Guy de Maupassant : Bel-Ami. Préoriginale de ce chapitre publiée dans Gil Blas du 2 au 4 mai 1885.
Chapitre VII Première PartieChapitre VIII Chapitre I

VIII

Son duel avait fait passer Duroy au nombre des chroniqueurs de tête de La Vie Française ; mais, comme il éprouvait une peine infinie à découvrir des idées, il prit la spécialité des déclamations sur la décadence des mœurs, sur l’abaissement des caractères, l’affaissement du patriotisme et l’anémie de l’honneur français. (Il avait trouvé le mot « anémie » dont il était fier.)
Et quand Mme de Marelle, pleine de cet esprit gouailleur, sceptique et gobeur qu’on appelle l’esprit de Paris, se moquait de ses tirades qu’elle crevait d’une épigramme, il répondait en souriant : « Bah ! ça me fait une bonne réputation pour plus tard. »
Il habitait maintenant rue de Constantinople, où il avait transporté sa malle, sa brosse, son rasoir et son savon, ce qui constituait son déménagement. Deux ou trois fois par semaine, la jeune femme arrivait avant qu’il fût levé, se déshabillait en une minute et se glissait dans le lit, toute frissonnante du froid du dehors.
Duroy, par contre, dînait tous les jeudis dans le ménage et faisait la cour au mari en lui parlant agriculture ; et comme il aimait lui-même les choses de la terre, ils s’intéressaient parfois tellement tous deux à leur causerie qu’ils oubliaient tout à fait leur femme sommeillant sur le canapé.
Laurine aussi s’endormait, tantôt sur les genoux de son père, tantôt sur les genoux de Bel-Ami.
Et quand le journaliste était parti, M. de Marelle ne manquait point de déclarer avec ce ton doctrinaire dont il disait les moindres choses : « Ce garçon est vraiment fort agréable. Il a l’esprit très cultivé. »
Février touchait à sa fin. On commençait à sentir la violette dans les rues en passant le matin auprès des voitures traînées par les marchandes de fleurs.
Duroy vivait sans un nuage dans son ciel.
Or, une nuit, comme il rentrait, il trouva une lettre glissée sous sa porte. Il regarda le timbre, et il vit « Cannes ». L’ayant ouverte, il lut :
Cannes, villa Jolie.
Cher monsieur et ami, vous m’avez dit, n’est-ce pas, que je pouvais compter sur vous en tout ? Eh bien, j’ai à vous demander un cruel service, c’est de venir m’assister, de ne pas me laisser seule aux derniers moments de Charles qui va mourir. Il ne passera peut-être pas la semaine, bien qu’il se lève encore, mais le médecin m’a prévenue.
Je n’ai plus la force ni le courage de voir cette agonie jour et nuit. Et je songe avec terreur aux derniers moments qui approchent. Je ne puis demander une pareille chose qu’à vous, car mon mari n’a plus de famille. Vous étiez son camarade ; il vous a ouvert la porte du journal. Venez, je vous en supplie. Je n’ai personne à appeler.
Croyez-moi votre camarade toute dévouée.
Madeleine Forestier.
Un singulier sentiment entra comme un souffle d’air au cœur de Georges, un sentiment de délivrance, d’espace qui s’ouvrait devant lui, et il murmura : « Certes, j’irai. Ce pauvre Charles ! Ce que c’est que de nous tout de même ! »
Le patron, à qui il communiqua la lettre de la jeune femme, donna en grognant son autorisation. Il répétait : « Mais revenez vite, vous nous êtes indispensable. »
Georges Duroy partit pour Cannes le lendemain par le rapide de sept heures, après avoir prévenu le ménage de Marelle par un télégramme.
Il arriva, le jour suivant, vers quatre heures du soir.
Un commissionnaire le guida vers la villa Jolie, bâtie à mi-côte, dans cette forêt de sapins peuplée de maisons blanches, qui va du Cannet au golfe Juan.
La maison était petite, basse, de style italien, au bord de la route qui monte en zigzag à travers les arbres, montrant à chaque détour d’admirables points de vue.
Le domestique ouvrit la porte et s’écria :
« Oh ! monsieur, Madame vous attend avec bien de l’impatience. »
Duroy demanda : « Comment va votre maître ?
— Oh ! pas bien, monsieur. Il n’en a pas pour longtemps. »
Le salon où le jeune homme entra était tendu de perse rose à dessins bleus. La fenêtre, large et haute, donnait sur la ville et sur la mer.
Duroy murmurait : « Bigre, c’est chic ici comme maison de campagne. Où diable prennent-ils tout cet argent-là ? »
Un bruit de robe le fit se retourner.
Mme Forestier lui tendait les deux mains : « Comme vous êtes gentil, comme c’est gentil d’être venu ! » Et brusquement elle l’embrassa. Puis ils se regardèrent.
Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais toujours fraîche, et peut-être plus jolie encore avec son air plus délicat. Elle murmura : « Il est terrible, voyez-vous, il se sait perdu et il me tyrannise atrocement. Je lui ai annoncé votre arrivée. Mais où est votre malle ? »
Duroy répondit : « Je l’ai laissée au chemin de fer, ne sachant pas dans quel hôtel vous me conseilleriez de descendre pour être près de vous. »
Elle hésita, puis reprit : « Vous descendrez ici, dans la villa. Votre chambre est prête, du reste. Il peut mourir d’un moment à l’autre, et si cela arrivait la nuit, je serais seule. J’enverrai chercher votre bagage. »
Il s’inclina : « Comme vous voudrez.
— Maintenant, montons », dit-elle.
Il la suivit. Elle ouvrit une porte au premier étage, et Duroy aperçut auprès d’une fenêtre, assis dans un fauteuil et enroulé dans des couvertures, livide sous la clarté rouge du soleil couchant, une espèce de cadavre qui le regardait. Il le reconnaissait à peine ; il devina plutôt que c’était son ami.
On sentait dans cette chambre la fièvre, la tisane, l’éther, le goudron, cette odeur innommable et lourde des appartements où respire un poitrinaire.
Forestier souleva sa main, d’un geste pénible et lent. « Te voilà, dit-il, tu viens me voir mourir. Je te remercie. »
Duroy affecta de rire : « Te voir mourir ! ce ne serait pas un spectacle amusant, et je ne choisirais point cette occasion-là pour visiter Cannes. Je viens te dire bonjour et me reposer un peu. »
L’autre murmura : « Assieds-toi », et il baissa la tête comme enfoncé en des méditations désespérées.
Il respirait d’une façon rapide, essoufflée, et parfois poussait une sorte de gémissement, comme s’il eût voulu rappeler aux autres combien il était malade.
Voyant qu’il ne parlerait point, sa femme vint s’appuyer à la fenêtre et elle dit en montrant l’horizon d’un coup de tête : «  Regardez cela ! Est-ce beau ? »
En face d’eux, la côte semée de villas descendait jusqu’à la ville qui était couchée le long du rivage en demi-cercle, avec sa tête à droite vers la jetée que dominait la vieille cité surmontée d’un vieux beffroi, et ses pieds à gauche à la pointe de la Croisette, en face des îles de Lérins. Elles avaient l’air, ces îles, de deux taches vertes, dans l’eau toute bleue. On eût dit qu’elles flottaient comme deux feuilles immenses, tant elles semblaient plates de là-haut.
Et tout au loin, fermant l’horizon de l’autre côté du golfe, au-dessus de la jetée et du beffroi, une longue suite de montagnes bleuâtres dessinait sur un ciel éclatant une ligne bizarre et charmante de sommets tantôt arrondis, tantôt crochus, tantôt pointus, et qui finissait par un grand mont en pyramide plongeant son pied dans la pleine mer.
Mme Forestier l’indiqua : « C’est l’Esterel. »
L’espace derrière les cimes sombres était rouge, d’un rouge sanglant et doré que l’œil ne pouvait soutenir.
Duroy subissait malgré lui la majesté de cette fin du jour.
Il murmura, ne trouvant point d’autre terme assez imagé pour exprimer son admiration :
« Oh oui, c’est épatant, ça ! »
Forestier releva la tête vers sa femme et demanda : « Donne-moi un peu d’air. »
Elle répondit : « Prends garde, il est tard, le soleil se couche, tu vas encore attraper froid, et tu sais que ça ne te vaut rien dans ton état de santé. »
Il fit de la main droite un geste fébrile et faible qui aurait voulu être un coup de poing et il murmura avec une grimace de colère, une grimace de mourant qui montrait la minceur des lèvres, la maigreur des joues et la saillie de tous les os : « Je te dis que j’étouffe. Qu’est-ce que ça te fait que je meure un jour plus tôt ou un jour plus tard, puisque je suis foutu... »
Elle ouvrit toute grande la fenêtre.
Le souffle qui entra les surprit tous les trois comme une caresse. C’était une brise molle, tiède, paisible, une brise de printemps nourrie déjà par les parfums des arbustes et des fleurs capiteuses qui poussent sur cette côte. On y distinguait un goût puissant de résine et l’âcre saveur des eucalyptus.
Forestier la buvait d’une haleine courte et fiévreuse. Il crispa les ongles de ses mains sur les bras de son fauteuil, et dit d’une voix basse, sifflante, rageuse : « Ferme la fenêtre. Cela me fait mal. J’aimerais mieux crever dans une cave. »
Et sa femme ferma la fenêtre lentement, puis elle regarda au loin, le front contre la vitre.
Duroy, mal à l’aise, aurait voulu causer avec le malade, le rassurer.
Mais il n’imaginait rien de propre à le réconforter.
Il balbutia : « Alors ça ne va pas mieux depuis que tu es ici ? »
L’autre haussa les épaules avec une impatience accablée : « Tu le vois bien. » Et il baissa de nouveau la tête.
Duroy reprit : « Sacristi, il fait rudement bon ici, comparativement à Paris. Là-bas on est encore en plein hiver. Il neige, il grêle, il pleut, et il fait sombre à allumer les lampes dès trois heures de l’après-midi. »
Forestier demanda : « Rien de nouveau au journal ?
— Rien de nouveau. On a pris pour te remplacer le petit Lacrin qui sort du Voltaire ; mais il n’est pas mûr. Il est temps que tu reviennes ! »
Le malade balbutia : « Moi ? J’irai faire de la chronique à six pieds sous terre maintenant. »
L’idée fixe revenait comme un coup de cloche à propos de tout, reparaissait sans cesse dans chaque pensée, dans chaque phrase.
Il y eut un long silence ; un silence douloureux et profond. L’ardeur du couchant se calmait lentement ; et les montagnes devenaient noires sur le ciel rouge qui s’assombrissait. Une ombre colorée, un commencement de nuit qui gardait des lueurs de brasier mourant entrait dans la chambre, semblait teindre les meubles, les murs, les tentures, les coins avec des tons mêlés d’encre et de pourpre. La glace de la cheminée, reflétant l’horizon, avait l’air d’une plaque de sang.
Mme Forestier ne remuait point, toujours debout, le dos à l’appartement, le visage contre le carreau.
Et Forestier se mit à parler d’une voix saccadée, essoufflée, déchirante à entendre : « Combien est-ce que j’en verrai encore, de couchers de soleil ?... huit... dix... quinze ou vingt... peut-être trente, pas plus... Vous avez du temps, vous autres... moi, c’est fini... Et ça continuera... après moi, comme si j’étais là... »
Il demeura muet quelques minutes, puis reprit : « Tout ce que je vois me rappelle que je ne le verrai plus dans quelques jours... C’est horrible... Je ne verrai plus rien... rien, de ce qui existe... les plus petits objets qu’on manie... les verres... les assiettes... les lits où l’on se repose si bien... les voitures. C’est bon de se promener en voiture, le soir... Comme j’aimais tout ça. »
Il faisait avec les doigts de chaque main un mouvement nerveux et léger, comme s’il eût joué du piano sur les deux bras de son siège. Et chacun de ses silences était plus pénible que ses paroles, tant on sentait qu’il devait penser à d’épouvantables choses.
Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui disait Norbert de Varenne, quelques semaines auparavant : « Moi, maintenant, je vois la mort de si près que j’ai souvent envie d’étendre le bras pour la repousser... Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : La voilà ! »
Il n’avait pas compris, ce jour-là ; maintenant il comprenait en regardant Forestier. Et une angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme s’il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse mort à portée de sa main. Il avait envie de se lever, de s’en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de suite ! Oh ! s’il avait su, il ne serait pas venu.
La nuit maintenant s’était répandue dans la chambre comme un deuil hâtif qui serait tombé sur ce moribond. Seule la fenêtre restait visible encore, dessinant, dans son carré plus clair, la silhouette immobile de la jeune femme.
Et Forestier demanda avec irritation : « Eh bien, on n’apporte pas la lampe aujourd’hui ? Voilà ce qu’on appelle soigner un malade. »
L’ombre du corps qui se découpait sur les carreaux disparut, et on entendit tinter un timbre électrique dans la maison sonore.
Un domestique entra bientôt qui posa une lampe sur la cheminée. Mme Forestier dit à son mari : « Veux-tu te coucher, ou descendras-tu pour dîner ? »
Il murmura : « Je descendrai. »
Et l’attente du repas les fit demeurer encore près d’une heure immobiles, tous les trois, prononçant seulement parfois un mot, un mot quelconque inutile, banal, comme s’il y eût du danger, un danger mystérieux, à laisser durer trop longtemps ce silence, à laisser se figer l’air muet de cette chambre, de cette chambre où rôdait la mort.
Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à Duroy, interminable. Ils ne parlaient pas, ils mangeaient sans bruit, puis émiettaient du pain du bout des doigts. Et le domestique faisait le service, marchait, allait et venait sans qu’on entendit ses pieds, car le bruit des semelles irritant Charles, l’homme était chaussé de savates. Seul le tic-tac dur d’une horloge de bois troublait le calme des murs de son mouvement mécanique et régulier.
Dès qu’on eut fini de manger, Duroy, sous prétexte de fatigue, se retira dans sa chambre, et, accoudé à sa fenêtre, il regardait la pleine lune au milieu du ciel, comme un globe de lampe énorme, jeter sur les murs blancs des villas sa clarté sèche et voilée, et semer sur la mer une sorte d’écaille de lumière mouvante et douce. Et il cherchait une raison pour s’en aller bien vite, inventant des ruses, des télégrammes qu’il allait recevoir, un appel de M. Walter.
Mais ses résolutions de fuite lui parurent plus difficiles à réaliser, en s’éveillant le lendemain. Mme Forestier ne se laisserait point prendre à ses adresses, et il perdrait par sa couardise tout le bénéfice de son dévouement. Il se dit : « Bah ! c’est embêtant, et bien, tant pis, il y a des passes désagréables dans la vie ; et puis, ça ne sera peut-être pas long. »
Il faisait un temps bleu, de ce bleu du Midi qui vous emplit le cœur de joie ; et Duroy descendit jusqu’à la mer, trouvant qu’il serait assez tôt de voir Forestier dans la journée.
Quand il rentra pour déjeuner, le domestique lui dit : « Monsieur a déjà demandé monsieur deux ou trois fois. Si monsieur veut monter chez Monsieur. »
Il monta. Forestier semblait dormir dans un fauteuil. Sa femme lisait, allongée sur le canapé.
Le malade releva la tête. Duroy demanda : « Eh bien, comment vas-tu ? Tu m’as l’air gaillard, ce matin. »
L’autre murmura : « Oui, ça va mieux, j’ai repris des forces. Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que nous allons faire un tour en voiture. »
La jeune femme, dès qu’elle fut seule avec Duroy, lui dit : « Voilà ! aujourd’hui il se croit sauvé. Il fait des projets depuis le matin. Nous allons tout à l’heure au golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement de Paris. Il veut sortir à toute force, mais j’ai horriblement peur d’un accident. Il ne pourra pas supporter les secousses de la route. »
Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l’escalier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès qu’il aperçut la voiture, il voulut qu’on la découvrît.
Sa femme résistait : « Tu vas prendre froid. C’est de la folie. »
Il s’obstina : « Non, je vais beaucoup mieux. Je le sens bien. »
On passa d’abord dans ces chemins ombreux qui vont toujours entre deux jardins et qui font de Cannes une sorte de parc anglais, puis on gagna la route d’Antibes, le long de la mer.
Forestier expliquait le pays. Il avait indiqué d’abord la villa du comte de Paris. Il en nommait d’autres. Il était gai, d’une gaieté voulue, factice et débile de condamné. Il levait le doigt, n’ayant point la force de tendre le bras.
« Tiens, voici l’île Sainte-Marguerite et le château dont Bazaine s’est évadé. Nous en a-t-on donné à garder avec cette affaire-là ! »
Puis il eut des souvenirs de régiment ; il nomma des officiers qui leur rappelaient des histoires. Mais, tout à coup, la route ayant tourné, on découvrit le golfe Juan tout entier avec son village blanc dans le fond, et la pointe d’Antibes à l’autre bout.
Et Forestier, saisi soudain d’une joie enfantine, balbutia : « Ah ! l’escadre, tu vas voir l’escadre ! »
Au milieu de la vaste baie, on apercevait, en effet, une demi-douzaine de gros navires qui ressemblaient à des rochers couverts de ramures. Ils étaient bizarres, difformes, énormes, avec des excroissances, des tours, des éperons s’enfonçant dans l’eau comme pour aller prendre racine sous la mer.
On ne comprenait pas que cela pût se déplacer, remuer, tant ils semblaient lourds et attachés au fond. Une batterie flottante, ronde, haute, en forme d’observatoire, ressemblait à ces phares qu’on bâtit sur des écueils.
Et un grand trois-mâts passait auprès d’eux pour gagner le large, toutes ses voiles déployées, blanches et joyeuses. Il était gracieux et joli auprès des monstres de guerre, des monstres de fer, des vilains monstres accroupis sur l’eau.
Forestier s’efforçait de les reconnaître. Il nommait : « Le Colbert », « Le Suffren », « L’amiral Duperré, le Redoutable », « La Dévastation », puis il reprenait : « Non, je me trompe, c’est celui-là “ La Dévastation ”. »
Ils arrivèrent devant une sorte de grand pavillon où on lisait : « Faïences d’art du golfe Juan », et la voiture, ayant tourné autour d’un gazon, s’arrêta devant la porte.
Forestier voulait acheter deux vases pour les poser sur sa bibliothèque. Comme il ne pouvait guère descendre de voiture, on lui apportait les modèles l’un après l’autre. Il fut longtemps à choisir, consultant sa femme et Duroy : « Tu sais, c’est pour le meuble au fond de mon cabinet. De mon fauteuil, j’ai cela sous les yeux tout le temps. Je tiens à une forme ancienne, à une forme grecque. » Il examinait les échantillons, s’en faisait apporter d’autres, reprenait les premiers. Enfin, il se décida ; et ayant payé, il exigea que l’expédition fût faite tout de suite. « Je retourne à Paris dans quelques jours », disait-il.
Ils revinrent, mais, le long du golfe, un courant d’air froid les frappa soudain, glissé dans le pli d’un vallon, et le malade se mit à tousser.
Ce ne fut rien d’abord, une petite crise ; mais elle grandit, devint une quinte ininterrompue, puis une sorte de hoquet, un râle.
Forestier suffoquait, et chaque fois qu’il voulait respirer la toux lui déchirait la gorge, sortie du fond de sa poitrine. Rien ne la calmait, rien ne l’apaisait. Il fallut le porter du landau dans sa chambre, et Duroy, qui lui tenait les jambes, sentait les secousses de ses pieds, à chaque convulsion de ses poumons.
La chaleur du lit n’arrêta point l’accès, qui dura jusqu’à minuit ; puis les narcotiques, enfin, engourdirent les spasmes mortels de la toux. Et le malade demeura jusqu’au jour, assis dans son lit, les yeux ouverts.
Les premières paroles qu’il prononça furent pour demander le barbier, car il tenait à être rasé chaque matin. Il se leva pour cette opération de toilette ; mais il fallut le recoucher aussitôt, et il se mit à respirer d’une façon si courte, si dure, si pénible, que Mme Forestier, épouvantée, fit réveiller Duroy, qui venait de se coucher, pour le prier d’aller chercher le médecin.
Il ramena presque immédiatement le docteur Gavaut qui prescrivit un breuvage et donna quelques conseils ; mais comme le journaliste le reconduisait pour lui demander son avis : « C’est l’agonie, dit-il. Il sera mort demain matin. Prévenez cette pauvre jeune femme et envoyez chercher un prêtre. Moi, je n’ai plus rien à faire. Je me tiens cependant entièrement à votre disposition. »
Duroy fit appeler Mme Forestier : « Il va mourir. Le docteur conseille d’envoyer chercher un prêtre. Que voulez-vous faire ? »
Elle hésita longtemps, puis, d’une voix lente, ayant tout calculé : « Oui, ça vaut mieux... sous bien des rapports... Je vais le préparer, lui dire que le curé désire le voir... Je ne sais quoi, enfin. Vous seriez bien gentil, vous, d’aller m’en chercher un, un curé, et de le choisir. Prenez-en un qui ne nous fasse pas trop de simagrées. Tâchez qu’il se contente de la confession, et nous tienne quittes du reste. »
Le jeune homme ramena un vieil ecclésiastique complaisant qui se prêtait à la situation. Dès qu’il fut entré chez l’agonisant, Mme Forestier sortit, et s’assit, avec Duroy, dans la pièce voisine.
« Ça l’a bouleversé, dit-elle. Quand j’ai parlé d’un prêtre, sa figure a pris une expression épouvantable comme... comme s’il avait senti... senti... un souffle... vous savez... Il a compris que c’était fini, enfin, et qu’il fallait compter les heures... »
Elle était fort pâle. Elle reprit : « Je n’oublierai jamais l’expression de son visage. Certes, il a vu la mort à ce moment-là. Il l’a vue... »
Ils entendaient le prêtre, qui parlait un peu haut, étant un peu sourd, et qui disait :
« Mais non, mais non, vous n’êtes pas si bas que ça. Vous êtes malade, mais nullement en danger. Et la preuve c’est que je viens en ami, en voisin. »
Ils ne distinguèrent pas ce que répondit Forestier. Le vieillard reprit : « Non, je ne vous ferai pas communier. Nous causerons de ça quand vous irez bien. Si vous voulez profiter de ma visite pour vous confesser par exemple, je ne demande pas mieux. Je suis un pasteur, moi, je saisis toutes les occasions pour ramener mes brebis. »
Un long silence suivit. Forestier devait parler de sa voix haletante et sans timbre.
Puis tout d’un coup le prêtre prononça, d’un ton différent, d’un ton d’officiant à l’autel :
« La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le Confiteor mon enfant. — Vous l’avez peut-être oublié, je vais vous aider. — Répétez avec moi : Confiteor Deo omnipotenti... Beatæ Mariæ semper virgini... »
Il s’arrêtait de temps en temps pour permettre au moribond de le rattraper. Puis il dit :
« Maintenant, confessez-vous... »
La jeune femme et Duroy ne remuaient plus, saisis par un trouble singulier, émus d’une attente anxieuse.
Le malade avait murmuré quelque chose. Le prêtre répéta : « Vous avez eu des complaisances coupables... de quelle nature, mon enfant ?  »
La jeune femme se leva, et dit simplement : « Descendons un peu au jardin. Il ne faut pas écouter ses secrets. »
Et ils allèrent s’asseoir sur un banc, devant la porte, au-dessous d’un rosier fleuri, et derrière une corbeille d’œillets qui répandait dans l’air pur son parfum puissant et doux.
Duroy, après quelques minutes de silence, demanda :
« Est-ce que vous tarderez beaucoup à rentrer à Paris ? »
Elle répondit : « Oh ! non. Dès que tout sera fini je reviendrai.
— Dans une dizaine de jours ?
— Oui, au plus. »
Il reprit : « Il n’a donc aucun parent ?
— Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère sont morts comme il était tout jeune. »
Ils regardaient tous deux un papillon cueillant sa vie sur les œillets, allant de l’un à l’autre avec une rapide palpitation des ailes qui continuaient à battre lentement quand il s’était posé sur la fleur. Et ils restèrent longtemps silencieux.
Le domestique vint les prévenir que « Monsieur le curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble.
Forestier semblait avoir encore maigri depuis la veille.
Le prêtre lui tenait la main. « Au revoir, mon enfant, je reviendrai demain matin. »
Et il s’en alla.
Dès qu’il fut sorti, le moribond, qui haletait, essaya de soulever ses deux mains vers sa femme et il bégaya : « Sauve-moi... sauve-moi... ma chérie... je ne veux pas mourir... je ne veux pas mourir... Oh ! sauvez-moi... Dites ce qu’il faut faire, allez chercher le médecin... Je prendrai ce qu’on voudra... Je ne veux pas... Je ne veux pas... »
Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux sur ses joues décharnées ; et les coins maigres de sa bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui ont du chagrin.
Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent un mouvement continu, lent et régulier, comme pour recueillir quelque chose sur les draps.
Sa femme qui se mettait à pleurer aussi balbutiait : « Mais non, ce n’est rien. C’est une crise, demain tu iras mieux, tu t’es fatigué hier avec cette promenade. »
L’haleine de Forestier était plus rapide que celle d’un chien qui vient de courir, si pressée qu’on ne la pouvait point compter, et si faible qu’on l’entendait à peine.
Il répétait toujours : « Je ne veux pas mourir !... Oh ! mon Dieu... mon Dieu... mon Dieu... qu’est-ce qui va m’arriver ? Je ne verrai plus rien... plus rien... jamais... Oh ! mon Dieu ! »
Il regardait devant lui quelque chose d’invisible pour les autres et de hideux, dont ses yeux fixes reflétaient l’épouvante. Ses deux mains continuaient ensemble leur geste horrible et fatigant.
Soudain il tressaillit d’un frisson brusque qu’on vit courir d’un bout à l’autre de son corps et il balbutia : « Le cimetière... moi... mon Dieu !... »
Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard et haletant.
Le temps passait ; midi sonna à l’horloge d’un couvent voisin. Duroy sortit de la chambre pour aller manger un peu. Il revint une heure plus tard. Mme Forestier refusa de rien prendre. Le malade n’avait point bougé. Il traînait toujours ses doigts maigres sur le drap comme pour le ramener vers sa face.
La jeune femme était assise dans un fauteuil, au pied du lit. Duroy en prit un autre à côté d’elle ; et ils attendirent en silence.
Une garde était venue, envoyée par le médecin ; elle sommeillait près de la fenêtre.
Duroy lui-même commençait à s’assoupir quand il eut la sensation que quelque chose survenait. Il ouvrit les yeux juste à temps pour voir Forestier fermer les siens comme deux lumières qui s’éteignent. Un petit hoquet agita la gorge du mourant, et deux filets de sang apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent sur sa chemise. Ses mains cessèrent leur hideuse promenade. Il avait fini de respirer.
Sa femme comprit, et poussant une sorte de cri, elle s’abattit sur les genoux en sanglotant dans le drap. Georges, surpris et effaré, fit machinalement le signe de la croix. La garde, s’étant réveillée, s’approcha du lit : « Ça y est », dit-elle. Et Duroy qui reprenait son sang-froid murmura, avec un soupir de délivrance : « Ça a été moins long que je n’aurais cru. »
Lorsque fut dissipé le premier étonnement, après les premières larmes versées, on s’occupa de tous les soins et de toutes les démarches que réclame un mort. Duroy courut jusqu’à la nuit.
Il avait grand-faim en rentrant. Mme Forestier mangea quelque peu ; puis ils s’installèrent tous deux dans la chambre funèbre pour veiller le corps.
Deux bougies brûlaient sur la table de nuit à côté d’une assiette où trempait une branche de mimosa dans un peu d’eau, car on n’avait point trouvé le rameau de buis nécessaire.
Ils étaient seuls, le jeune homme et la jeune femme, auprès de lui, qui n’était plus. Ils demeuraient sans parler, pensant, et le regardant.
Mais Georges, que l’ombre inquiétait auprès de ce cadavre, le contemplait obstinément. Son œil et son esprit attirés, fascinés, par ce visage décharné que la lumière vacillante faisait paraître encore plus creux, restaient fixés sur lui. C’était là son ami, Charles Forestier, qui lui parlait hier encore ! Quelle chose étrange et épouvantable que cette fin complète d’un être ! Oh ! il se les rappelait maintenant les paroles de Norbert de Varenne hanté par la peur de la mort. — « Jamais un être ne revient. » Il en naîtrait des millions et des milliards, à peu près pareils, avec des yeux, un nez, une bouche, un crâne, et dedans une pensée, sans que jamais celui-là reparût, qui était couché dans ce lit.
Pendant quelques années il avait vécu, mangé, ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c’était fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie ! quelques jours, et puis plus rien ! On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi le désir fiévreux et irréalisable de l’éternité, chacun est une sorte d’univers dans l’univers, et chacun s’anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, les mondes, tout s’anime, puis meurt pour se transformer. Et jamais un être ne revient, insecte, homme ou planète !
Une terreur confuse, immense, écrasante, pesait sur l’âme de Duroy, la terreur de ce néant illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes les existences si rapides et si misérables. Il courbait déjà le front sous sa menace. Il pensait aux mouches qui vivent quelques heures, aux bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes qui vivent quelques ans, aux terres qui vivent quelques siècles. Quelle différence donc entre les uns et les autres ? Quelques aurores de plus, voilà tout.
Il détourna les yeux pour ne plus regarder le cadavre.
Mme Forestier, la tête baissée, semblait songer aussi à des choses douloureuses. Ses cheveux blonds étaient si jolis sur sa figure triste, qu’une sensation douce comme le toucher d’une espérance passa dans le cœur du jeune homme. Pourquoi se désoler quand il avait encore tant d’années devant lui ?
Et il se mit à la contempler. Elle ne le voyait point, perdue dans sa méditation. Il se disait : « Voilà pourtant la seule bonne chose de la vie : l’amour ! tenir dans ses bras une femme aimée ! Là est la limite du bonheur humain. »
Quelle chance il avait eue, ce mort, de rencontrer cette compagne intelligente et charmante. Comment s’étaient-ils connus ? Comment avait-elle consenti, elle, à épouser ce garçon médiocre et pauvre ? Comment avait-elle fini par en faire quelqu’un ?
Alors il songea à tous les mystères cachés dans les existences. Il se rappela ce qu’on chuchotait du comte de Vaudrec qui l’avait dotée et mariée, disait-on.
Qu’allait-elle faire maintenant ? Qui épouserait-elle ? Un député, comme le pensait Mme de Marelle, ou quelque gaillard d’avenir, un Forestier supérieur ? Avait-elle des projets, des plans, des idées arrêtées ? Comme il eût désiré savoir cela ! Mais pourquoi ce souci de ce qu’elle ferait ? Il se le demanda, et s’aperçut que son inquiétude venait d’une de ces arrière-pensées confuses, secrètes, qu’on se cache à soi-même et qu’on ne découvre qu’en allant fouiller tout au fond de soi.
Oui, pourquoi n’essaierait-il pas lui-même cette conquête ? Comme il serait fort avec elle, et redoutable ! Comme il pourrait aller vite et loin, et sûrement !
Et pourquoi ne réussirait-il pas ? Il sentait bien qu’il lui plaisait, qu’elle avait pour lui plus que de la sympathie, une de ces affections qui naissent entre deux natures semblables et qui tiennent autant d’une séduction réciproque que d’une sorte de complicité muette. Elle le savait intelligent, résolu, tenace ; elle pouvait avoir confiance en lui.
Ne l’avait-elle pas fait venir en cette circonstance si grave ? Et pourquoi l’avait-elle appelé ? Ne devait-il pas voir là une sorte de choix, une sorte d’aveu, une sorte de désignation ? Si elle avait pensé à lui, juste à ce moment où elle allait devenir veuve, c’est que, peut-être, elle avait songé à celui qui deviendrait de nouveau son compagnon, son allié ?
Et une envie impatiente le saisit de savoir, de l’interroger, de connaître ses intentions. Il devait repartir le surlendemain, ne pouvant demeurer seul avec cette jeune femme, dans cette maison. Donc il fallait se hâter, il fallait, avant de retourner à Paris, surprendre avec adresse, avec délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser revenir, céder aux sollicitations d’un autre peut-être, et s’engager sans retour.
Le silence de la chambre était profond ; on n’entendait que le balancier de la pendule qui battait sur la cheminée son tic-tac métallique et régulier.
Il murmura : « Vous devez être bien fatiguée ? »
Elle répondit : « Oui, mais je suis surtout accablée. »
Le bruit de leur voix les étonna, sonnant étrangement dans cet appartement sinistre. Et ils regardèrent soudain le visage du mort, comme s’ils se fussent attendus à le voir remuer, à l’entendre leur parler, ainsi qu’il faisait, quelques heures plus tôt.
Duroy reprit : « Oh ! c’est un gros coup pour vous, et un changement si complet dans votre vie, un vrai bouleversement du cœur et de l’existence entière. »
Elle soupira longuement sans répondre.
Il continua : « C’est si triste pour une jeune femme de se trouver seule comme vous allez l’être. »
Puis il se tut. Elle ne dit rien. Il balbutia : « Dans tous les cas, vous savez le pacte conclu entre nous. Vous pouvez disposer de moi comme vous voudrez. Je vous appartiens. »
Elle lui tendit la main en jetant sur lui un de ces regards mélancoliques et doux qui remuent en nous jusqu’aux moelles des os : « Merci, vous êtes bon, excellent. Si j’osais et si je pouvais quelque chose pour vous, je dirais aussi : Comptez sur moi. »
Il avait pris la main offerte et il la gardait, la serrant, avec une envie ardente de la baiser. Il s’y décida enfin, et l’approchant lentement de sa bouche, il tint longtemps la peau fine, un peu chaude, fiévreuse et parfumée contre ses lèvres.
Puis quand il sentit que cette caresse d’ami allait devenir trop prolongée, il sut laisser retomber la petite main. Elle s’en revint mollement sur le genou de la jeune femme qui prononça gravement : « Oui, je vais être bien seule, mais je m’efforcerai d’être courageuse. »
Il ne savait comment lui laisser comprendre qu’il serait heureux, bien heureux, de l’avoir pour femme à son tour. Certes il ne pouvait pas le lui dire, à cette heure, en ce lieu, devant ce corps ; cependant il pouvait, lui semblait-il, trouver une de ces phrases ambiguës, convenables et compliquées, qui ont des sens cachés sous les mots, et qui expriment tout ce qu’on veut par leurs réticences calculées.
Mais le cadavre le gênait, le cadavre rigide, étendu devant eux, et qu’il sentait entre eux. Depuis quelque temps d’ailleurs il croyait saisir dans l’air enfermé de la pièce une odeur suspecte, une haleine pourrie, venue de cette poitrine décomposée, le premier souffle de charogne que les pauvres morts couchés en leur lit jettent aux parents qui les veillent, souffle horrible dont ils emplissent bientôt la boîte creuse de leur cercueil.
Duroy demanda : « Ne pourrait-on ouvrir un peu la fenêtre ? Il me semble que l’air est corrompu. »
Elle répondit : « Mais oui. Je venais aussi de m’en apercevoir. »
Il alla vers la fenêtre et l’ouvrit. Toute la fraîcheur parfumée de la nuit entra, troublant la flamme des deux bougies allumées auprès du lit. La lune répandait, comme l’autre soir, sa lumière abondante et calme sur les murs blancs des villas et sur la grande nappe luisante de la mer. Duroy, respirant à pleins poumons, se sentit brusquement assailli d’espérances, comme soulevé par l’approche frémissante du bonheur.
Il se retourna. « Venez donc prendre un peu le frais, dit-il, il fait un temps admirable. »
Elle s’en vint tranquillement et s’accouda près de lui.
Alors il murmura, à voix basse : « Écoutez-moi, et comprenez bien ce que je veux vous dire. Ne vous indignez pas, surtout, de ce que je vous parle d’une pareille chose en un semblable moment, mais je vous quitterai après-demain, et quand vous reviendrez à Paris il sera peut-être trop tard. Voilà... Je ne suis qu’un pauvre diable, sans fortune et dont la position est à faire, vous le savez. Mais j’ai de la volonté, quelque intelligence à ce que je crois, et je suis en route, en bonne route. Avec un homme arrivé on sait ce qu’on prend ; avec un homme qui commence on ne sait pas où il ira. Tant pis, ou tant mieux. Enfin je vous ai dit un jour, chez vous, que mon rêve le plus cher aurait été d’épouser une femme comme vous. Je vous répète aujourd’hui ce désir. Ne me répondez pas. Laissez-moi continuer. Ce n’est point une demande que je vous adresse. Le lieu et l’instant la rendraient odieuse. Je tiens seulement à ne point vous laisser ignorer que vous pouvez me rendre heureux d’un mot, que vous pouvez faire de moi soit un ami fraternel, soit même un mari, à votre gré, que mon cœur et ma personne sont à vous. Je ne veux pas que vous me répondiez maintenant ; je ne veux plus que nous parlions de cela, ici. Quand nous nous reverrons, à Paris, vous me ferez comprendre ce que vous aurez résolu. Jusque-là plus un mot, n’est-ce pas ? »
Il avait débité cela sans la regarder, comme s’il eût semé ses paroles dans la nuit devant lui. Et elle semblait n’avoir point entendu, tant elle était demeurée immobile, regardant aussi devant elle, d’un œil fixe et vague, le grand paysage pâle éclairé par la lune.
Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude contre coude, silencieux et méditant.
Puis elle murmura : « Il fait un peu froid » et, s’étant retournée, elle revint vers le lit. Il la suivit.
Lorsqu’il s’approcha, il reconnut que vraiment Forestier commençait à sentir ; et il éloigna son fauteuil, car il n’aurait pu supporter longtemps cette odeur de pourriture. Il dit : « Il faudra le mettre en bière dès le matin. »
Elle répondit : « Oui, oui, c’est entendu ; le menuisier viendra vers huit heures. »
Et Duroy ayant soupiré : « Pauvre garçon ! » elle poussa à son tour un long soupir de résignation navrée.
Ils le regardaient moins souvent, accoutumés déjà à l’idée de cette mort, commençant à consentir mentalement à cette disparition qui, tout à l’heure encore, les révoltait et les indignait, eux qui étaient mortels aussi.
Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d’une façon convenable, sans dormir. Mais, vers minuit, Duroy s’assoupit le premier. Quand il se réveilla, il vit que Mme Forestier sommeillait également, et ayant pris une posture plus commode, il ferma de nouveau les yeux en grommelant : « Sacristi ! on est mieux dans ses draps, tout de même. »
Un bruit soudain le fit tressauter. La garde entrait. Il faisait grand jour. La jeune femme, sur le fauteuil en face, semblait aussi surprise que lui. Elle était un peu pâle, mais toujours jolie, fraîche, gentille, malgré cette nuit passée sur un siège.
Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy tressaillit et s’écria : « Oh ! sa barbe ! » Elle avait poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette chair qui se décomposait, comme elle poussait en quelques jours sur la face d’un vivant. Et ils demeuraient effarés par cette vie qui continuait sur ce mort, comme devant un prodige affreux, devant une menace surnaturelle de résurrection, devant une des choses anormales, effrayantes qui bouleversent et confondent l’intelligence.
Ils allèrent ensuite tous les deux se reposer jusqu’à onze heures. Puis ils mirent Charles au cercueil, et ils se sentirent aussitôt allégés, rassérénés. Ils s’assirent en face l’un de l’autre pour déjeuner avec une envie éveillée de parler de choses consolantes, plus gaies, de rentrer dans la vie, puisqu’ils en avaient fini avec la mort.
Par la fenêtre, grande ouverte, la douce chaleur du printemps entrait, apportant le souffle parfumé de la corbeille d’œillets fleurie devant la porte.
Mme Forestier proposa à Duroy de faire un tour dans le jardin, et ils se mirent à marcher doucement autour du petit gazon en respirant avec délices l’air tiède plein de l’odeur des sapins et des eucalyptus.
Et tout à coup, elle lui parla, sans tourner la tête vers lui, comme il avait fait pendant la nuit, là-haut. Elle prononçait les mots lentement, d’une voix basse et sérieuse :
« Écoutez, mon cher ami, j’ai bien réfléchi... déjà... à ce que vous m’avez proposé, et je ne veux pas vous laisser partir sans vous répondre un mot. Je ne vous dirai, d’ailleurs, ni oui ni non. Nous attendrons, nous verrons, nous nous connaîtrons mieux. Réfléchissez beaucoup de votre côté. N’obéissez pas à un entraînement trop facile. Mais, si je vous parle de cela, avant même que ce pauvre Charles soit descendu dans sa tombe, c’est qu’il importe, après ce que vous m’avez dit, que vous sachiez bien qui je suis, afin de ne pas nourrir plus longtemps la pensée que vous m’avez exprimée, si vous n’êtes pas d’un... d’un... caractère à me comprendre et à me supporter.
« Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n’est pas une chaîne, mais une association. J’entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m’engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n’en changerai point. Voilà.
« J’ajoute aussi : Ne me répondez pas, ce serait inutile et inconvenant. Nous nous reverrons et nous reparlerons peut-être de tout cela, plus tard.
« Maintenant, allez faire un tour. Moi je retourne près de lui. À ce soir. »
Il lui baisa longuement la main et s’en alla sans prononcer un mot.
Le soir, ils ne se virent qu’à l’heure du dîner. Puis ils montèrent à leurs chambres, étant tous deux brisés de fatigue.
Charles Forestier fut enterré le lendemain, sans aucune pompe, dans le cimetière de Cannes. Et Georges Duroy voulut prendre le rapide de Paris qui passe à une heure et demie.
Mme Forestier l’avait conduit à la gare. Ils se promenaient tranquillement sur le quai, en attendant l’heure du départ, et parlaient de choses indifférentes.
Le train arriva, très court, un vrai rapide, n’ayant que cinq wagons.
Le journaliste choisit sa place, puis redescendit pour causer encore quelques instants avec elle, saisi soudain d’une tristesse, d’un chagrin, d’un regret violent de la quitter, comme s’il allait la perdre pour toujours.
Un employé criait : « Marseille, Lyon, Paris, en voiture ! » Duroy monta, puis s’accouda à la portière pour lui dire encore quelques mots. La locomotive siffla et le convoi doucement se mit en marche.
Le jeune homme, penché hors du wagon, regardait la jeune femme immobile sur le quai et dont le regard le suivait. Et soudain, comme il allait la perdre de vue, il prit avec ses deux mains un baiser sur sa bouche pour le jeter vers elle.
Elle le lui renvoya d’un geste plus discret, hésitant, ébauché seulement.

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