Guy de Maupassant : Fort comme la mort. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue illustrée du 15 mai 1889.
Chapitre V Deuxième Partie, Chapitre VI

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

VI

Sur le boulevard deux noms sonnaient dans toutes les bouches : « Emma Helsson » et « Montrosé ». Plus on approchait de l’Opéra, plus on les entendait répéter. D’immenses affiches, d’ailleurs, collées sur les colonnes Morris, les lançaient aux yeux des passants, et il y avait dans l’air du soir l’émotion d’un événement.
Le lourd monument, qu’on appelle « l’Académie nationale de Musique », accroupi sous le ciel noir, montrait au public amassé devant lui sa façade pompeuse et blanchâtre et la colonnade de marbre de sa galerie, que d’invisibles foyers électriques illuminaient comme un décor.
Sur la place, les gardes républicains à cheval dirigeaient la circulation, et d’innombrables voitures arrivaient de tous les coins de Paris, laissant entrevoir, derrière leurs glaces baissées, une crème d’étoffes claires et des têtes pâles.
Les coupés et les landaus s’engageaient à la file dans les arcades réservées et, s’arrêtant quelques instants, laissaient descendre, sous leurs pelisses de soirée garnies de fourrures, de plumes ou de dentelles inestimables, les femmes du monde et les autres, chair précieuse, divinement parée.
Tout le long du célèbre escalier c’était une ascension de féerie, une montée ininterrompue de dames vêtues comme des reines, dont la gorge et les oreilles jetaient des éclairs de diamants et dont la longue robe traînait sur les marches.
La salle se peuplait de bonne heure, car on ne voulait pas perdre une note des deux illustres artistes ; et c’était, par tout le vaste amphithéâtre, sous l’éclatante lumière électrique tombée du lustre, une houle de gens qui s’installaient et une grande rumeur de voix.
De la loge sur la scène qu’occupaient déjà la duchesse, Annette, le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rien que les coulisses où des hommes causaient, couraient, criaient : des machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs en costume. Mais derrière l’immense rideau baissé on entendait le bruit profond de la foule, on sentait la présence d’une masse d’êtres remuants et surexcités, dont l’agitation semblait traverser la toile pour se répandre jusqu’aux décors.
On allait jouer Faust.
Musadieu racontait des anecdotes sur les premières représentations de cette œuvre à l’Opéra-Comique, sur le demi-four d’alors suivi d’un éclatant triomphe, sur les interprètes du début, sur leur manière de chanter chaque morceau. Annette, à demi tournée vers lui, l’écoutait avec cette curiosité avide et jeune dont elle enveloppait le monde entier, et, par moments, elle jetait sur son fiancé, qui serait son mari dans quelques jours, un coup d’œil plein de tendresse. Elle l’aimait, maintenant, comme aiment les cœurs naïfs, c’est-à-dire qu’elle aimait en lui toutes les espérances du lendemain. L’ivresse des premières fêtes de la vie et l’ardent besoin d’être heureuse la faisaient frémir d’allégresse et d’attente.
Et Olivier, qui voyait tout, qui savait tout, qui avait descendu tous les degrés de l’amour secret, impuissant et jaloux, jusqu’au foyer de la souffrance humaine où le cœur semble crépiter comme de la chair sur des charbons, restait debout au fond de la loge en les couvrant l’un et l’autre d’un regard de supplicié.
Les trois coups furent frappés, et soudain le petit tapotement sec d’un archet sur le pupitre du chef d’orchestre arrêta net tous les mouvements, les toux et les murmures ; puis, après un court et profond silence, les premières mesures de l’introduction s’élevèrent, emplirent la salle de l’invisible et irrésistible mystère de la musique qui s’épand à travers les corps, affole les nerfs et les âmes d’une fièvre poétique et matérielle, en mêlant à l’air limpide qu’on respire une onde sonore qu’on écoute.
Olivier s’assit au fond de la loge, douloureusement ému comme si les plaies de son cœur eussent été touchées par ces accents.
Mais le rideau s’étant levé, il se dressa de nouveau et il vit, dans un décor représentant le cabinet d’un alchimiste, le docteur Faust méditant.
Vingt fois déjà il avait entendu cet opéra qu’il connaissait presque par cœur, et son attention, quittant aussitôt la pièce, se porta sur la salle. Il n’en découvrait qu’un petit angle derrière l’encadrement de la scène qui cachait sa loge, mais cet angle, s’étendant de l’orchestre au paradis, lui montrait toute une fraction du public, où il reconnaissait bien des têtes. À l’orchestre, les hommes en cravate blanche, alignés côte à côte, semblaient un musée de figures familières, de mondains, d’artistes, de journalistes, toutes les catégories de ceux qui ne manquent jamais d’être où tout le monde va. Au balcon, dans les loges, il se nommait, il pointait mentalement les femmes aperçues. La comtesse de Lochrist, dans une avant-scène, était vraiment ravissante, tandis qu’un peu plus loin une nouvelle mariée, la marquise d’Ebelin, soulevait déjà les lorgnettes. « Joli début », se dit Bertin.
On écoutait avec une grande attention, avec une sympathie évidente, le ténor Montrosé qui se lamentait sur la vie.
Olivier pensait : « Quelle bonne blague ! Voilà Faust, le mystérieux et sublime Faust, qui chante l’horrible dégoût et le néant de tout ; et cette foule se demande avec inquiétude si la voix de Montrosé n’a pas changé. » — Alors, il écouta, comme les autres et derrière les paroles banales du livret, à travers la musique qui éveille au fond des âmes des perceptions profondes, il eut une sorte de révélation de la façon dont Goethe rêva le cœur de Faust.
Il avait lu autrefois le poème qu’il estimait très beau, sans en avoir été fort ému, et voilà que, soudain, il en pressentit l’insondable profondeur, car il lui semblait que, ce soir-là, il devenait lui-même un Faust.
Un peu penchée sur le devant de la loge, Annette écoutait de toutes ses oreilles ; et des murmures de satisfaction commençaient à passer dans le public, car la voix de Montrosé était mieux posée et plus nourrie qu’autrefois !
Bertin avait fermé les yeux. Depuis un mois, tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il rencontrait en sa vie, il en faisait immédiatement une sorte d’accessoire de sa passion. Il jetait le monde et lui-même en pâture à cette idée fixe. Tout ce qu’il apercevait de beau, de rare, tout ce qu’il imaginait de charmant, il l’offrait aussitôt, mentalement, à sa petite amie, et il n’avait plus une idée qu’il ne rapportât à son amour.
Maintenant, il écoutait au fond de lui-même l’écho des lamentations de Faust ; et le désir de la mort surgissait en lui, le désir d’en finir aussi avec ses chagrins, avec toute la misère de sa tendresse sans issue. Il regardait le fin profil d’Annette et il voyait le marquis de Farandal, assis derrière elle, qui la contemplait aussi. Il se sentait vieux, fini, perdu ! Ah ! ne plus rien attendre, ne plus rien espérer, n’avoir plus même le droit de désirer, se sentir déclassé, à la retraite de la vie, comme un fonctionnaire hors d’âge dont la carrière est terminée, quelle intolérable torture !
Des applaudissements éclatèrent, Montrosé triomphait déjà. Et Méphisto-Labarrière jaillit du sol.
Olivier, qui ne l’avait jamais entendu dans ce rôle, eut une reprise d’attention. Le souvenir d’Obin, si dramatique avec sa voix de basse, puis de Faure, si séduisant avec sa voix de baryton, vint le distraire quelques instants.
Mais soudain, une phrase chantée par Montrosé, avec une irrésistible puissance, l’émut jusqu’au cœur. Faust disait à Satan :
Je veux un trésor qui les contient tous,
Je veux la jeunesse.
Et le ténor apparut en pourpoint de soie, l’épée au côté, une toque à plumes sur la tête, élégant, jeune et beau de sa beauté maniérée de chanteur.
Un murmure s’éleva. Il était fort bien et plaisait aux femmes. Olivier, au contraire, eut un frisson de désappointement, car l’évocation poignante du poème dramatique de Goethe disparaissait dans cette métamorphose. Il n’avait désormais devant les yeux qu’une féerie pleine de jolis morceaux chantés, et des acteurs de talent dont il n’écoutait plus que la voix. Cet homme en pourpoint, ce joli garçon à roulades, qui montrait ses cuisses et ses notes, lui déplaisait. Ce n’était point le vrai, l’irrésistible et sinistre chevalier Faust, celui qui allait séduire Marguerite.
Il se rassit, et la phrase qu’il venait d’entendre lui revint à la mémoire :
Je veux un trésor qui les contient tous,
Je veux la jeunesse.
Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement au fond de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonde d’Annette qui surgissait dans la baie carrée de la loge, il sentait en lui toute l’amertume de cet irréalisable désir.
Mais Montrosé venait de finir le premier acte avec une telle perfection que l’enthousiasme éclata. Pendant plusieurs minutes, le bruit des applaudissements, des pieds et des bravos, roula dans la salle comme un orage. On voyait dans toutes les loges les femmes battre leurs gants l’un contre l’autre, tandis que les hommes, debout derrière elles, criaient en claquant des mains.
La toile tomba, et se releva deux fois de suite sans que l’élan se ralentît. Puis quand le rideau fut baissé pour la troisième fois, séparant du public la scène et les loges intérieures, la duchesse et Annette continuèrent encore à applaudir quelques instants, et furent remerciées spécialement par un petit salut discret que leur envoya le ténor.
— Oh ! il nous a vues, dit Annette.
— Quel admirable artiste ! s’écria la duchesse.
Et Bertin, qui s’était penché en avant, regardait avec un sentiment confus d’irritation et de dédain l’acteur acclamé disparaître entre deux portants, en se dandinant un peu, la jambe tendue, la main sur la hanche, dans la pose gardée d’un héros de théâtre.
On se mit à parler de lui. Ses succès faisaient autant de bruit que son talent. Il avait passé dans toutes les capitales, au milieu de l’extase des femmes qui, le sachant d’avance irrésistible, avaient des battements de cœur en le voyant entrer en scène. Il semblait peu se soucier d’ailleurs, disait-on, de ce délire sentimental, et se contentait de triomphes musicaux. Musadieu racontait, à mots très couverts à cause d’Annette, l’existence de ce beau chanteur, et la duchesse, emballée, comprenait et approuvait toutes les folies qu’il avait pu faire naître, tant elle le trouvait séduisant, élégant, distingué et musicien exceptionnel. Et elle concluait, en riant :
— D’ailleurs, comment résister à cette voix-là !
Olivier se fâcha et fut amer. Il ne comprenait pas, vraiment, qu’on eût du goût pour un cabotin, pour cette perpétuelle représentation de types humains qui n’est jamais, pour cette illusoire personnification des hommes rêvés, pour ce mannequin nocturne et fardé qui joue tous les rôles à tant par soir.
— Vous êtes jaloux d’eux, dit la duchesse. Vous autres, hommes du monde et artistes, vous en voulez tous aux acteurs, parce qu’ils ont plus de succès que vous.
Puis se tournant vers Annette :
— Voyons, petite, toi qui entres dans la vie et qui regardes avec des yeux sains, comment le trouves-tu, ce ténor ?
Annette répondit d’un air convaincu :
— Mais je le trouve très bien, moi.
On frappait les trois coups pour le second acte, et le rideau se leva sur la Kermesse.
Le passage de Helsson fut superbe. Elle aussi semblait avoir plus de voix qu’autrefois et la manier avec une sûreté plus complète. Elle était vraiment devenue la grande, l’excellente, l’exquise cantatrice dont la renommée par le monde égalait celles de M. de Bismarck et de M. de Lesseps.
Quand Faust s’élança vers elle, quand il lui dit de sa voix ensorcelante la phrase si pleine de charme :
Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle,
Qu’on vous offre le bras, pour faire le chemin ?
Et lorsque la blonde et si jolie et si émouvante Marguerite lui répondit :
Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle,
Et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main.
la salle entière fut soulevée par un immense frisson de plaisir.
Les acclamations, quand le rideau tomba, furent formidables, et Annette applaudit si longtemps que Bertin eut envie de lui saisir les mains pour la faire cesser. Son cœur était tordu par un nouveau tourment. Il ne parla point, pendant l’entracte, car il poursuivait dans les coulisses, de sa pensée fixe devenue haineuse, il poursuivait jusque dans sa loge où il le voyait remettre du blanc sur ses joues, l’odieux chanteur qui surexcitait ainsi cette enfant.
Puis, la toile se leva sur l’acte du « Jardin ».
Ce fut tout de suite une sorte de fièvre d’amour qui se répandit dans la salle, car jamais cette musique, qui semble n’être qu’un souffle de baisers, n’avait rencontré deux pareils interprètes. Ce n’étaient plus deux acteurs illustres, Montrosé et la Helsson, c’étaient deux êtres du monde idéal, à peine deux êtres, mais deux voix : la voix éternelle de l’homme qui aime, la voix éternelle de la femme qui cède ; et elles soupiraient ensemble toute la poésie de la tendresse humaine.
Quand Faust chanta :
Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage,
il y eut dans les notes envolées de sa bouche un tel accent d’adoration, de transport et de supplication que, vraiment, le désir d’aimer souleva un instant tous les cœurs.
Olivier se rappela qu’il l’avait murmurée lui-même, cette phrase, dans le parc de Roncières, sous les fenêtres du château. Jusqu’alors, il l’avait jugée un peu banale, et maintenant elle lui venait à la bouche comme un dernier cri de passion, une dernière prière, le dernier espoir et la dernière faveur qu’il pût attendre en cette vie.
Puis il n’écouta plus rien, il n’entendit plus rien. Une crise de jalousie suraiguë le déchira, car il venait de voir Annette porter son mouchoir à ses yeux.
Elle pleurait ! Donc son cœur s’éveillait, s’animait, s’agitait, son petit cœur de femme qui ne savait rien encore. Là, tout près de lui, sans qu’elle songeât à lui, elle avait la révélation de la façon dont l’amour peut bouleverser l’être humain, et cette révélation, cette initiation lui étaient venues de ce misérable cabotin chantant.
Ah ! il n’en voulait plus guère au marquis de Farandal, à ce sot qui ne voyait rien, qui ne savait pas, qui ne comprenait pas ! Mais comme il exécrait l’homme au maillot collant qui illuminait cette âme de jeune fille !
Il avait envie de se jeter sur elle comme on se jette sur quelqu’un que va écraser un cheval emporté, de la saisir par le bras, de l’emmener, de l’entraîner, de lui dire : « Allons-nous-en ! allons-nous-en, je vous en supplie ! »
Comme elle écoutait, comme elle palpitait ! et comme il souffrait, lui ! Il avait déjà souffert ainsi, mais moins cruellement ! Il se le rappela, car toutes les douleurs jalouses renaissent ainsi que des blessures rouvertes. C’était d’abord à Roncières, en revenant du cimetière, quand il sentit pour la première fois qu’elle lui échappait, qu’il ne pouvait rien sur elle, sur cette fillette indépendante comme un jeune animal. Mais là-bas, quand elle l’irritait en le quittant pour cueillir des fleurs, il éprouvait surtout l’envie brutale d’arrêter ses élans, de retenir son corps près de lui ; aujourd’hui, c’était son âme elle-même qui fuyait, insaisissable. Ah ! cette irritation rongeuse qu’il venait de reconnaître, il l’avait éprouvée bien souvent encore par toutes les petites meurtrissures inavouables qui semblent faire des bleus incessants aux cœurs amoureux. Il se rappelait toutes les impressions pénibles de menue jalousie tombant sur lui, à petits coups, le long des jours. Chaque fois qu’elle avait remarqué, admiré, aimé, désiré quelque chose, il en avait été jaloux : jaloux de tout d’une façon imperceptible et continue, de tout ce qui absorbait le temps, les regards, l’attention, la gaieté, l’étonnement, l’affection d’Annette, car tout cela la lui prenait un peu. Il avait été jaloux de tout ce qu’elle faisait sans lui, de tout ce qu’il ne savait pas, de ses sorties, de ses lectures, de tout ce qui semblait lui plaire, jaloux d’un officier blessé héroïquement en Afrique et dont Paris s’occupa huit jours durant, de l’auteur d’un roman très louangé, d’un jeune poète inconnu qu’elle n’avait point vu mais dont Musadieu récitait les vers, de tous les hommes enfin qu’on vantait devant elle, même banalement, car, lorsqu’on aime une femme, on ne peut tolérer sans angoisse qu’elle songe même à quelqu’un avec une apparence d’intérêt. On a au cœur l’impérieux besoin d’être seul au monde devant ses yeux. On veut qu’elle ne voie, qu’elle ne connaisse, qu’elle n’apprécie personne autre. Sitôt qu’elle a l’air de se retourner pour considérer ou reconnaître quelqu’un, on se jette devant son regard, et si on ne peut le détourner ou l’absorber tout entier, on souffre jusqu’au fond de l’âme.
Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblait répandre et cueillir de l’amour dans cette salle d’opéra, et il en voulait à tout le monde du triomphe de ce ténor, aux femmes qu’il voyait exaltées dans les loges, aux hommes, ces niais faisant une apothéose à ce fat.
Un artiste ! Ils l’appelaient un artiste, un grand artiste ! Et il avait des succès, ce pitre, interprète d’une pensée étrangère, comme jamais créateur n’en avait connu ! Ah ! c’était bien cela la justice et l’intelligence des gens du monde, de ces amateurs ignorants et prétentieux pour qui travaillent jusqu’à la mort les maîtres de l’art humain. Il les regardait applaudir, crier, s’extasier ; et cette hostilité ancienne qui avait toujours fermenté au fond de son cœur orgueilleux et fier de parvenu s’exaspérait, devenait une rage furieuse contre ces imbéciles tout-puissants de par le seul droit de la naissance et de l’argent.
Jusqu’à la fin de la représentation, il demeura silencieux, dévoré par ses idées, puis, quand l’ouragan de l’enthousiasme final fut apaisé, il offrit son bras à la duchesse pendant que le marquis prenait celui d’Annette. Ils redescendirent le grand escalier au milieu d’un flot de femmes et d’hommes, dans une sorte de cascade magnifique et lente d’épaules nues, de robes somptueuses et d’habits noirs. Puis la duchesse, la jeune fille, son père et le marquis montèrent dans le même landau, et Olivier Bertin resta seul avec Musadieu sur la place de l’Opéra.
Tout à coup il eut au cœur une sorte d’affection pour cet homme ou plutôt cette attraction naturelle qu’on éprouve pour un compatriote rencontré dans un pays lointain, car il se sentait maintenant perdu dans cette cohue étrangère, indifférente, tandis qu’avec Musadieu il pouvait encore parler d’elle.
Il lui prit donc le bras.
— Vous ne rentrez pas tout de suite, dit-il. Le temps est beau, faisons un tour.
— Volontiers.
Ils s’en allèrent vers la Madeleine, au milieu de la foule noctambule, dans cette agitation courte et violente de minuit qui secoue les boulevards à la sortie des théâtres.
Musadieu avait dans la tête mille choses, tous ses sujets de conversation du moment que Bertin nommait son « menu du jour », et il fit couler sa faconde sur les deux ou trois motifs qui l’intéressaient le plus. Le peintre le laissait aller sans l’écouter, en le tenant par le bras, sûr de l’amener tout à l’heure à parler d’elle, et il marchait sans rien voir autour de lui, emprisonné dans son amour. Il marchait, épuisé par cette crise jalouse qui l’avait meurtri comme une chute, accablé par la certitude qu’il n’avait plus rien à faire au monde.
Il souffrirait ainsi, de plus en plus, sans rien attendre. Il traverserait des jours vides, l’un après l’autre, en la regardant de loin vivre, être heureuse, être aimée, aimer aussi sans doute. Un amant ! Elle aurait un amant peut-être, comme sa mère en avait eu un. Il sentait en lui des sources de souffrances si nombreuses, diverses et compliquées, un tel afflux de malheurs, tant de déchirements inévitables, il se sentait tellement perdu, tellement entré, dès maintenant, dans une agonie inimaginable, qu’il ne pouvait supposer que personne eût souffert comme lui. Et il songea soudain à la puérilité des poètes qui ont inventé l’inutile labeur de Sisyphe, la soif matérielle de Tantale, le cœur dévoré de Prométhée ! Oh ! s’ils avaient prévu, s’ils avaient fouillé l’amour éperdu d’un vieil homme pour une jeune fille, comment auraient-ils exprimé l’effort abominable et secret d’un être qu’on ne peut plus aimer, les tortures du désir stérile, et, plus terrible que le bec d’un vautour, une petite figure blonde dépeçant un vieux cœur.
Musadieu parlait toujours et Bertin l’interrompit en murmurant presque malgré lui, sous la puissance de l’idée fixe :
— Annette était charmante, ce soir.
— Oui, délicieuse...
Le peintre ajouta, pour empêcher Musadieu de reprendre le fil coupé de ses idées :
— Elle est plus jolie que n’a été sa mère.
L’autre approuva d’une façon distraite en répétant plusieurs fois de suite : « Oui... oui... oui... », sans que son esprit se fixât encore à cette pensée nouvelle.
Olivier s’efforçait de l’y maintenir, et, rusant pour l’y attacher par une des préoccupations favorites de Musadieu, il reprit :
— Elle aura un des premiers salons de Paris, après son mariage.
Cela suffit, et l’homme du monde convaincu qu’était l’inspecteur des Beaux-Arts se mit à apprécier savamment la situation qu’occuperait, dans la société française, la marquise de Farandal.
Bertin l’écoutait, et il entrevoyait Annette dans un grand salon plein de lumières, entourée de femmes et d’hommes. Cette vision, encore, le rendit jaloux.
Ils montaient maintenant le boulevard Malesherbes. Quand ils passèrent devant la maison des Guilleroy, le peintre leva les yeux. Des lumières semblaient briller aux fenêtres, derrière des fentes de rideaux. Le soupçon lui vint que la duchesse et son neveu avaient été peut-être invités à venir boire une tasse de thé. Et une rage le crispa qui le fit souffrir atrocement.
Il serrait toujours le bras de Musadieu, et il activait parfois d’une contradiction ses opinions sur la jeune future marquise. Cette voix banale qui parlait d’elle faisait voltiger son image dans la nuit autour d’eux.
Quand ils arrivèrent, avenue de Villiers, devant la porte du peintre :
— Entrez-vous ? demanda Bertin.
— Non, merci. Il est tard, je vais me coucher.
— Voyons, montez une demi-heure, nous allons encore bavarder.
— Non. Vrai. Il est trop tard !
La pensée de rester seul, après les secousses qu’il venait encore de supporter, emplit d’horreur l’âme d’Olivier. Il tenait quelqu’un, il le garderait.
— Montez donc, je vais vous faire choisir une étude que je veux vous offrir depuis longtemps.
L’autre sachant que les peintres n’ont pas toujours l’humeur donnante, et que la mémoire des promesses est courte, se jeta sur l’occasion. En sa qualité d’inspecteur des Beaux-Arts, il possédait une galerie collectionnée avec adresse.
— Je vous suis, dit-il.
Ils entrèrent.
Le valet de chambre réveillé apporta des grogs ; et la conversation se traîna sur la peinture pendant quelque temps. Bertin montrait des études en priant Musadieu de prendre celle qui lui plairait le mieux ; et Musadieu hésitait, troublé par la lumière du gaz qui le trompait sur les tonalités. À la fin il choisit un groupe de petites filles dansant à la corde sur un trottoir ; et presque tout de suite il voulut s’en aller en emportant son cadeau.
— Je le ferai déposer chez vous, disait le peintre.
— Non, j’aime mieux l’avoir ce soir même pour l’admirer avant de me mettre au lit.
Rien ne put le retenir, et Olivier Bertin se retrouva seul encore une fois dans son hôtel, cette prison de ses souvenirs et de sa douloureuse agitation.
Quand le domestique entra, le lendemain matin, en apportant le thé et les journaux, il trouva son maître assis dans son lit, si pâle qu’il eut peur.
— Monsieur est indisposé ? dit-il.
— Ce n’est rien, un peu de migraine.
— Monsieur ne veut pas que j’aille chercher quelque chose ?
— Non. Quel temps fait-il ?
— Il pleut, Monsieur.
— Bien. Cela suffit.
L’homme, ayant déposé sur la petite table ordinaire le service à thé et les feuilles publiques, s’en alla.
Olivier prit Le Figaro et l’ouvrit. L’article de tête était intitulé : « Peinture moderne ». C’était un éloge dithyrambique de quatre ou cinq jeunes peintres qui, doués de réelles qualités de coloristes et les exagérant pour l’effet, avaient la prétention d’être des révolutionnaires et des rénovateurs de génie.
Comme tous les aînés, Bertin se fâchait contre ces nouveaux venus, s’irritait de leur ostracisme, contestait leurs doctrines. Il se mit donc à lire cet article avec le commencement de colère dont tressaille vite un cœur énervé, puis, en jetant les yeux plus bas, il aperçut son nom ; et ces quelques mots, à la fin d’une phrase, le frappèrent comme un coup de poing en pleine poitrine : « l’Art démodé d’Olivier Bertin... »
Il avait toujours été sensible à la critique et sensible aux éloges, mais au fond de sa conscience, malgré sa vanité légitime, il souffrait plus d’être contesté qu’il ne jouissait d’être loué, par suite de l’inquiétude sur lui-même que ses hésitations avaient toujours nourrie. Autrefois pourtant, au temps de ses triomphes, les coups d’encensoir avaient été si nombreux, qu’ils lui faisaient oublier les coups d’épingle. Aujourd’hui, devant la poussée incessante des nouveaux artistes et des nouveaux admirateurs, les félicitations devenaient plus rares et le dénigrement plus accusé. Il se sentait enrégimenté dans le bataillon des vieux peintres de talent que les jeunes ne traitent point en maîtres ; et, comme il était aussi intelligent que perspicace, il souffrait à présent des moindres insinuations autant que des attaques directes.
Jamais pourtant aucune blessure à son orgueil d’artiste ne l’avait fait ainsi saigner. Il demeurait haletant et relisait l’article, pour le comprendre en ses moindres nuances. Ils étaient jetés au panier, quelques confrères et lui, avec une outrageante désinvolture ; et il se leva en murmurant ces mots, qui lui restaient sur les lèvres : « l’Art démodé d’Olivier Bertin ».
Jamais pareille tristesse, pareil découragement, pareille sensation de la fin de tout, de la fin de son être physique et de son être pensant, ne l’avaient jeté dans une détresse d’âme aussi désespérée. Il resta jusqu’à deux heures dans un fauteuil, devant la cheminée, les jambes allongées vers le feu, n’ayant plus la force de remuer, de faire quoi que ce soit. Puis le besoin d’être consolé se leva en lui, le besoin de serrer des mains dévouées, de voir des yeux fidèles, d’être plaint, secouru, caressé par des paroles amies. Il alla donc, comme toujours, chez la comtesse.
Quand il entra, Annette était seule au salon, debout, le dos tourné, écrivant vivement l’adresse d’une lettre. Sur la table, à côté d’elle était déployé Le Figaro. Bertin vit le journal en même temps que la jeune fille et demeura éperdu, n’osant plus avancer ! Oh ! si elle l’avait lu ! Elle se retourna et préoccupée, pressée, l’esprit hanté par des soucis de femme, elle lui dit :
— Ah ! bonjour, monsieur le peintre. Vous m’excuserez si je vous quitte. J’ai la couturière en haut qui me réclame. Vous comprenez, la couturière, au moment d’un mariage, c’est important. Je vais vous prêter maman qui discute et raisonne avec mon artiste. Si j’ai besoin d’elle, je vous la ferai redemander pendant quelques minutes.
Et elle se sauva, en courant un peu, pour bien montrer sa hâte.
Ce départ brusque, sans un mot d’affection, sans un regard attendri pour lui, qui l’aimait tant... tant... le laissa bouleversé. Son œil alors s’arrêta de nouveau sur Le Figaro ; et il pensa : « Elle l’a lu ! On me blague, on me nie. Elle ne croit plus en moi. Je ne suis plus rien pour elle. »
Il fit deux pas vers le journal, comme on marche vers un homme pour le souffleter. Puis il se dit : « Peut-être ne l’a-t-elle pas lu tout de même. Elle est si préoccupée aujourd’hui. Mais on en parlera devant elle, ce soir, au dîner, sans aucun doute, et on lui donnera envie de le lire ! »
Par un mouvement spontané, presque irréfléchi, il avait pris le numéro, l’avait fermé, plié, et glissé dans sa poche avec une prestesse de voleur.
La comtesse entrait. Dès qu’elle vit la figure livide et convulsée d’Olivier, elle devina qu’il touchait aux limites de la souffrance.
Elle eut un élan vers lui, un élan de toute sa pauvre âme si déchirée aussi, de tout son pauvre corps si meurtri lui-même. Lui jetant ses mains sur les épaules, et son regard au fond des yeux, elle lui dit :
— Oh ! que vous êtes malheureux !
Il ne nia plus, cette fois, et la gorge secouée de spasmes, il balbutia :
— Oui... oui... oui !
Elle sentit qu’il allait pleurer, et l’entraîna dans le coin le plus sombre du salon, vers deux fauteuils cachés par un petit paravent de soie ancienne. Ils s’y assirent derrière cette fine muraille brodée, voilés aussi par l’ombre grise d’un jour de pluie.
Elle reprit, le plaignant surtout, navrée par cette douleur :
— Mon pauvre Olivier, comme vous souffrez !
Il appuya sa tête blanche sur l’épaule de son amie.
— Plus que vous ne croyez ! dit-il.
Elle murmura, si tristement :
— Oh ! je le savais. J’ai tout senti. J’ai vu cela naître et grandir !
Il répondit, comme si elle l’eût accusé :
— Ce n’est pas ma faute, Any.
— Je le sais bien... Je ne vous reproche rien...
Et doucement, en se tournant un peu, elle mit sa bouche sur un des yeux d’Olivier, où elle trouva une larme amère.
Elle tressaillit, comme si elle venait de boire une goutte de désespoir, et elle répéta plusieurs fois :
— Ah ! pauvre ami... pauvre ami... pauvre ami !...
Puis après un moment de silence, elle ajouta :
— C’est la faute de nos cœurs qui n’ont pas vieilli. Je sens le mien si vivant !
Il essaya de parler et ne put pas, car des sanglots maintenant l’étranglaient. Elle écoutait, contre elle, les suffocations dans sa poitrine. Alors ressaisie par l’angoisse égoïste d’amour qui, depuis si longtemps, la rongeait, elle dit avec l’accent déchirant dont on constate un horrible malheur :
— Dieu ! comme vous l’aimez !
Il avoua encore une fois :
— Ah ! oui, je l’aime !
Elle songea quelques instants, et reprit :
— Vous ne m’avez jamais aimée ainsi, moi ?
Il ne nia point, car il traversait une de ces heures où on dit toute la vérité, et il murmura :
— Non, j’étais trop jeune, alors !
Elle fut surprise.
— Trop jeune ? Pourquoi ?
— Parce que la vie était trop douce. C’est à nos âges seulement qu’on aime en désespérés.
Elle demanda :
— Ce que vous éprouvez près d’elle ressemble-t-il à ce que vous éprouviez près de moi ?
— Oui et non... et c’est pourtant presque la même chose. Je vous ai aimée autant qu’on peut aimer une femme. Elle, je l’aime comme vous, puisque c’est vous ; mais cet amour est devenu quelque chose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Je suis à lui comme une maison qui brûle est au feu !
Elle sentit sa pitié séchée sous un souffle de jalousie, et prenant une voix consolante :
— Mon pauvre ami ! Dans quelques jours elle sera mariée et partira. En ne la voyant plus, vous vous guérirez, sans doute.
Il remua la tête.
— Oh ! je suis bien perdu, perdu !
— Mais non, mais non ! Vous serez trois mois sans la voir. Cela suffira. Il vous a bien suffi de trois mois pour l’aimer plus que moi, que vous connaissez depuis douze ans.
Alors il l’implora dans son infinie détresse.
— Any, ne m’abandonnez pas !
— Que puis-je faire, mon ami ?
— Ne me laissez pas seul.
— J’irai vous voir autant que vous voudrez.
— Non. Gardez-moi ici, le plus possible.
— Vous seriez près d’elle.
— Et près de vous.
— Il ne faut plus que vous la voyiez avant son mariage.
— Oh ! Any !
— Ou, du moins, très peu.
— Puis-je rester ici, ce soir ?
— Non, pas dans l’état où vous êtes. Il faut vous distraire, aller au cercle, au théâtre, n’importe où, mais pas rester ici.
— Je vous en prie.
— Non, Olivier, c’est impossible. Et puis j’ai à dîner des gens dont la présence vous agiterait encore.
— La duchesse ? et... lui ?...
— Oui.
— Mais j’ai passé la soirée d’hier avec eux.
— Parlez-en ! Vous vous en trouvez bien, aujourd’hui.
— Je vous promets d’être calme.
— Non, c’est impossible.
— Alors, je m’en vais.
— Qui vous presse tant ?
— J’ai besoin de marcher.
— C’est cela, marchez beaucoup, marchez jusqu’à la nuit, tuez-vous de fatigue et puis couchez-vous !
Il s’était levé.
— Adieu, Any.
— Adieu, cher ami. J’irai vous voir demain matin. Voulez-vous que je fasse une grosse imprudence, comme autrefois, que je feigne de déjeuner ici, à midi, et que je déjeune avec vous à une heure un quart ?
— Oui, je veux bien. Vous êtes bonne !
— C’est que je vous aime.
— Moi aussi, je vous aime.
— Oh ! ne parlez plus de cela.
— Adieu, Any.
— Adieu, cher ami. À demain.
— Adieu.
Il lui baisait les mains, coup sur coup, puis il lui baisa les tempes, puis le coin des lèvres. Il avait maintenant les yeux secs, l’air résolu. Au moment de sortir, il la saisit, l’enveloppa tout entière dans ses bras et, appuyant la bouche sur son front, il semblait boire, aspirer en elle tout l’amour qu’elle avait pour lui.
Et il s’en alla très vite, sans se retourner.
Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siège et sanglota. Elle serait restée ainsi jusqu’à la nuit, si Annette, soudain, n’était venue la chercher. La comtesse, pour avoir le temps d’essuyer ses yeux rouges, lui répondit :
— J’ai un tout petit mot à écrire, mon enfant. Remonte, et je te suis dans une seconde.
Jusqu’au soir, elle dut s’occuper de la grande question du trousseau.
La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, en famille.
On venait de se mettre à table et on parlait encore de la représentation de la veille, quand le maître d’hôtel entra, apportant trois énormes bouquets.
Mme de Mortemain s’étonna.
— Mon Dieu, qu’est-ce que cela ?
Annette s’écria :
— Oh ! qu’ils sont beaux ! qui est-ce qui peut nous les envoyer ?
Sa mère répondit :
— Olivier Bertin, sans doute.
Depuis son départ, elle pensait à lui. Il lui avait paru si sombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sans issue, elle ressentait si atrocement le contrecoup de cette douleur, elle l’aimait tant, si tendrement, si complètement, qu’elle avait le cœur écrasé sous des pressentiments lugubres.
Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes du peintre. Il avait écrit sur chacune, au crayon, les noms de la comtesse, de la duchesse et d’Annette.
Mme de Mortemain demanda :
— Est-ce qu’il est malade, votre ami Bertin ? Je lui ai trouvé hier bien mauvaise mine.
Et Mme de Guilleroy reprit :
— Oui, il m’inquiète un peu, bien qu’il ne se plaigne pas.
Son mari ajouta :
— Oh ! il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit même ferme en ce moment. Je crois d’ailleurs que les célibataires tombent tout d’un coup. Ils ont des chutes plus brusques que les autres. Il a, en effet, beaucoup changé.
La comtesse soupira :
— Oh ! oui !
Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire :
— Il y avait un article bien désagréable pour lui dans Le Figaro de ce matin.
Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable au talent de son ami, jetaient la comtesse hors d’elle.
— Oh ! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n’ont pas à s’occuper de pareilles grossièretés.
Guilleroy s’étonnait :
— Tiens, un article désagréable pour Olivier ; mais je ne l’ai pas lu. À quelle page ?
Le marquis le renseigna.
— À la première, en tête, avec ce titre : « Peinture moderne ».
Et le député cessa de s’étonner.
— Parfaitement. Je ne l’ai pas lu, parce qu’il s’agissait de peinture.
On sourit, tout le monde sachant qu’en dehors de la politique et de l’agriculture, M. de Guilleroy ne s’intéressait pas à grand-chose.
Puis la conversation s’envola sur d’autres sujets, jusqu’à ce qu’on entrât au salon pour prendre le café. La comtesse n’écoutait pas, répondait à peine, poursuivie par le souci de ce que pouvait faire Olivier. Où était-il ? Où avait-il dîné ? Où traînait-il en ce moment son inguérissable cœur ? Elle sentait maintenant un regret cuisant de l’avoir laissé partir, de ne l’avoir point gardé ; et elle le devinait rôdant par les rues, si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin.
Jusqu’à l’heure du départ de la duchesse et de son neveu, elle ne parla guère, fouettée par des craintes vagues et superstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeux ouverts dans l’ombre, pensant à lui !
Un temps très long s’était écoulé quand elle crut entendre sonner le timbre de l’appartement. Elle tressaillit, s’assit, écouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant éclata dans la nuit.
Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le bouton électrique qui devait réveiller sa femme de chambre. Puis, une bougie à la main, elle courut au vestibule.
À travers la porte elle demanda :
— Qui est là ?
Une voix inconnue répondit :
— C’est une lettre.
— Une lettre, de qui ?
— D’un médecin.
— Quel médecin ?
— Je ne sais pas, c’est pour un accident.
N’hésitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d’un cocher de fiacre au chapeau ciré. Il tenait à la main un papier qu’il lui présenta. Elle lut : « Très urgent — Monsieur le comte de Guilleroy — ».
L’écriture était inconnue.
— Entrez, mon ami, dit-elle ; asseyez-vous, et attendez-moi.
Devant la chambre de son mari, son cœur se mit à battre si fort qu’elle ne pouvait l’appeler. Elle heurta le bois avec le métal de son bougeoir. Le comte dormait et n’entendait pas.
Alors, impatiente, énervée, elle lança des coups de pied et elle entendit une voix pleine de sommeil qui demandait :
— Qui est là ? Quelle heure est-il ?
Elle répondit :
— C’est moi. J’ai à vous remettre une lettre urgente apportée par un cocher. Il y a un accident.
Il balbutia du fond de ses rideaux :
— Attendez, je me lève. J’arrive.
Et, au bout d’une minute, il se montra en robe de chambre. En même temps que lui, deux domestiques accouraient, réveillés par les sonneries. Ils étaient effarés, ahuris, ayant aperçu dans la salle à manger un étranger assis sur une chaise.
Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigts en murmurant :
— Qu’est-ce que cela ? Je ne devine pas.
Elle dit fiévreuse :
— Mais lisez donc !
Il déchira l’enveloppe, déplia le papier, poussa une exclamation de stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effarés.
— Mon Dieu, qu’y a-t-il ? dit-elle.
Il balbutia, pouvant à peine parler, tant son émotion était vive.
— Oh ! un grand malheur !... un grand malheur !... Bertin est tombé sous une voiture.
Elle cria :
— Mort !
— Non, non, dit-il, voyez vous-même.
Elle lui arracha des mains la lettre qu’il lui tendait, et elle lut :
Monsieur, un grand malheur vient d’arriver. Notre ami, l’éminent artiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont la roue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur les suites probables de cet accident, qui peut n’être pas grave comme il peut avoir un dénouement fatal immédiat. M. Bertin vous prie instamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voir sur l’heure. J’espère, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vous voudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peut avoir cessé de vivre avant le jour.
Dr de Rivil.
La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes, pleins d’épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un choc électrique, une secousse de ce courage des femmes qui les fait parfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres.
Se tournant vers sa domestique :
— Vite, je vais m’habiller !
La femme de chambre demanda :
— Qu’est-ce que Madame veut mettre ?
— Peu m’importe. Ce que vous voudrez.
— Jacques, reprit-elle ensuite, soyez prêt dans cinq minutes.
En retournant chez elle, l’âme bouleversée, elle aperçut le cocher, qui attendait toujours, et lui dit :
— Vous avez votre voiture ?
— Oui, Madame.
— C’est bien, nous la prendrons.
Puis elle courut vers sa chambre.
Follement, avec des mouvements précipités, elle jetait sur elle, accrochait, agrafait, nouait, attachait au hasard ses vêtements, puis, devant sa glace, elle releva et tordit ses cheveux à la diable, en regardant, sans y songer cette fois, son visage pâle et ses yeux hagards dans le miroir.
Quand elle eut son manteau sur les épaules, elle se précipita vers l’appartement de son mari, qui n’était pas encore prêt. Elle l’entraîna :
— Allons, disait-elle, songez donc qu’il peut mourir.
Le comte, effaré, la suivit en trébuchant, tâtant de ses pieds l’escalier obscur, cherchant à distinguer les marches pour ne point tomber.
Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait si fort que ses dents s’entrechoquaient, et elle voyait par la portière fuir les becs de gaz voilés de pluie. Les trottoirs luisaient, le boulevard était désert, la nuit sinistre. Ils trouvèrent, en arrivant, la porte du peintre demeurée ouverte, la loge du concierge éclairée et vide.
Sur le haut de l’escalier le médecin, le docteur de Rivil, un petit homme grisonnant, court, rond, très soigné, très poli, vint à leur rencontre. Il fit à la comtesse un grand salut, puis tendit la main au comte.
Elle lui demanda en haletant comme si la montée des marches eût épuisé tout le souffle de sa gorge :
— Eh bien, docteur ?
— Eh bien, madame, j’espère que ce sera moins grave que je n’avais cru au premier moment.
Elle s’écria :
— Il ne mourra point ?
— Non. Du moins je ne le crois pas.
— En répondez-vous ?
— Non. Je dis seulement que j’espère me trouver en présence d’une simple contusion abdominale sans lésions internes.
— Qu’appelez-vous des lésions ?
— Des déchirures.
— Comment savez-vous qu’il n’en a pas ?
— Je le suppose.
— Et s’il en avait ?
— Oh ! alors, ce serait grave !
— Il en pourrait mourir ?
— Oui.
— Très vite ?
— Très vite. En quelques minutes ou même en quelques secondes. Mais, rassurez-vous, madame, je suis convaincu qu’il sera guéri dans quinze jours.
Elle avait écouté, avec une attention profonde, pour tout savoir, pour tout comprendre.
Elle reprit :
— Quelle déchirure pourrait-il avoir ?
— Une déchirure du foie par exemple.
— Ce serait très dangereux ?
— Oui... mais je serais surpris s’il survenait une complication maintenant. Entrons près de lui. Cela lui fera du bien, car il vous attend avec une grande impatience.
Ce qu’elle vit d’abord, en pénétrant dans la chambre, ce fut une tête blême sur un oreiller blanc. Quelques bougies et le feu du foyer l’éclairaient, dessinaient le profil, accusaient les ombres ; et, dans cette face livide, la comtesse aperçut deux yeux qui la regardaient venir.
Tout son courage, toute son énergie, toute sa résolution tombèrent, tant cette figure creuse et décomposée était celle d’un moribond. Lui, qu’elle avait vu tout à l’heure, il était devenu cette chose, ce spectre ! Elle murmura entre ses lèvres : « Oh ! mon Dieu ! » et elle se mit à marcher vers lui, palpitante d’horreur.
Il essayait de sourire, pour la rassurer, et la grimace de cette tentative était effrayante.
Quand elle fut tout près du lit, elle posa ses deux mains, doucement, sur celle d’Olivier allongée près du corps, et elle balbutia :
— Oh ! mon pauvre ami.
— Ce n’est rien, dit-il tout bas, sans remuer la tête.
Elle le contemplait maintenant, éperdue de ce changement. Il était si pâle qu’il semblait ne plus avoir une goutte de sang sous la peau. Ses joues caves paraissaient aspirées à l’intérieur du visage, et ses yeux aussi étaient rentrés comme si quelque fil les tirait en dedans.
Il vit bien la terreur de son amie et soupira :
— Me voici dans un bel état.
Elle dit, en le regardant toujours fixement :
— Comment cela est-il arrivé ?
Il faisait, pour parler, de grands efforts, et toute sa figure, par moments, tressaillait de secousses nerveuses.
— Je n’ai pas regardé autour de moi... je pensais à autre chose... à tout autre chose... oh ! oui... et un omnibus m’a renversé et passé sur le ventre...
En l’écoutant, elle voyait l’accident, et elle dit, soulevée d’épouvante :
— Est-ce que vous avez saigné ?
— Non. Je suis seulement un peu meurtri... un peu écrasé.
Elle demanda :
— Où cela a-t-il eu lieu ?
Il répondit tout bas :
— Je ne sais pas trop. C’était fort loin.
Le médecin roulait un fauteuil où la comtesse s’affaissa. Le comte restait debout au pied du lit, répétant entre ses dents :
— Oh ! mon pauvre ami... mon pauvre ami... quel affreux malheur !
Et il éprouvait vraiment un grand chagrin, car il aimait beaucoup Olivier.
La comtesse reprit :
— Mais, où cela est-il arrivé ?
Le médecin répondit :
— Je n’en sais trop rien moi-même, ou plutôt je n’y comprends rien. C’est aux Gobelins, presque hors Paris ! Du moins, le cocher de fiacre, qui l’a ramené, m’a affirmé l’avoir pris dans une pharmacie de ce quartier-là, où on l’avait porté, à neuf heures du soir !
Puis se penchant vers Olivier :
— Est-ce vrai que l’accident a eu lieu près des Gobelins ?
Bertin ferma les yeux, comme pour se souvenir, puis murmura :
— Je ne sais pas.
— Mais où alliez-vous ?
— Je ne me rappelle plus. J’allais devant moi !
Un gémissement qu’elle ne put retenir sortit des lèvres de la comtesse ; puis, après une suffocation qui la laissa quelques secondes sans haleine, elle tira son mouchoir de sa poche, s’en couvrit les yeux et se mit à pleurer affreusement.
Elle savait ; elle devinait ! Quelque chose d’intolérable, d’accablant, venait de tomber sur son cœur : le remords de n’avoir pas gardé Olivier chez elle, de l’avoir chassé, jeté à la rue où il avait roulé, ivre de chagrin, sous cette voiture.
Il lui dit de cette voix sans timbre qu’il avait à présent :
— Ne pleurez pas. Ça me déchire.
Par une tension formidable de volonté, elle cessa de sangloter, découvrit ses yeux et les tint sur lui tout grands, sans qu’une crispation remuât son visage, où des larmes continuaient à couler, lentement.
Ils se regardaient, immobiles tous deux, les mains unies sur le drap du lit. Ils se regardaient, ne sachant plus qu’il y avait là d’autres personnes, et leur regard portait d’un cœur à l’autre une émotion surhumaine.
C’était entre eux, rapide, muette et terrible, l’évocation de tous leurs souvenirs, de toute leur tendresse écrasée aussi, de tout ce qu’ils avaient senti ensemble, de tout ce qu’ils avaient uni et confondu en leur vie, dans cet entraînement qui les donna l’un à l’autre.
Ils se regardaient, et le besoin de se parler, d’entendre ces mille choses intimes, si tristes, qu’ils avaient encore à se dire, leur montait aux lèvres, irrésistible. Elle sentit qu’il lui fallait, à tout prix, éloigner ces deux hommes qu’elle avait derrière elle, qu’elle devait trouver un moyen, une ruse, une inspiration, elle, la femme féconde en ressources. Et elle se mit à y songer, les yeux toujours fixés sur Olivier.
Son mari et le docteur causaient à voix basse. Il était question des soins à donner.
Tournant la tête, elle dit au médecin :
— Avez-vous amené une garde ?
— Non. Je préfère envoyer un interne qui pourra mieux surveiller la situation.
— Envoyez l’un et l’autre. On ne prend jamais trop de soins. Pouvez-vous les avoir cette nuit même, car je ne pense pas que vous restiez jusqu’au matin ?
— En effet, je vais rentrer. Je suis ici depuis quatre heures déjà.
— Mais, en rentrant, vous nous enverrez la garde et l’interne ?
— C’est assez difficile, au milieu de la nuit. Enfin, je vais essayer.
— Il le faut.
— Ils vont peut-être promettre, mais viendront-ils ?
— Mon mari vous accompagnera et les ramènera de gré ou de force.
— Vous ne pouvez rester seule ici, vous, madame.
— Moi !... fit-elle avec une sorte de cri, de défi, de protestation indignée contre toute résistance à sa volonté. Puis elle exposa, avec cette autorité de parole à laquelle on ne réplique point, les nécessités de la situation. Il fallait qu’on eût, avant une heure, l’interne et la garde, afin de prévenir tous les accidents. Pour les avoir, il fallait que quelqu’un les prît au lit et les amenât. Son mari seul pouvait faire cela. Pendant ce temps, elle resterait auprès du malade, elle, dont c’était le devoir et le droit. Elle remplissait simplement son rôle d’amie, son rôle de femme. D’ailleurs, elle le voulait ainsi et personne ne l’en pourrait dissuader.
Son raisonnement était sensé. Il en fallait bien convenir, et on se décida à le suivre.
Elle s’était levée, tout entière à cette pensée de leur départ, ayant hâte de les sentir loin et de rester seule. Maintenant, afin de ne point commettre de maladresse pendant leur absence, elle écoutait, en cherchant à bien comprendre, à tout retenir, à ne rien oublier, les recommandations du médecin. Le valet de chambre du peintre, debout à côté d’elle, écoutait aussi, et, derrière lui, sa femme, la cuisinière, qui avait aidé pendant les premiers pansements, indiquait par des signes de tête qu’elle avait également compris. Quand la comtesse eut récité comme une leçon toutes ces instructions, elle pressa les deux hommes de s’en aller, en répétant à son mari :
— Revenez vite, surtout, revenez vite.
— Je vous emmène dans mon coupé, disait le docteur au comte. Il vous ramènera plus rapidement. Vous serez ici dans une heure.
Avant de partir, le médecin examina de nouveau longuement le blessé, afin de s’assurer que son état demeurait satisfaisant.
Guilleroy hésitait encore. Il disait :
— Vous ne trouvez pas imprudent ce que nous faisons là ?
— Non. Il n’y a pas de danger. Il n’a besoin que de repos et de calme. Madame de Guilleroy voudra bien ne pas le laisser parler et lui parler le moins possible.
La comtesse fut atterrée, et reprit :
— Alors il ne faut pas lui parler ?
— Oh ! non, madame. Prenez un fauteuil et demeurez près de lui. Il ne se sentira pas seul et s’en trouvera bien ; mais pas de fatigue, pas de fatigue de parole ou même de pensée. Je serai ici vers neuf heures du matin. Adieu, madame, je vous présente mes respects.
Il s’en alla en saluant profondément, suivi par le comte qui répétait :
— Ne vous tourmentez pas, ma chère. Avant une heure je serai de retour et vous pourrez rentrer chez nous.
Lorsqu’ils furent partis, elle écouta le bruit de la porte d’en bas qu’on refermait, puis le roulement du coupé s’éloignant dans la rue.
Le domestique et la cuisinière étaient demeurés dans la chambre, attendant des ordres. La comtesse les congédia.
— Retirez-vous, leur dit-elle, je sonnerai si j’ai besoin de quelque chose.
Ils s’en allèrent aussi et elle demeura seule auprès de lui.
Elle était revenue tout contre le lit, et, posant ses mains sur les deux bords de l’oreiller, des deux côtés de cette tête chérie, elle se pencha pour la contempler. Puis elle demanda, si près du visage qu’elle semblait lui souffler les mots sur la peau :
— C’est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture ?
Il répondit en essayant toujours de sourire :
— Non, c’est elle qui s’est jetée sur moi.
— Ce n’est pas vrai, c’est vous.
— Non, je vous affirme que c’est elle.
Après quelques instants de silence, de ces instants où les âmes semblent s’enlacer dans les regards, elle murmura :
— Oh ! mon cher, cher Olivier ! dire que je vous ai laissé partir, que je ne vous ai pas gardé !
Il répondit avec conviction :
— Cela me serait arrivé tout de même, un jour ou l’autre.
Ils se regardèrent encore, cherchant à voir leurs plus secrètes pensées. Il reprit :
— Je ne crois pas que j’en revienne. Je souffre trop.
Elle balbutia :
— Vous souffrez beaucoup ?
— Oh ! oui.
Se penchant un peu plus, elle affleura son front, puis ses yeux, puis ses joues de baisers lents, légers, délicats comme des soins. Elle le touchait à peine du bout des lèvres, avec ce petit bruit de souffle que font les enfants qui embrassent. Et cela dura longtemps, très longtemps. Il laissait tomber sur lui cette pluie de douces et menues caresses qui semblait l’apaiser, le rafraîchir, car son visage contracté tressaillait moins qu’auparavant.
Puis il dit :
— Any ?
Elle cessa de le baiser pour entendre.
— Quoi ! mon ami.
— Il faut que vous me fassiez une promesse.
— Je vous promets tout ce que vous voudrez.
— Si je ne suis pas mort avant le jour, jurez-moi que vous m’amènerez Annette, une fois, rien qu’une fois ! Je voudrais tant ne pas mourir sans l’avoir revue... Songez que... demain... à cette heure-ci... j’aurai peut-être... j’aurai sans doute fermé les yeux pour toujours... et que je ne vous verrai plus jamais... moi... ni vous... ni elle...
Elle l’arrêta, le cœur déchiré :
— Oh ! taisez-vous... taisez-vous... oui, je vous promets de l’amener.
— Vous le jurez ?
— Je le jure, mon ami... Mais, taisez-vous, ne parlez plus. Vous me faites un mal affreux... taisez-vous.
Il eut une convulsion rapide de tous les traits ; puis quand elle fut passée, il dit :
— Si nous n’avons plus que quelques moments à rester ensemble, ne les perdons point, profitons-en pour nous dire adieu. Je vous ai tant aimée...
Elle soupira :
— Et moi... comme je vous aime toujours !
Il dit encore :
— Je n’ai eu de bonheur que par vous. Les derniers jours seuls ont été durs... Ce n’est point votre faute... Ah ! ma pauvre Any... comme la vie parfois est triste... et comme il est difficile de mourir !...
— Taisez-vous, Olivier. Je vous en supplie...
Il continuait, sans l’écouter :
— J’aurais été un homme si heureux, si vous n’aviez pas eu votre fille...
— Taisez-vous... mon Dieu !... Taisez-vous...
Il semblait songer, plutôt que lui parler.
— Ah ! celui qui a inventé cette existence et fait les hommes a été bien aveugle, ou bien méchant...
— Olivier, je vous en supplie... si vous m’avez jamais aimée, taisez-vous... ne parlez plus ainsi.
Il la contempla, penchée sur lui, si livide elle-même qu’elle avait l’air aussi d’une mourante, et il se tut.
Elle s’assit alors sur le fauteuil, tout contre sa couche, et reprit sa main étendue sur le drap :
— Maintenant, je vous défends de parler, dit-elle. Ne remuez plus, et pensez à moi comme je pense à vous.
Ils recommencèrent à se regarder, immobiles, joints l’un à l’autre par le contact brûlant de leurs chairs. Elle serrait, par petites secousses, cette main fiévreuse qu’elle tenait, et il répondait à ces appels en fermant un peu les doigts. Chacune de ces pressions leur disait quelque chose, évoquait une parcelle de leur passé fini, remuait dans leur mémoire les souvenirs stagnants de leur tendresse. Chacune d’elles était une question secrète, chacune d’elles était une réponse mystérieuse, tristes questions et tristes réponses, ces « vous en souvient-il ? » d’un vieil amour.
Leurs esprits, en ce rendez-vous d’agonie, qui serait peut-être le dernier, remontaient à travers les ans toute l’histoire de leur passion ; et on n’entendait plus dans la chambre que le crépitement du feu.
Il dit tout à coup, comme au sortir d’un rêve, avec un sursaut de terreur :
— Vos lettres !
Elle demanda :
— Quoi ? mes lettres ?
— J’aurais pu mourir sans les avoir détruites.
Elle s’écria :
— Eh ! que m’importe. Il s’agit bien de cela. Qu’on les trouve et qu’on les lise, je m’en moque !
Il répondit :
— Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du bas de mon secrétaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il faut les prendre et les jeter au feu.
Elle ne bougeait point et restait crispée, comme s’il lui eût conseillé une lâcheté.
Il reprit :
— Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allez me tourmenter, m’énerver, m’affoler. Songez qu’elles tomberaient entre les mains de n’importe qui, d’un notaire, d’un domestique... ou même de votre mari... Je ne veux pas...
Elle se leva, hésitant encore et répétant :
— Non, c’est trop dur, c’est trop cruel. Il me semble que vous allez me faire brûler nos deux cœurs.
Il suppliait, le visage décomposé par l’angoisse.
Le voyant souffrir ainsi, elle se résigna, et marcha vers le meuble. En ouvrant le tiroir, elle l’aperçut plein jusqu’aux bords d’une couche épaisse de lettres entassées les unes sur les autres ; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deux lignes de l’adresse qu’elle avait si souvent écrites. Elle les savait, ces deux lignes — un nom d’homme, un nom de rue — autant que son propre nom, autant qu’on peut savoir les quelques mots qui vous ont représenté dans la vie toute l’espérance et tout le bonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées qui contenaient tout ce qu’elle avait su dire de son amour, tout ce qu’elle avait pu en arracher d’elle pour le lui donner, avec un peu d’encre, sur du papier blanc.
Il avait essayé de tourner sa tête sur l’oreiller afin de la regarder, et il dit encore une fois :
— Brûlez-les bien vite.
Alors, elle en prit deux poignées et les garda quelques instants dans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant et mort, tant il y avait des choses diverses là-dedans, en ce moment, des choses finies, si douces, senties, rêvées. C’était l’âme de son âme, le cœur de son cœur, l’essence de son être aimant qu’elle tenait là ; et elle se rappelait avec quel délire elle en avait griffonné quelques-unes, avec quelle exaltation, quelle ivresse de vivre, d’adorer quelqu’un, et de le dire.
Olivier répéta :
— Brûlez, brûlez-les, Any.
D’un même geste de ses deux mains, elle lança dans le foyer les deux paquets de papiers qui s’éparpillèrent en tombant sur le bois. Puis, elle en saisit d’autres dans le secrétaire et les jeta par-dessus, puis d’autres encore, avec des mouvements rapides, en se baissant et se relevant promptement pour vite achever cette affreuse besogne.
Quand la cheminée fut pleine et le tiroir vide, elle demeura debout, attendant, regardant la flamme presque étouffée ramper sur les côtés de cette montagne d’enveloppes. Elle les attaquait par les bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier, s’éteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientôt, tout autour de la pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit la chambre de lumière ; et cette lumière, illuminant cette femme debout et cet homme couché, c’était leur amour brûlant, c’était leur amour qui se changeait en cendres.
La comtesse se retourna, et, dans la lueur éclatante de cette flambée, elle aperçut son ami, penché, hagard, au bord du lit.
Il demandait :
— Tout y est ?
— Oui, tout.
Mais avant de retourner à lui, elle jeta vers cette destruction un dernier regard et, sur l’amas de papiers à moitié consumés déjà, qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chose de rouge. On eût dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortir du cœur même des lettres, de chaque lettre, comme d’une blessure, et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant une traînée de pourpre.
La comtesse reçut dans l’âme le choc d’un effroi surnaturel et elle recula comme si elle eût regardé assassiner quelqu’un, puis elle comprit, elle comprit tout à coup qu’elle venait de voir simplement la cire des cachets qui fondait.
Alors, elle retourna vers le blessé et, soulevant doucement sa tête, la remit avec précaution au centre de l’oreiller. Mais il avait remué, et les douleurs s’accrurent. Il haletait maintenant, le visage tiraillé par d’atroces souffrances, et il ne semblait plus savoir qu’elle était là.
Elle attendait qu’il se calmât un peu, qu’il levât son regard obstinément fermé, qu’il pût lui dire encore une parole.
Elle demanda, enfin :
— Vous souffrez beaucoup ?
Il ne répondit pas.
Elle se pencha vers lui et posa un doigt sur son front pour le forcer à la regarder. Il ouvrit, en effet, les yeux, des yeux éperdus, des yeux fous.
Elle répéta terrifiée :
— Vous souffrez ?... Olivier ! Répondez-moi ! Voulez-vous que j’appelle... faites un effort, dites-moi quelque chose !...
Elle crut entendre qu’il balbutiait :
— Amenez-la... vous me l’avez juré...
Puis il s’agita sous ses draps, le corps tordu, la figure convulsée et grimaçante.
Elle répétait :
— Olivier, mon Dieu ! Olivier, qu’avez-vous ? voulez-vous que j’appelle...
Il l’avait entendue, cette fois, car il répondit :
— Non... ce n’est rien.
Il parut en effet s’apaiser, souffrir moins, retomber tout à coup dans une sorte d’hébétement somnolent. Espérant qu’il allait dormir, elle se rassit auprès du lit, reprit sa main, et attendit. Il ne remuait plus, le menton sur la poitrine, la bouche entrouverte par sa respiration courte qui semblait lui racler la gorge en passant. Seuls, ses doigts s’agitaient par moments, malgré lui, avaient des secousses légères, que la comtesse percevait jusqu’à la racine de ses cheveux, dont elle vibrait à crier. Ce n’étaient plus les petites pressions volontaires qui racontaient, à la place des lèvres fatiguées, toutes les tristesses de leurs cœurs, c’étaient d’inapaisables spasmes qui disaient seulement les tortures du corps.
Maintenant elle avait peur, une peur affreuse, et une envie folle de s’en aller, de sonner, d’appeler, mais elle n’osait plus remuer, pour ne pas troubler son repos.
Le bruit lointain des voitures dans les rues entrait à travers les murailles ; et elle écoutait si le roulement des roues ne s’arrêtait point devant la porte, si son mari ne revenait pas la délivrer, l’arracher enfin à ce sinistre tête-à-tête.
Comme elle essayait de dégager sa main de celle d’Olivier, il la serra en poussant un grand soupir ! Alors elle se résigna à attendre afin de ne point l’agiter.
Le feu agonisait dans le foyer, sous la cendre noire des lettres ; deux bougies s’éteignirent ; un meuble craqua.
Dans l’hôtel tout était muet, tout semblait mort, sauf la haute horloge flamande de l’escalier qui, régulièrement, carillonnait l’heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche du Temps, en la modulant sur ses timbres divers.
La comtesse immobile sentait grandir en son âme une intolérable terreur. Des cauchemars l’assaillaient ; des idées effrayantes lui troublaient l’esprit ; et elle crut s’apercevoir que les doigts d’Olivier se refroidissaient dans les siens. Était-ce vrai ? Non, sans doute ! D’où lui était venue cependant la sensation d’un contact inexprimable et glacé ? Elle se souleva, éperdue d’épouvante, pour regarder son visage. — Il était détendu, impassible, inanimé, indifférent à toute misère, apaisé soudain par l’Éternel Oubli.

Chapitre V Deuxième Partie, Chapitre VI