans sa bave comme si elle le dévorait, et, brisant l’amarre qui l’attache à nous, le garde, à moitié coulé, noyé, proie conquise, vaincue, qu’elle va jeter aux rochers, là-bas, sur le cap.
Les minutes semblent des heures. Rien à faire, il faut aller, il faut gagner la pointe devant nous, et, quand nous l’aurons doublée, nous serons à l’abri, sauvés.
Enfin, nous l’atteignons ! La mer à présent est calme, unie, protégée par la longue bande de roches et de terres qui forme le cap d’Antibes.
Le port est là, dont nous sommes partis depuis quelques jours à peine, bien que je croie être en route depuis des mois, et nous y entrons comme midi sonne.
Les matelots, revenus chez eux, sont radieux, quoique Bernard répète à tout moment :
— Ah ! Monsieur, notre pauvre petit canot, ça me fait gros cœur de l’avoir vu périr comme ça.
Je pris donc le train de quatre heures pour aller dîner avec mon ami dans la Principauté de Monaco.
Je voudrais avoir le loisir de parler longuement de cet État surprenant, moins grand qu’un village de France, mais où l’on trouve un souverain absolu, des évêques, une armée de jésuites et de séminaristes plus nombreuse que celle du Prince, une artillerie dont les canons sont presque rayés, une étiquette plus cérémonieuse que celle de feu Louis XIV, des principes d’autorité plus despotiques que ceux de Guillaume de Prusse, joints à une tolérance magnifique pour les vices de l’humanité, dont vivent le souverain, les évêques, les jésuites, les séminaristes, les ministres, l’armée, la magistrature, tout le monde.
Saluons d’ailleurs ce bon roi pacifique qui, sans peur des invasions et des révolutions, règne en paix sur son heureux petit peuple au milieu des cérémonies d’une cour où sont conservées intactes les traditions des quatre révérences, des vingt-six baisemains et de toutes les formules usitées autrefois autour des Grands Dominateurs.
Ce monarque pourtant n’est point sanguinaire ni vindicatif ; et quand il bannit, car il bannit, la mesure est appliquée avec des ménagements infinis.
En faut-il donner des preuves ?
Un joueur obstiné, dans un jour de déveine, insulta le souverain. Il fut expulsé par décret.
Pendant un mois il rôda autour du paradis défendu, craignant le glaive de l’archange, sous la forme du sabre d’un gendarme. Un jour enfin il s’enhardit, franchit la frontière, gagne en trente secondes le cœur du pays, pénètre dans le Casino. Mais, soudain, un fonctionnaire l’arrête :
— N’êtes-vous pas banni, monsieur ?
— Oui, monsieur, mais je repars par le premier train.
— Oh ! en ce cas, fort bien, monsieur, vous pouvez entrer.
Et chaque semaine il revient ; et chaque fois le même fonctionnaire lui pose la même question à laquelle il répond de la même façon.
La justice peut-elle être plus douce ?
Mais une des années dernières, un cas fort grave et tout nouveau se produisit dans le royaume.
Un assassinat eut lieu.
Un homme, un Monégasque, pas un de ces étrangers errants qu’on rencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans un moment de colère, tua sa femme.
Oh ! Il la tua sans raison, sans prétexte acceptable. L’émotion fut unanime dans la principauté.
La Cour suprême se réunit pour juger ce cas exceptionnel (jamais un assassinat n’avait eu lieu), et le misérable fut condamné à mort à l’unanimité.
Le souverain indigné ratifia l’arrêt.
Il ne restait plus qu’à exécuter le criminel. Alors une difficulté surgit. Le pays ne possédait ni bourreau ni guillotine.
Que faire ? Sur l’avis du ministre des Affaires étrangères, le prince entama des négociations avec le gouvernement français pour obtenir le prêt d’un coupeur de têtes avec son appareil.
De longues délibérations eurent lieu au ministère à Paris. On répondit enfin en envoyant la note des frais pour déplacement des bois et du praticien. Le tout montait à seize mille francs.
Sa Majesté monégasque songea que l’opération lui coûterait bien cher ; l’assassin ne valait certes pas ce prix. Seize mille francs pour le cou d’un drôle ! Ah ! mais non.
On adressa alors la même demande au gouvernement italien. Un roi, un frère ne se montrerait pas sans doute si exigeant qu’une république.
Le gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à douze mille francs.
Douze mille francs ! Il faudrait prélever un impôt nouveau, un impôt de deux francs par tête d’habitant. Cela suffirait pour amener des troubles inconnus dans l’État.
On songea à faire décapiter le gueux par un simple soldat. Mais le général, consulté, répondit en hésitant que ses hommes n’avaient peut-être pas une pratique suffisante de l’arme blanche pour s’acquitter d’une tâche demandant une grande expérience dans le maniement du sabre.
Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et lui soumit ce cas embarrassant.
On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen pratique. Enfin le premier président proposa de commuer la peine de mort en celle de prison perpétuelle, et la mesure fut adoptée.
Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une, et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.
Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le jour sur une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autant sur une chaise devant la porte en regardant passer les voyageurs.
Mais le prince est économe, c’est là son moindre défaut, et il se fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies dans son État (la liste n’en est pas longue). On lui remit donc la note des frais relatifs à la création de cette fonction nouvelle, à l’entretien de la prison, du prisonnier et du veilleur. Le traitement de ce dernier grevait lourdement le budget du souverain.
Il fit d’abord la grimace ; mais quand il songea que cela pouvait durer toujours (le condamné était jeune), il prévint son ministre de la Justice d’avoir à prendre des mesures pour supprimer cette dépense.
Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux convinrent qu’on supprimerait la charge de geôlier. Le prisonnier, invité à se garder tout seul, ne pouvait manquer de s’évader, ce qui résoudrait la question à la satisfaction de tous.
Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine du palais resta chargé simplement de porter, matin et soir, la nourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pour reconquérir sa liberté.
Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments, on le vit arriver tranquillement pour les réclamer ; et il prit dès lors l’habitude, afin d’éviter une course au cuisinier, de venir aux heures des repas manger au palais avec les gens de service, dont il devint l’ami.
Après le déjeuner, il allait faire un tour jusqu’à Monte-Carlo. Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert. Quand il avait gagné, il s’offrait un bon dîner dans un hôtel en renom, puis il revenait dans sa prison, dont il fermait avec soin la porte en dedans.
Il ne découcha pas une seule fois.
La situation devenait difficile, non pour le condamné, mais pour les juges.
La Cour se réunit de nouveau, et il fut décidé qu’on inviterait le criminel à sortir des États de Monaco.
Lorsqu’on lui signifia cet arrêt, il répondit simplement :

« Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? Je n’ai plus de moyen d’existence. Je n’ai plus de famille. Que voulez-vous que je fasse ? J’étais condamné à mort. Vous ne m’avez pas exécuté. Je n’ai rien dit. Je suis ensuite condamné à la prison perpétuelle et remis aux mains d’un geôlier. Vous m’avez enlevé mon gardien. Je n’ai rien dit encore.

« Aujourd’hui, vous voulez me chasser du pays. Ah ! mais non. Je suis prisonnier, votre prisonnier, jugé et condamné par vous. J’accomplis ma peine fidèlement. Je reste ici. »

La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terrible et ordonna de prendre des mesures.
On se remit à délibérer.
Alors, il fut décidé qu’on offrirait au coupable une pension de six cents francs pour aller vivre à l’étranger.
Il accepta.
Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l’État de son ancien souverain, et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelques légumes et méprisant les potentats.
Mais la Cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple, s’est décidée à traiter avec le gouvernement français ; maintenant elle nous livre ses condamnés que nous mettons à l’ombre, moyennant une pension modique.
On peut voir, aux archives judiciaires de la principauté, l’arrêt qui règle la pension du drôle en l’obligeant à sortir du territoire monégasque.
En face du palais du prince se dresse l’établissement rival, la Roulette. Aucune haine d’ailleurs, aucune hostilité de l’un à l’autre, car celui-ci soutient celui-là qui le protège. Exemple admirable, exemple unique de deux familles voisines et puissantes vivant en paix dans un petit État, exemple bien fait pour effacer le souvenir des Capulets et des Montaigus. Ici la maison souveraine et là la maison de jeux, l’ancienne et la nouvelle société fraternisant au bruit de l’or.
Autant les salons du prince sont d’un accès difficile, autant ceux du Casino sont ouverts aux étrangers.
Je me rends à ces derniers.
Un bruit d’argent, continu comme celui des flots, un bruit profond, léger, redoutable, emplit l’oreille dès l’entrée, puis emplit l’âme, remue le cœur, trouble l’esprit, affole la pensée. Partout on l’entend, ce bruit qui chante, qui crie, qui appelle, qui tente, qui déchire.
Autour des tables, un peuple affreux de joueurs, l’écume des continents et des sociétés, mêlée avec des princes, ou rois futurs, des femmes du monde, des bourgeois, des usuriers, des filles fourbues, un mélange, unique sur la terre, d’hommes de toutes les races, de toutes les castes, de toutes les sortes, de toutes les provenances, un musée de rastaquouères russes, brésiliens, chiliens, italiens, espagnols, allemands, de vieilles femmes à cabas, de jeunes drôlesses portant au poignet un petit sac où sont enfermées des clefs, un mouchoir et trois dernières pièces de cent sous destinées au tapis vert quand on croira sentir la veine.
Je m’approche de la dernière table et je vois... pâlie, le front plissé, la lèvre dure, la figure entière crispée et méchante... la jeune femme de la baie d’Agay, la belle amoureuse du bois ensoleillé et du doux clair de lune. Assis devant elle, il est là, lui, nerveux, la main posée sur quelques louis.
— Joue sur le premier carré, dit-elle.
Il demande avec angoisse :
— Tout ?
— Oui, tout.
Il pose les louis, en petit tas.
Le croupier fait tourner la roue. La bille court, danse, s’arrête.
« Rien ne va plus », jette la voix, qui reprend au bout d’un instant :
— Vingt-huit.
La jeune femme tressaille, et, d’un ton dur et bref :
— Viens-t’en.
Il se lève, et, sans la regarder, la suit, et on sent qu’entre eux quelque chose d’affreux a surgi.
Quelqu’un dit :
— Bonsoir l’amour. Ils n’ont pas l’air d’accord aujourd’hui.
Une main me frappe sur l’épaule. Je me retourne. C’est mon ami.
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Il me reste à demander pardon pour avoir ainsi parlé de moi. J’avais écrit pour moi seul ce journal de rêvasseries, ou plutôt j’avais profité de ma solitude flottante pour arrêter les idées errantes qui traversent notre esprit comme des oiseaux.
On me demande de publier ces pages sans suite, sans composition, sans art, qui vont l’une derrière l’autre sans raison et finissent brusquement, sans motif, parce qu’un coup de vent a terminé mon voyage.
Je cède à ce désir. J’ai peut-être tort.