Guy de Maupassant : Fort comme la mort. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue illustrée du 15 avril 1889.
Chapitre II Deuxième Partie, Chapitre III Chapitre IV

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

III

Dès que la comtesse fut seule avec sa fille dans son coupé qui la ramenait à l’hôtel, elle se sentit soudain tranquille, apaisée comme si elle venait de traverser une crise redoutable. Elle respirait mieux, souriait aux maisons, reconnaissait avec joie toute cette ville, dont les vrais Parisiens semblent porter les détails familiers dans leurs yeux et dans leur cœur. Chaque boutique aperçue lui faisait prévoir les suivantes alignées le long du boulevard, et deviner la figure du marchand si souvent entrevue derrière sa vitrine. Elle se sentait sauvée ! de quoi ? Rassurée ! pourquoi ? Confiante ! à quel sujet ?
Quand la voiture fut arrêtée sous la voûte de la porte cochère, elle descendit légèrement et entra, comme on fuit, dans l’ombre de l’escalier, puis dans l’ombre de son salon, puis dans l’ombre de sa chambre. Alors elle demeura debout quelques moments, contente d’être là, en sécurité, dans ce jour brumeux et vague de Paris, qui éclaire à peine, laisse deviner autant que voir, où l’on peut montrer ce qui plaît et cacher ce qu’on veut ; et le souvenir irraisonné de l’éclatante lumière qui baignait la campagne demeurait encore en elle comme l’impression d’une souffrance finie.
Quand elle descendit pour dîner, son mari, qui venait de rentrer, l’embrassa avec affection, et souriant :
— Ah ! ah ! Je savais bien, moi, que l’ami Bertin vous ramènerait. Je n’ai pas été maladroit en vous l’envoyant.
Annette répondit gravement, de cette voix particulière qu’elle prenait quand elle plaisantait sans rire :
— Oh ! Il a eu beaucoup de mal. Maman ne pouvait pas se décider.
Et la comtesse ne dit rien, un peu confuse.
La porte étant interdite, personne ne vint ce soir-là. Le lendemain, Mme de Guilleroy passa toute sa journée dans les magasins de deuil pour choisir et commander tout ce dont elle avait besoin. Elle aimait depuis sa jeunesse, presque depuis son enfance, ces longues séances d’essayage devant les glaces des grandes faiseuses. Dès l’entrée dans la maison, elle se sentait réjouie à la pensée de tous les détails de cette minutieuse répétition, dans ces coulisses de la vie parisienne. Elle adorait le bruit des robes des « demoiselles » accourues à son entrée, leurs sourires, leurs offres, leurs interrogations ; et madame la couturière, la modiste ou la corsetière, était pour elle une personne de valeur, qu’elle traitait en artiste lorsqu’elle exprimait son opinion pour demander un conseil. Elle adorait encore plus se sentir maniée par les mains habiles des jeunes filles qui la dévêtaient et la rhabillaient en la faisant pivoter doucement devant son reflet gracieux. Le frisson que leurs doigts légers promenaient sur sa peau, sur son cou, ou dans ses cheveux était une des meilleures et des plus douces petites gourmandises de sa vie de femme élégante.
Ce jour-là, cependant, c’était avec une certaine angoisse qu’elle allait passer, sans voile et nu-tête, devant tous ces miroirs sincères. Sa première visite chez la modiste la rassura. Les trois chapeaux qu’elle choisit lui allaient à ravir, elle n’en pouvait douter, et quand la marchande lui eut dit avec conviction : « Oh ! madame la Comtesse, les blondes ne devraient jamais quitter le deuil », elle s’en alla toute contente et entra, pleine de confiance, chez les autres fournisseurs.
Puis elle trouva chez elle un billet de la duchesse venue pour la voir et annonçant qu’elle reviendrait dans la soirée ; puis elle écrivit des lettres ; puis elle rêvassa quelque temps, surprise que ce simple changement de lieu eût reculé dans un passé qui semblait déjà lointain le grand malheur qui l’avait déchirée. Elle ne pouvait même se convaincre que son retour de Roncières datât seulement de la veille, tant l’état de son âme était modifié depuis sa rentrée à Paris, comme si ce petit déplacement eût cicatrisé ses plaies.
Bertin, arrivé à l’heure du dîner, s’écria en l’apercevant :
— Vous êtes éblouissante, ce soir !
Et ce cri répandit en elle une onde tiède de bonheur.
Comme on quittait la table, le comte, qui avait une passion pour le billard, offrit à Bertin de faire une partie ensemble, et les deux femmes les accompagnèrent dans la salle de billard, où le café fut servi.
Les hommes jouaient encore quand la duchesse fut annoncée, et tous rentrèrent au salon. Mme de Corbelle et son mari se présentèrent en même temps, la voix pleine de larmes. Pendant quelques minutes, il sembla, au ton dolent des paroles, que tout le monde allait pleurer ; mais, peu à peu, après les attendrissements et les interrogations, un autre courant d’idées passa ; les timbres, tout à coup, s’éclaircirent, et on se mit à causer naturellement, comme si l’ombre du malheur qui assombrissait, à l’instant même, tout ce monde, se fût soudain dissipée.
Alors Bertin se leva, prit Annette par la main, l’amena sous le portrait de sa mère, dans le jet de feu du réflecteur, et demanda :
— Est-ce pas stupéfiant ?
La duchesse fut tellement surprise, qu’elle semblait hors d’elle, et répétait :
— Dieu ! est-ce possible ! Dieu ! est-ce possible ! C’est une ressuscitée ! Dire que je n’avais pas vu ça en entrant ! Oh ! ma petite Any, comme je vous retrouve, moi qui vous ai si bien connue alors, dans votre premier deuil de femme, non, dans le second, car vous aviez déjà perdu votre père ! Oh ! cette Annette, en noir comme ça, mais c’est sa mère revenue sur la terre. Quel miracle ! Sans ce portrait on ne s’en serait pas aperçu ! Votre fille vous ressemble encore beaucoup, en réalité, mais elle ressemble bien plus à cette toile !
Musadieu apparaissait, ayant appris le retour de Mme de Guilleroy, et tenant à être un des premiers à lui présenter « l’hommage de sa douloureuse sympathie ».
Il interrompit son compliment en apercevant la jeune fille debout contre le cadre, enfermée dans le même éclat de lumière, et qui semblait la sœur vivante de la peinture. Il s’exclama :
— Ah ! par exemple ! voilà bien une des choses les plus étonnantes que j’aie vues !
Et les Corbelle, dont la conviction suivait toujours les opinions établies, s’émerveillèrent à leur tour avec une ardeur plus discrète.
Le cœur de la comtesse se serrait ! Il se serrait peu à peu, comme si les exclamations étonnées de toutes ces gens l’eussent comprimé en lui faisant mal. Sans rien dire, elle regardait sa fille à côté de son image, et un énervement l’envahissait. Elle avait envie de crier : « Mais taisez-vous donc. Je le sais bien qu’elle me ressemble ! »
Jusqu’à la fin de la soirée, elle demeura mélancolique, perdant de nouveau la confiance qu’elle avait retrouvée la veille.
Bertin causait avec elle, lorsque le marquis de Farandal fut annoncé. Le peintre, en le voyant entrer et s’approcher de la maîtresse de maison, se leva, glissa derrière son fauteuil en murmurant : « Allons bon ! voilà cette grande bête, maintenant », puis, ayant fait un détour, il gagna la porte et s’en alla.
La comtesse, après avoir reçu les compliments du nouveau venu, chercha des yeux Olivier, pour reprendre avec lui la causerie qui l’intéressait. Ne l’apercevant plus, elle demanda :
— Quoi ! le grand homme est parti ?
Son mari répondit :
— Je crois que oui, ma chère, je viens de le voir sortir à l’anglaise.
Elle fut surprise, réfléchit quelques instants, puis se mit à causer avec le marquis.
Les intimes, d’ailleurs, se retirèrent bientôt par discrétion, car elle leur avait seulement entrouvert sa porte, sitôt après son malheur.
Alors, quand elle se retrouva étendue en son lit, toutes les angoisses qui l’avaient assaillie à la campagne reparurent. Elles se formulaient davantage ; elle les éprouvait plus nettement ; elle se sentait vieille !
Ce soir-là, pour la première fois, elle avait compris que dans son salon, où jusqu’alors elle était seule admirée, complimentée, fêtée, aimée, une autre, sa fille, prenait sa place. Elle avait compris cela, tout d’un coup, en sentant les hommages s’en aller vers Annette. Dans ce royaume, la maison d’une jolie femme, dans ce royaume où elle ne supporte aucun ombrage, d’où elle écarte avec un soin discret et tenace toute redoutable comparaison, où elle ne laisse entrer ses égales que pour essayer d’en faire des vassales, elle voyait bien que sa fille allait devenir la souveraine. Comme il avait été bizarre, ce serrement de cœur quand tous les yeux s’étaient tournés vers Annette que Bertin tenait par la main, debout à côté du tableau. Elle s’était sentie soudain disparue, dépossédée, détrônée. Tout le monde regardait Annette, personne ne s’était plus tourné vers elle ! Elle était si bien accoutumée à entendre des compliments et des flatteries, chaque fois qu’on admirait son portrait, elle était si sûre des phrases élogieuses, dont elle ne tenait point compte mais dont elle se sentait tout de même chatouillée, que cet abandon, cette défection inattendue, cette admiration portée tout à coup tout entière vers sa fille, l’avaient plus remuée, étonnée, saisie que s’il se fût agi de n’importe quelle rivalité en n’importe quelle circonstance.
Mais comme elle avait une de ces natures qui, dans toutes les crises, après le premier abattement, réagissent, luttent et trouvent des arguments de consolation, elle songea qu’une fois sa chère fillette mariée, quand elles cesseraient de vivre sous le même toit, elle n’aurait plus à supporter cette incessante comparaison qui commençait à lui devenir trop pénible sous le regard de son ami.
Cependant, la secousse avait été très forte. Elle eut la fièvre et ne dormit guère.
Au matin, elle s’éveilla lasse et courbaturée, et alors surgit en elle un besoin irrésistible d’être réconfortée, d’être secourue, de demander aide à quelqu’un qui pût la guérir de toutes ces peines, de toutes ces misères morales et physiques.
Elle se sentait vraiment si mal à l’aise, si faible, que l’idée lui vint de consulter son médecin. Elle allait peut-être tomber gravement malade, car il n’était pas naturel qu’elle passât en quelques heures par ces phases successives de souffrance et d’apaisement. Elle le fit donc appeler par dépêche et l’attendit.
Il arriva vers onze heures. C’était un de ces sérieux médecins mondains dont les décorations et les titres garantissent la capacité, dont le savoir-faire égale au moins le simple savoir, et qui ont surtout, pour toucher aux maux des femmes, des paroles habiles plus sûres que des remèdes.
Il entra, salua, regarda sa cliente et, avec un sourire :
— Allons, ça n’est pas grave. Avec des yeux comme les vôtres, on n’est jamais bien malade.
Elle lui fut tout de suite reconnaissante de ce début et lui conta ses faiblesses, ses énervements, ses mélancolies, puis, sans appuyer, ses mauvaises mines inquiétantes. Après qu’il l’eut écoutée avec un air d’attention, sans l’interroger d’ailleurs sur autre chose que son appétit, comme s’il connaissait bien la nature secrète de ce mal féminin, il l’ausculta, l’examina, tâta du bout du doigt la chair des épaules, soupesa les bras, ayant sans doute rencontré sa pensée, et compris avec sa finesse de praticien qui soulève tous les voiles, qu’elle le consultait pour sa beauté bien plus que pour sa santé, puis il dit :
— Oui, nous avons de l’anémie, des troubles nerveux. Ça n’est pas étonnant, puisque vous venez d’éprouver un gros chagrin. Je vais vous faire une petite ordonnance qui mettra bon ordre à cela. Mais, avant tout, il faut manger des choses fortifiantes, prendre du jus de viande, ne pas boire d’eau, mais de la bière. Je vais vous indiquer une marque excellente. Ne vous fatiguez pas à veiller, mais marchez le plus que vous pourrez. Dormez beaucoup et engraissez un peu. C’est tout ce que je peux vous conseiller, madame et belle cliente.
Elle l’avait écouté avec un intérêt ardent, cherchant à deviner tous les sous-entendus.
Elle saisit le dernier mot.
— Oui, j’ai maigri. J’étais un peu trop forte à un moment, et je me suis peut-être affaiblie en me mettant à la diète.
— Sans aucun doute. Il n’y a pas de mal à rester maigre quand on l’a toujours été, mais quand on maigrit par principe, c’est toujours aux dépens de quelque chose. Cela, heureusement, se répare vite. Adieu, madame.
Elle se sentait mieux déjà, plus alerte ; et elle voulut qu’on allât chercher pour le déjeuner la bière qu’il avait indiquée, à la maison de vente principale, afin de l’avoir plus fraîche.
Elle sortait de table quand Bertin fut introduit.
— C’est encore moi, dit-il, toujours moi. Je viens vous interroger. Faites-vous quelque chose, tantôt ?
— Non, rien ; pourquoi ?
— Et Annette ?
— Rien non plus.
— Alors, pouvez-vous venir chez moi vers quatre heures ?
— Oui ; mais à quel propos ?
— J’esquisse ma figure de la Rêverie, dont je vous ai parlé en vous demandant si votre fille pourrait me donner quelques instants de pose. Cela me rendrait un grand service si je l’avais seulement une heure aujourd’hui. Voulez-vous ?
La comtesse hésitait, ennuyée sans savoir de quoi. Elle répondit cependant :
— C’est entendu, mon ami, nous serons chez vous à quatre heures.
— Merci. Vous êtes la complaisance même.
Et il s’en alla préparer sa toile et étudier son sujet pour ne point trop fatiguer le modèle.
Alors la comtesse sortit seule, à pied, afin de compléter ses achats. Elle descendit aux grandes rues centrales, puis remonta le boulevard Malesherbes à pas lents, car elle se sentait les jambes rompues. Comme elle passait devant Saint-Augustin, une envie la saisit d’entrer dans cette église et de s’y reposer. Elle poussa la porte capitonnée, soupira d’aise en goûtant l’air frais de la vaste nef, prit une chaise, et s’assit.
Elle était religieuse comme le sont beaucoup de Parisiennes. Elle croyait à Dieu sans aucun doute, ne pouvant admettre l’existence de l’Univers, sans l’existence d’un créateur. Mais associant, comme fait tout le monde, les attributs de la Divinité avec la nature de la matière créée à portée de son œil, elle personnifiait à peu près son Éternel selon ce qu’elle savait de son œuvre, sans avoir pour cela d’idées bien nettes sur ce que pouvait être, en réalité, ce mystérieux Fabricant.
Elle y croyait fermement, l’adorait théoriquement, et le redoutait très vaguement, car elle ignorait en toute conscience ses intentions et ses volontés, n’ayant qu’une confiance très limitée dans les prêtres qu’elle considérait tous comme des fils de paysans réfractaires au service des armes. Son père, bourgeois parisien, ne lui ayant imposé aucun principe de dévotion, elle avait pratiqué avec nonchalance jusqu’à son mariage. Alors, sa situation nouvelle réglant plus strictement ses obligations apparentes envers l’Église, elle s’était conformée avec ponctualité à cette légère servitude.
Elle était dame patronnesse de crèches nombreuses et très en vue, ne manquait jamais la messe d’une heure, le dimanche, faisait l’aumône pour elle, directement, et, pour le monde, par l’intermédiaire d’un abbé, vicaire de sa paroisse.
Elle avait prié souvent par devoir, comme le soldat monte la garde à la porte du général. Quelquefois elle avait prié parce que son cœur était triste, quand elle redoutait surtout les abandons d’Olivier. Sans confier au ciel, alors, la cause de sa supplication, traitant Dieu avec la même hypocrisie naïve qu’un mari, elle lui demandait de la secourir. À la mort de son père, autrefois, puis tout récemment à la mort de sa mère, elle avait eu des crises violentes de ferveur, des implorations passionnées, des élans vers Celui qui veille sur nous et qui console.
Et voilà qu’aujourd’hui, dans cette église où elle venait d’entrer par hasard, elle se sentait tout à coup un besoin profond de prier, de prier non pour quelqu’un ni pour quelque chose, mais pour elle, pour elle seule, ainsi que déjà, l’autre jour, elle avait fait sur la tombe de sa mère. Il lui fallait de l’aide de quelque part, et elle appelait Dieu maintenant comme elle avait appelé un médecin, le matin même.
Elle resta longtemps sur ses genoux, dans le silence de l’église que troublait par moments un bruit de pas. Puis, tout à coup, comme si une pendule eût sonné dans son cœur, elle eut un réveil de ses souvenirs, tira sa montre, tressaillit en voyant qu’il allait être quatre heures, et se sauva pour prendre sa fille, qu’Olivier, déjà, devait attendre.
Elles trouvèrent l’artiste dans son atelier, étudiant sur la toile la pose de sa Rêverie. Il voulait reproduire exactement ce qu’il avait vu au parc Monceau, en se promenant avec Annette : une fille pauvre, rêvant, un livre ouvert sur les genoux. Il avait beaucoup hésité s’il la ferait laide ou jolie ? Laide, elle aurait plus de caractère, éveillerait plus de pensée, plus d’émotion, contiendrait plus de philosophie. Jolie, elle séduirait davantage, répandrait plus de charme, plairait mieux.
Le désir de faire une étude d’après sa petite amie le décida. La Rêveuse serait jolie, et pourrait, par suite, réaliser son rêve poétique, un jour ou l’autre, tandis que laide demeurerait condamnée au rêve sans fin et sans espoir.
Dès que les deux femmes furent entrées, Olivier dit en se frottant les mains :
— Eh bien, mademoiselle Nané, nous allons donc travailler ensemble.
La comtesse semblait soucieuse. Elle s’assit dans un fauteuil et regarda Olivier plaçant dans le jour voulu une chaise de jardin en jonc de fer. Il ouvrit ensuite sa bibliothèque pour chercher un livre, puis, après une hésitation :
— Qu’est-ce qu’elle lit, votre fille ?
— Mon Dieu, ce que vous voudrez. Donnez-lui un volume de Victor Hugo.
La Légende des siècles ?
— Je veux bien.
Il reprit alors :
— Petite, assieds-toi là et prends ce recueil de vers. Cherche la page... la page 336, où tu trouveras une pièce intitulée : « Les Pauvres Gens ». Absorbe-la comme on boirait le meilleur des vins, tout doucement, mot à mot, et laisse-toi griser, laisse-toi attendrir. Écoute ce que te dira ton cœur. Puis, ferme le bouquin, lève les yeux, pense et rêve... Moi, je vais préparer mes instruments de travail.
Il s’en alla dans un coin triturer sa palette ; mais, tout en vidant sur la fine planchette les tubes de plomb d’où sortaient, en se tordant, de minces serpents de couleur, il se retournait de temps en temps pour regarder la jeune fille absorbée dans sa lecture.
Son cœur se serrait, ses doigts tremblaient, il ne savait plus ce qu’il faisait et brouillait les tons en mêlant les petits tas de pâte, tant il retrouvait soudain devant cette apparition, devant cette résurrection, dans ce même endroit, après douze ans, une irrésistible poussée d’émotion.
Maintenant elle avait fini de lire et regardait devant elle. S’étant approché, il aperçut en ses yeux deux gouttes claires qui, se détachant, coulaient sur les joues. Alors il tressaillit d’une de ces secousses qui jettent un homme hors de lui, et il murmura, en se tournant vers la comtesse :
— Dieu, qu’elle est belle !
Mais il demeura stupéfait devant le visage livide et convulsé de Mme de Guilleroy.
De ses yeux larges, pleins d’une sorte de terreur, elle les contemplait, sa fille et lui. Il s’approcha, saisi d’inquiétude, en demandant :
— Qu’avez-vous ?
— Je veux vous parler.
S’étant levée, elle dit à Annette rapidement :
— Attends une minute, mon enfant, j’ai un mot à dire à M. Bertin.
Puis elle passa vite dans le petit salon voisin où il faisait souvent attendre ses visiteurs. Il la suivit, la tête brouillée, ne comprenant pas. Dès qu’ils furent seuls, elle lui saisit les deux mains et balbutia :
— Olivier, Olivier, je vous en prie, ne la faites plus poser !
Il murmura, troublé :
— Mais pourquoi ?
Elle répondit d’une voix précipitée :
— Pourquoi ? pourquoi ? Il le demande ? Vous ne le sentez donc pas, vous, pourquoi ? Oh ! j’aurais dû le deviner plus tôt, moi, mais je viens seulement de le découvrir tout à l’heure... Je ne peux rien vous dire maintenant... rien... Allez chercher ma fille. Racontez-lui que je me trouve souffrante, faites avancer un fiacre, et venez prendre de mes nouvelles dans une heure. Je vous recevrai seul !
— Mais enfin, qu’avez-vous ?
Elle semblait prête à se rouler dans une crise de nerfs.
— Laissez-moi. Je ne peux pas parler ici. Allez chercher ma fille et faites venir un fiacre.
Il dut obéir et rentra dans l’atelier. Annette, sans soupçons, s’était remise à lire, ayant le cœur inondé de tristesse par l’histoire poétique et lamentable. Olivier lui dit :
— Ta mère est indisposée. Elle a failli se trouver mal en entrant dans le petit salon. Va la rejoindre. J’apporte de l’éther.
Il sortit, courut prendre un flacon dans sa chambre, et puis revint.
Il les trouva pleurant dans les bras l’une de l’autre. Annette, attendrie par « Les Pauvres Gens », laissait couler son émotion, et la comtesse se soulageait un peu en confondant sa peine avec ce doux chagrin, en mêlant ses larmes avec celles de sa fille.
Il attendit quelque temps, n’osant parler et les regardant, oppressé lui-même d’une incompréhensible mélancolie.
Il dit enfin :
— Eh bien. Allez-vous mieux ?
La comtesse répondit :
— Oui, un peu. Ce ne sera rien. Vous avez demandé une voiture ?
— Oui, vous l’aurez tout à l’heure.
— Merci, mon ami, ce n’est rien. J’ai eu trop de chagrins depuis quelque temps.
— La voiture est avancée ! annonça bientôt un domestique.
Et Bertin, plein d’angoisses secrètes, soutint jusqu’à la portière son amie pâle et encore défaillante, dont il sentait battre le cœur sous le corsage.
Quand il fut seul, il se demanda : « Mais qu’a-t-elle donc ? pourquoi cette crise ? » Et il se mit à chercher, rôdant autour de la vérité sans se décider à la découvrir. À la fin, il s’en approcha : « Voyons, se dit-il, est-ce qu’elle croit que je fais la cour à sa fille ? Non, ce serait trop fort ! » Et combattant, avec des arguments ingénieux et loyaux, cette conviction supposée, il s’indigna qu’elle eût pu prêter un instant à cette affection saine, presque paternelle, une apparence quelconque de galanterie. Il s’irritait peu à peu contre la comtesse, n’admettant point qu’elle osât le soupçonner d’une pareille vilenie, d’une si inqualifiable infamie, et il se promettait, en lui répondant tout à l’heure, de ne lui point ménager les termes de sa révolte.
Il sortit bientôt pour se rendre chez elle, impatient de s’expliquer. Tout le long de la route il prépara, avec une croissante irritation, les raisonnements et les phrases qui devaient le justifier et le venger d’un pareil soupçon.
Il la trouva sur sa chaise longue, avec un visage altéré de souffrance.
— Eh bien, lui dit-il d’un ton sec, expliquez-moi donc, ma chère amie, la scène étrange de tout à l’heure.
Elle répondit, d’une voix brisée :
— Quoi, vous n’avez pas encore compris ?
— Non, je l’avoue.
— Voyons, Olivier, cherchez bien dans votre cœur.
— Dans mon cœur ?
— Oui, au fond de votre cœur.
— Je ne comprends pas ! Expliquez-vous mieux.
— Cherchez bien au fond de votre cœur s’il ne s’y trouve rien de dangereux pour vous et pour moi.
— Je vous répète que je ne comprends pas. Je devine qu’il y a quelque chose dans votre imagination, mais, dans ma conscience, je ne vois rien.
— Je ne vous parle pas de votre conscience, je vous parle de votre cœur.
— Je ne sais pas deviner les énigmes. Je vous prie d’être plus claire.
Alors, levant lentement ses deux mains, elle prit celles du peintre et les garda, puis, comme si chaque mot l’eût déchirée :
— Prenez garde, mon ami, vous allez vous éprendre de ma fille.
Il retira brusquement ses mains, et, avec une vivacité d’innocent qui se débat contre une prévention honteuse, avec des gestes vifs, une animation grandissante, il se défendit en l’accusant à son tour, elle, de l’avoir ainsi soupçonné.
Elle le laissa parler longtemps, obstinément incrédule, sûre de ce qu’elle avait dit, puis elle reprit :
— Mais je ne vous soupçonne pas, mon ami. Vous ignorez ce qui se passe en vous comme je l’ignorais moi-même ce matin. Vous me traitez comme si je vous accusais d’avoir voulu séduire Annette. Oh, non ! oh, non ! Je sais combien vous êtes loyal, digne de toute estime et de toute confiance. Je vous prie seulement, je vous supplie de regarder au fond de votre cœur si l’affection que vous commencez à avoir, malgré vous, pour ma fille, n’a pas un caractère un peu différent d’une simple amitié.
Il se fâcha, et s’agitant de plus en plus, se mit à plaider de nouveau sa loyauté, comme il avait fait, tout seul, dans la rue, en venant.
Elle attendit qu’il eût fini ses phrases ; puis, sans colère, sans être ébranlée en sa conviction, mais affreusement pâle, elle murmura :
— Olivier, je sais bien tout ce que vous me dites, et je le pense ainsi que vous. Mais je suis sûre de ne pas me tromper. Écoutez, réfléchissez, comprenez. Ma fille me ressemble trop, elle est trop tout ce que j’étais autrefois quand vous avez commencé à m’aimer, pour que vous ne vous mettiez pas à l’aimer aussi.
— Alors, s’écria-t-il, vous osez me jeter une chose pareille à la face sur cette simple supposition et ce ridicule raisonnement : Il m’aime, ma fille me ressemble — donc il l’aimera.
Mais voyant le visage de la comtesse s’altérer de plus en plus, il continua, d’un ton plus doux :
— Voyons, ma chère Any, mais c’est justement parce que je vous retrouve en elle, que cette fillette me plaît beaucoup. C’est vous, vous seule que j’aime en la regardant.
— Oui, c’est justement ce dont je commence à tant souffrir, et ce que je redoute si fort. Vous ne démêlez point encore ce que vous sentez. Vous ne vous y tromperez plus dans quelque temps.
— Any, je vous assure que vous devenez folle.
— Voulez-vous des preuves ?
— Oui.
— Vous n’étiez pas venu à Roncières depuis trois ans, malgré mes instances. Mais vous vous êtes précipité quand on vous a proposé d’aller nous chercher.
— Ah ! par exemple ! Vous me reprochez de ne pas vous avoir laissée seule, là-bas, vous sachant malade, après la mort de votre mère.
— Soit ! Je n’insiste pas. Mais ceci : le besoin de revoir Annette est chez vous si impérieux, que vous n’avez pu laisser passer la journée d’aujourd’hui sans me demander de la conduire chez vous, sous prétexte de pose.
— Et vous ne supposez pas que c’est vous que je cherchais à voir ?
— En ce moment vous argumentez contre vous-même, vous cherchez à vous convaincre, vous ne me trompez pas. Écoutez encore. Pourquoi êtes-vous parti brusquement, avant-hier soir, quand le marquis de Farandal est entré ? Le savez-vous ?
Il hésita, fort surpris, fort inquiet, désarmé par cette observation. Puis, lentement :
— Mais... je ne sais trop... j’étais fatigué... et puis, pour être franc, cet imbécile m’énerve.
— Depuis quand ?
— Depuis toujours.
— Pardon, je vous ai entendu faire son éloge. Il vous plaisait autrefois. Soyez tout à fait sincère, Olivier.
Il réfléchit quelques instants, puis, cherchant ses mots :
— Oui, il est possible que la grande tendresse que j’ai pour vous me fasse assez aimer tous les vôtres pour modifier mon opinion sur ce niais, qu’il m’est indifférent de rencontrer, de temps en temps, mais que je serais fâché de voir chez vous presque chaque jour.
— La maison de ma fille ne sera pas la mienne. Mais cela suffit. Je connais la droiture de votre cœur. Je sais que vous réfléchirez beaucoup à ce que je viens de vous dire. Quand vous aurez réfléchi, vous comprendrez que je vous ai montré un gros danger, alors qu’il est encore temps d’y échapper. Et vous y prendrez garde. Parlons d’autre chose, voulez-vous ?
Il n’insista pas, mal à l’aise maintenant, ne sachant plus trop ce qu’il devait penser, ayant, en effet, besoin de réfléchir. Et il s’en alla, après un quart d’heure d’une conversation quelconque.

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