Guy de Maupassant : Mont-Oriol. Préoriginale de ce chapitre publiée dans Gil Blas du 23 au 26 décembre 1886.
Première PartieChapitre I Chapitre II

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Première Partie

I

Les premiers baigneurs, les matineux déjà sortis de l’eau se promenaient à pas lents, deux par deux ou solitaires, sous les grands arbres, le long du ruisseau qui descend des gorges d’Enval.
D’autres arrivaient du village, et entraient dans l’établissement d’un air pressé. C’était un grand bâtiment dont le rez-de-chaussée demeurait réservé au traitement thermal, tandis que le premier étage servait de casino, café et salle de billard.
Depuis que le docteur Bonnefille avait découvert dans le fond d’Enval la grande source, baptisée par lui source Bonnefille, quelques propriétaires du pays et des environs, spéculateurs timides, s’étaient décidés à construire au milieu de ce superbe vallon d’Auvergne, sauvage et gai pourtant, planté de noyers et de châtaigniers géants, une vaste maison à tous usages, servant également pour la guérison et pour le plaisir, où l’on vendait, en bas, de l’eau minérale, des douches et des bains, en haut, des bocks, des liqueurs et de la musique.
On avait enclos une partie du ravin, le long du ruisseau, pour constituer le parc indispensable à toute ville d’eaux ; on avait tracé trois allées, une presque droite et deux en festons ; on avait fait jaillir au bout de la première une source artificielle détachée de la source principale et qui bouillonnait dans une grande cuvette de ciment, abritée par un toit de paille, sous la garde d’une femme impassible que tout le monde appelait familièrement Marie. Cette calme Auvergnate, coiffée d’un petit bonnet toujours bien blanc, et presque entièrement couverte par un large tablier toujours bien propre qui cachait sa robe de service, se levait avec lenteur dès qu’elle apercevait dans le chemin un baigneur s’en venant vers elle. L’ayant reconnu elle choisissait son verre dans une petite armoire mobile et vitrée, puis elle l’emplissait doucement au moyen d’une écuelle de zinc emmanchée au bout d’un bâton.
Le baigneur triste souriait, buvait, rendait le verre en disant : « Merci Marie ! » puis se retournait et s’en allait. Et Marie se rasseyait sur sa chaise de paille pour attendre le suivant.
Ils n’étaient pas nombreux d’ailleurs. Depuis six ans seulement la station d’Enval était ouverte aux malades, et ne comptait guère plus de clients, après ces six années d’exercice, qu’au début de la première. Ils venaient là une cinquantaine, attirés surtout par la beauté du pays, par le charme de ce petit village noyé sous des arbres énormes dont les troncs tortus semblaient aussi gros que les maisons, et par la réputation des gorges, de ce bout de vallon étrange, ouvert sur la grande plaine d’Auvergne, et finissant brusquement au pied de la haute montagne, de la montagne hérissée d’anciens cratères, finissant dans une crevasse sauvage et superbe, pleine de rocs éboulés ou menaçants, où coule un ruisseau qui cascade sur les pierres géantes et forme un petit lac devant chacune.
Cette station thermale avait commencé comme elles commencent toutes, par une brochure du docteur Bonnefille sur sa source. Il débutait en vantant les séductions alpestres du pays en style majestueux et sentimental. Il n’avait pris que des adjectifs de choix, de luxe, ceux qui font de l’effet sans rien dire. Tous les environs étaient pittoresques, remplis de sites grandioses ou de paysages d’une gracieuse intimité. Toutes les promenades les plus proches possédaient un remarquable cachet d’originalité propre à frapper l’esprit des artistes et des touristes. Puis brusquement, sans transitions, il était tombé dans les qualités thérapeutiques de la source Bonnefille, bicarbonatée, sodique, mixte, acidulée, lithinée, ferrugineuse, etc., et capable de guérir toutes les maladies. Il les avait d’ailleurs énumérées sous ce titre : affections chroniques ou aiguës spécialement tributaires d’Enval ; et la liste était longue de ces affections tributaires d’Enval, longue, variée, consolante pour toutes les catégories de malades. La brochure se terminait par des renseignements utiles de vie pratique, prix des logements, des denrées, des hôtels. Car trois hôtels avaient surgi en même temps que l’établissement casino-médical. C’étaient : le Splendid Hotel, tout neuf, construit sur le versant du vallon dominant les bains, l’hôtel des Thermes, ancienne auberge replâtrée, et l’hôtel Vidaillet, formé tout simplement par l’achat de trois maisons voisines qu’on avait perforées afin d’en faire une seule.
Puis, du même coup, deux médecins nouveaux s’étaient trouvés installés dans le pays, un matin, sans qu’on sût bien comment ils étaient venus, car les médecins, dans les villes d’eaux, semblent sortir des sources, à la façon des bulles de gaz. C’étaient : le docteur Honorat, un Auvergnat, et le docteur Latonne, de Paris. Une haine farouche avait éclaté aussitôt entre le docteur Latonne et le docteur Bonnefille, tandis que le docteur Honorat, gros homme propre et bien rasé, souriant et souple, avait tendu sa main droite au premier, sa main gauche au second, et demeurait en bons termes avec les deux. Mais le docteur Bonnefille dominait la situation par son titre d’Inspecteur des eaux et de l’établissement thermal d’Enval-les-Bains.
Ce titre était sa force, et l’établissement sa chose. Il y passait ses jours, on disait même ses nuits. Cent fois dans la matinée il allait de sa maison, toute proche dans le village, à son cabinet de consultation installé à droite à l’entrée du couloir. Embusqué là comme une araignée dans sa toile, il guettait les allées et venues des malades, surveillant les siens d’un œil sévère et ceux des autres d’un œil furieux. Il interpellait tout le monde presque à la façon d’un capitaine en mer, et il terrifiait les nouveaux venus, à moins qu’il ne les fît sourire.
Comme il arrivait ce jour-là d’un pas rapide qui laissait voltiger, à la façon de deux ailes, les vastes basques de sa vieille redingote, il fut arrêté net par une voix qui criait : « Docteur ! »
Il se retourna. Sa figure maigre, ridée de grands plis mauvais dont le fond semblait noir, salie par une barbe grisâtre rarement coupée, fit un effort pour sourire ; et il enleva le chapeau de soie de forme haute, râpé, taché, graisseux dont il couvrait sa longue chevelure poivre et sel, « poivre et sale », disait son rival le docteur Latonne. Puis il fit un pas, s’inclina et murmura :
— Bonjour, monsieur le marquis, vous allez bien, ce matin ?
Un petit homme très soigné, le marquis de Ravenel, tendit la main au médecin, et répondit :
— Très bien, docteur, très bien, ou, du moins, pas mal. Je souffre toujours des reins ; mais enfin je vais mieux, beaucoup mieux ; et je n’en suis encore qu’à mon dixième bain. L’année dernière, je n’ai obtenu d’effet qu’au seizième ; vous vous en souvenez ?
— Oui, parfaitement.
— Mais ce n’est pas de ça que je veux vous parler. Ma fille est arrivée ce matin, et je désire vous entretenir à son sujet tout d’abord, parce que mon gendre, M. Andermatt, William Andermatt, le banquier...
— Oui, je sais.
— Mon gendre a une lettre de recommandation pour le docteur Latonne. Moi, je n’ai confiance qu’en vous, et je vous prie de vouloir bien monter jusqu’à l’hôtel, avant... vous comprenez... J’ai mieux aimé vous dire les choses franchement... Êtes-vous libre, à présent ?
Le docteur Bonnefille s’était couvert, très ému, très inquiet. Il répondit aussitôt :
— Oui, je suis libre, tout de suite. Voulez-vous que je vous accompagne ?
— Mais certainement.
Et tournant le dos à l’établissement, ils montèrent à pas rapides une allée arrondie qui conduisait à la porte du Splendid Hotel construit sur la pente de la montagne pour offrir de la vue aux voyageurs.
Au premier étage, ils pénétrèrent dans le salon attenant aux chambres des familles de Ravenel et Andermatt ; et le marquis laissa seul le médecin pour aller chercher sa fille.
Il revint avec elle presque aussitôt. C’était une jeune femme blonde, petite, pâle, très jolie, dont les traits semblaient d’une enfant, tandis que l’œil bleu, hardiment fixé, jetait aux gens un regard résolu qui donnait un attrait charmant de fermeté et un singulier caractère à cette mignonne et fine personne. Elle n’avait pas grand-chose, de vagues malaises, des tristesses, des crises de larmes sans cause, des colères sans raison, de l’anémie enfin. Elle désirait surtout un enfant, attendu en vain depuis deux ans qu’elle était mariée.
Le docteur Bonnefille affirma que les eaux d’Enval seraient souveraines et écrivit aussitôt ses prescriptions.
Elles avaient toujours l’aspect redoutable d’un réquisitoire.
Sur une grande feuille blanche de papier à écolier, ses ordonnances s’étalaient par nombreux paragraphes de deux ou trois lignes chacun, d’une écriture rageuse, hérissée de lettres pareilles à des pointes.
Et les potions, les pilules, les poudres qu’on devait prendre à jeun, le matin, à midi, ou le soir, se suivaient avec des airs féroces.

On croyait lire : « Attendu que M. X. est atteint d’une maladie chronique, incurable et mortelle ;

« Il prendra : — 1° du sulfate de quinine qui le rendra sourd, et lui fera perdre la mémoire ;

« 2° Du bromure de potassium qui lui détruira l’estomac, affaiblira toutes ses facultés, le couvrira de boutons, et fera fétide son haleine ;

« 3° De l’iodure de potassium aussi, qui, desséchant toutes les glandes sécrétantes de son individu, celles du cerveau comme les autres, le laissera, en peu de temps, aussi impuissant qu’imbécile ;

« 4° Du salicylate de soude, dont les effets curatifs ne sont pas encore prouvés, mais qui semble conduire à une mort foudroyante et prompte les malades traités par ce remède ;

« Et concurremment :

« Du chloral qui rend fou, de la belladone qui attaque les yeux, de toutes les solutions végétales, de toutes les compositions minérales qui corrompent le sang, rongent les organes, mangent les os, et font périr par le médicament ceux que la maladie épargne. »

Il écrivit longtemps, sur le recto et sur le verso, puis signa comme aurait fait un magistrat pour un arrêt capital.
La jeune femme, assise en face de lui, le regardait, avec une envie de rire qui relevait le coin de ses lèvres.
Dès qu’il fut sorti, après un grand salut, elle prit le papier noirci d’encre, en fit une boule, puis la jeta dans la cheminée, et, riant enfin de tout son cœur : « Oh ! père, où as-tu découvert ce fossile ? Mais il a tout à fait l’air d’un chand d’habits... Oh !... c’est bien de toi, cela, de déterrer un médecin d’avant la Révolution !... Oh ! qu’il est drôle... et sale... ah oui... sale... vrai, je crois qu’il a taché mon porte-plume... »
La porte s’ouvrit, on entendit la voix de M. Andermatt qui disait : « Entrez, docteur. » Et le docteur Latonne parut. Droit, mince, correct, sans âge, vêtu d’un veston élégant, et tenant à la main le haut chapeau de soie qui distingue le médecin traitant dans la plupart des stations thermales d’Auvergne, le médecin parisien, sans barbe ni moustache, ressemblait à un acteur en villégiature.
Le marquis, interdit, ne savait que dire ni que faire, tandis que sa fille avait l’air de tousser dans son mouchoir pour ne point éclater de rire au nez du nouveau venu. Il salua avec assurance, et s’assit sur un signe de la jeune femme. M. Andermatt, qui le suivait, lui raconta, avec minutie, la situation de sa femme, ses indispositions avec leurs symptômes, l’opinion des médecins consultés à Paris, suivie de sa propre opinion appuyée sur des raisons spéciales exprimées en termes techniques.
C’était un homme encore très jeune, un juif, faiseur d’affaires. Il en faisait de toutes sortes et s’entendait à toutes choses avec une souplesse d’esprit, une rapidité de pénétration, une sûreté de jugement tout à fait merveilleuses. Un peu trop gros déjà pour sa taille qui n’était point haute, joufflu, chauve, l’air poupard, les mains grasses, les cuisses courtes, il avait l’air trop frais et malsain, et parlait avec une facilité étourdissante.
Il avait épousé, par adresse, la fille du marquis de Ravenel pour étendre ses spéculations dans un monde qui n’était point le sien. Le marquis, d’ailleurs, possédait environ trente mille francs de revenu, et deux enfants seulement ; mais M. Andermatt, en se mariant, âgé de trente ans à peine, tenait déjà cinq ou six millions ; et il avait semé de quoi en récolter dix ou douze. M. de Ravenel, homme indécis, irrésolu, changeant et faible, repoussa d’abord avec colère les ouvertures qu’on lui faisait pour cette union, s’indignant à la pensée de voir sa fille alliée à un israélite, puis, après six mois de résistance il cédait, sous la pression de l’or accumulé, à la condition que les enfants seraient élevés dans la religion catholique.
Mais on attendait toujours, et aucun enfant ne s’annonçait encore. C’est alors que le marquis, enchanté depuis deux ans des eaux d’Enval, se rappela que la brochure du docteur Bonnefille promettait aussi la guérison de la stérilité.
Il fit donc venir sa fille, que son gendre accompagna pour l’installer, et pour la confier, sur l’avis de son médecin de Paris, aux soins du docteur Latonne. Donc Andermatt l’avait été chercher dès son arrivée ; et il continuait à énumérer les symptômes constatés chez sa femme. Il termina en disant combien il souffrait dans ses espérances de paternité déçues.
Le docteur Latonne le laissa aller jusqu’au bout, puis, se tournant vers la jeune femme :
— Avez-vous quelque chose à ajouter, madame ?
Elle répondit avec gravité :
— Non, rien du tout, monsieur.
Il reprit :
— Alors, je vous prierai de vouloir bien enlever votre robe de voyage et votre corset ; et de passer un simple peignoir blanc, tout blanc.
Elle s’étonnait ; il expliqua vivement son système :
— Mon Dieu, madame, c’est bien simple. On était convaincu autrefois que toutes les maladies venaient d’un vice du sang ou d’un vice organique, aujourd’hui nous supposons simplement que, dans beaucoup de cas, et surtout dans votre cas spécial, les malaises indécis dont vous souffrez, et même des troubles graves, très graves, mortels, peuvent provenir uniquement de ce qu’un organe quelconque ayant pris, sous des influences faciles à déterminer, un développement anormal au détriment de ses voisins, détruit toute l’harmonie, tout l’équilibre du corps humain, modifie ou arrête ses fonctions, entrave le jeu de tous les autres organes.
Il suffit d’un gonflement de l’estomac pour faire croire à une maladie du cœur qui, gêné dans ses mouvements, devient violent, irrégulier, même intermittent parfois. Les dilatations du foie ou de certaines glandes peuvent causer des ravages que les médecins peu observateurs attribuent à mille causes étrangères.
Aussi, la première chose que nous devons faire est de constater si tous les organes d’un malade ont bien leur volume et leur place normale ; car il suffit de bien peu de chose pour bouleverser la santé d’un homme. Je vais donc, si vous le permettez, madame, vous examiner avec grand soin, et tracer sur votre peignoir les limites, les dimensions et les positions de vos organes.
Il avait mis son chapeau sur une chaise et il parlait avec aisance. Sa bouche large, en s’ouvrant et se fermant, creusait dans ses joues rasées deux rides profondes qui lui donnaient aussi un certain air ecclésiastique.
Andermatt, ravi, s’écria : « Tiens, tiens, c’est très fort, cela, très ingénieux, très nouveau, très moderne. »
« Très moderne », entre ses lèvres, était le comble de l’admiration.
La jeune femme, fort amusée, se leva et passa dans sa chambre, puis revint au bout de quelques minutes, en peignoir blanc.
Le médecin la fit étendre sur un canapé, puis, tirant de sa poche un crayon à trois becs, un noir, un rouge, un bleu, il commença à ausculter et percuter sa nouvelle cliente en criblant le peignoir de petits traits de couleur notant chaque observation.
Elle ressemblait, après un quart d’heure de ce travail, à une carte de géographie indiquant les continents, les mers, les caps, les fleuves, les royaumes et les villes, et portant les noms de toutes ces divisions terrestres, car le docteur écrivait, sur chaque ligne de démarcation, deux ou trois mots latins, compréhensibles pour lui seul.
Or, quand il eut écouté tous les bruits intérieurs de Mme Andermatt, et tapoté toutes les parties mates ou sonores de sa personne, il tira de sa poche un calepin de cuir rouge à filets d’or, divisé par ordre alphabétique, consulta la table, l’ouvrit et écrivit : « Observation 6 347. — Mme A..., 21 ans. »
Puis, reprenant de la tête aux pieds ses notes coloriées sur le peignoir, les lisant comme un égyptologue déchiffre les hiéroglyphes, il les reporta sur son carnet.
Il déclara, quand il eut fini : « Rien d’inquiétant, rien d’anormal, sauf une légère, très légère déviation qu’une trentaine de bains acidulés guériront. Vous prendrez, en outre, trois demi-verres d’eau chaque matin avant midi. Rien autre chose. Je reviendrai vous voir dans quatre ou cinq jours. » Puis il se leva, salua et sortit avec tant de promptitude que tout le monde en demeura stupéfait. C’était sa manière, son chic, son cachet à lui, cette brusquerie dans le départ. Il la jugeait de très bon ton et de grande impression sur le malade.
Mme Andermatt courut se regarder dans la glace, et toute secouée par un rire éclatant d’enfant joyeuse :
— Oh ! qu’ils sont amusants, qu’ils sont drôles ! Dites, y en a-t-il encore un, je veux le voir tout de suite ! Will, allez me le chercher ! Il doit y en avoir un troisième, je veux le voir.
Son mari, surpris, demanda :
— Comment, un troisième, un troisième quoi ?
Le marquis dut s’expliquer, en s’excusant, car il craignait un peu son gendre. Il raconta donc que le docteur Bonnefille étant venu le voir lui-même, il l’avait introduit chez Christiane, afin de connaître son avis, car il avait grande confiance dans l’expérience du vieux médecin, enfant du pays, qui avait découvert la source.
Andermatt haussa les épaules et déclara que, seul, le docteur Latonne soignerait sa femme, de sorte que le marquis, fort inquiet, se mit à réfléchir sur la façon dont il faudrait s’y prendre pour arranger les choses sans froisser son irascible médecin.
Christiane demanda : « Gontran est ici ? » C’était son frère.
Son père répondit :
— Oui, depuis quatre jours, avec un de ses amis dont il nous a souvent parlé, M. Paul Brétigny. Ils font ensemble un tour en Auvergne. Ils arrivent du mont Dore et de La Bourboule, et repartiront pour le Cantal à la fin de l’autre semaine.
Puis il demanda à la jeune femme si elle désirait se reposer jusqu’au déjeuner, après cette nuit en chemin de fer ; mais elle avait parfaitement dormi dans le sleeping-car, et réclamait seulement une heure pour sa toilette, après quoi elle voulait visiter le village et l’établissement.
Son père et son mari rentrèrent dans leurs chambres, en attendant qu’elle fût prête.
Elle les fit appeler bientôt, et ils descendirent ensemble. Elle s’enthousiasma d’abord à la vue de ce village construit dans ce bois et dans ce profond vallon qui semblait fermé de tous les côtés par des châtaigniers hauts comme des monts. On en voyait partout, jetés au hasard de leur poussée quatre fois séculaire, devant les portes, dans les cours, dans les rues, et puis partout aussi des fontaines, faites d’une grande pierre noire debout percée d’un petit trou par où s’élançait un fil d’eau claire qui s’arrondissait en cercle pour tomber dans un abreuvoir. Une odeur fraîche de verdure et d’étable flottait sous ces grandes verdures, et on voyait allant d’un pas grave dans les rues, ou debout devant leurs demeures, des Auvergnates filant avec un vif mouvement des doigts une quenouille de laine noire passée à leur ceinture. Leurs jupes courtes montraient leurs chevilles maigres couvertes de bas bleus, et leur corsage attaché sur les épaules par des espèces de bretelles, laissait nues les manches de toile des chemises, d’où sortaient les bras durs et secs et les mains osseuses.
Mais soudain, une musique sautillante et drôle jaillit devant les promeneurs. On eût dit un orgue de Barbarie aux sons fluets, un orgue de Barbarie usé, poussif, malade.
Christiane s’écria :
— Qu’est-ce que ça ?
Son père se mit à rire :
— C’est l’orchestre du Casino. Ils sont quatre à faire ce bruit-là.
Et il la conduisit devant une affiche rouge collée au coin d’une ferme, et qui portait en lettres noires :

CASINO D’ENVAL

Direction de M. Petrus Martel de l’Odéon.
Samedi 6 juillet. Grand concert organisé par le maestro Saint-Landri, deuxième grand prix du Conservatoire. Le piano sera tenu par M. Javel, grand lauréat du Conservatoire.
Flûte. — M. Noirot, lauréat du Conservatoire.
Contrebasse. — M. Nicordi, lauréat de l’Académie royale de Bruxelles.
Après le concert, grande représentation de : Perdus dans la forêt, comédie en un acte, de M. Pointillet.
Personnages :
Pierre de Lapointe. M. Petrus Martel, de l’Odéon.
Oscar Léveillé. M. Petitnivelle, du Vaudeville.
Jean. M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.
Philippine. Mlle Odelin, de l’Odéon.
Pendant la représentation, l’orchestre sera également conduit par le maestro Saint-Landri.

Christiane lisait tout haut, riait, s’étonnait.
Son père reprit :
— Oh ! ils t’amuseront. Mais, allons les voir.
Ils tournèrent à droite et entrèrent dans le parc. Les baigneurs se promenaient gravement, lentement dans les trois allées, buvaient leur verre d’eau et repartaient. Quelques-uns, assis sur des bancs, traçaient des lignes dans le sable du bout de leur canne ou de leur ombrelle. Ils ne parlaient point, semblaient ne point penser, ne vivre qu’à peine, engourdis, paralysés par l’ennui des stations thermales. Seul, le bruit bizarre de l’orchestre sautillait dans l’air doux et calme, venu on ne sait d’où, produit on ne sait comment, passait sous les feuillages, paraissait faire mouvoir ces mornes marcheurs.
Une voix cria « Christiane ! » Elle se retourna, c’était son frère. Il courut à elle, l’embrassa et, quand il eut serré la main d’Andermatt, il prit sa sœur par le bras et l’entraîna, laissant par-derrière son père et son beau-frère.
Et ils causèrent. C’était un grand garçon élégant, rieur comme elle, mobile comme le marquis, indifférent aux événements, mais toujours à la recherche de mille francs.
— Je croyais que tu dormais, disait-il, sans quoi j’aurais été t’embrasser. Et puis Paul m’a emmené ce matin au château de Tournoël.
— Qui ça, Paul ? Ah oui, ton ami !
— Paul Brétigny. C’est vrai, tu ne sais pas. Il prend un bain en ce moment.
— Il est malade ?
— Non. Mais il se guérit tout de même. Il vient d’être amoureux.
— Et il prend des bains acidulés — on dit acidulés, n’est-ce pas — pour se remettre ?
— Oui. Il fait tout ce que je lui dis de faire. Oh ! il a été très touché. C’est un garçon violent, terrible. Il a failli mourir. Il a voulu la tuer aussi. C’était une actrice, une actrice connue. Il l’a aimée follement. Et puis, elle ne lui était pas fidèle, bien entendu. Ça a fait un drame épouvantable. Alors, je l’ai emmené. Il va mieux en ce moment, mais il y pense encore.
Elle souriait tout à l’heure ; maintenant, devenue sérieuse, elle répondit :
— Ça m’amusera de le voir.
Pour elle, cependant, ça ne signifiait pas grand-chose, « l’Amour ». Elle pensait à cela, quelquefois, comme on pense, quand on est pauvre, à un collier de perles, à un diadème de brillants, avec un désir éveillé pour cette chose possible et lointaine. Elle se figurait cela d’après quelques romans lus par désœuvrement, sans y attacher d’ailleurs grande importance. Elle n’avait jamais beaucoup rêvé, étant née avec une âme heureuse, tranquille et satisfaite ; et, bien que mariée depuis deux ans et demi, elle ne s’était pas encore éveillée de ce sommeil où vivent les jeunes filles naïves, de ce sommeil du cœur, de la pensée et des sens qui continue, pour certaines femmes, jusqu’à la mort. La vie lui semblait simple et bonne, sans complications ; elle n’en avait jamais cherché le sens ou le pourquoi. Elle vivait, dormait, s’habillait avec goût, riait, était contente ! Qu’aurait-elle pu demander de plus ?
Quand on lui avait présenté Andermatt comme fiancé, elle refusa d’abord, avec une indignation d’enfant, de devenir la femme d’un juif. Son père et son frère, partageant sa répugnance, répondirent avec elle et comme elle, par un refus formel. Andermatt disparut, fit le mort ; mais au bout de trois mois, il avait prêté plus de vingt mille francs à Gontran ; et le marquis, pour d’autres raisons, commençait à changer d’avis. En principe d’abord, il cédait toujours quand on insistait, par amour égoïste du repos. Sa fille disait de lui : « Oh ! papa a toutes les idées brouillées » ; et c’était vrai. Sans opinions, sans croyances, il n’avait que des enthousiasmes qui variaient à tout instant. Tantôt il s’attachait, avec une exaltation passagère et poétique, aux vieilles traditions de sa race et désirait un roi, mais un roi intelligent, libéral, éclairé, marchant avec le siècle ; tantôt, après la lecture d’un livre de Michelet ou de quelque penseur démocrate, il se passionnait pour l’égalité des hommes, pour les idées modernes, pour les revendications des pauvres, des écrasés, des souffrants. Il croyait à tout, selon les heures, et quand sa vieille amie, Mme Icardon, qui, liée avec beaucoup d’israélites, désirait le mariage de Christiane et d’Andermatt, commença à le prêcher, elle sut bien par quels raisonnements il fallait l’attaquer.
Elle lui montra la race juive arrivée à l’heure des vengeances, race opprimée comme le peuple français avant la Révolution, et qui, maintenant, allait opprimer les autres par la puissance de l’or. Le marquis, sans foi religieuse, mais convaincu que l’idée de Dieu n’était qu’une idée législatrice, plus forte pour maintenir les sots, les ignorants et les timorés, que la simple idée de Justice, considérait les dogmes avec une indifférence respectueuse, et confondait dans une estime égale et sincère Confucius, Mahomet et Jésus-Christ. Donc le fait d’avoir crucifié celui-ci ne lui paraissait nullement comme une tare originelle, mais comme une grosse maladresse politique. Il suffit par conséquent de quelques semaines pour lui faire admirer le travail caché, incessant, tout-puissant des juifs persécutés partout. Et envisageant soudain avec d’autres yeux leur triomphe éclatant, il le considéra comme une juste réparation de leur longue humiliation. Il les vit maîtres des rois, qui sont maîtres des peuples, soutenant les trônes ou les laissant crouler, pouvant mettre en faillite une nation comme on fait pour un marchand de vin, fiers devant les princes devenus humbles et jetant leur or impur dans la cassette entrouverte des souverains les plus catholiques, qui les remerciaient par des titres de noblesse et des lignes de chemin de fer.
Et il consentit au mariage de William Andermatt avec Christiane de Ravenel.
Quant à elle, sous la pression insensible de Mme Icardon, ancienne camarade de sa mère, devenue sa conseillère intime depuis la mort de la marquise, pression combinée avec celle de son père, et devant l’indifférence intéressée de son frère, elle consentit à épouser ce gros garçon très riche, qui n’était pas laid, mais qui ne lui plaisait guère, comme elle aurait consenti à passer un été dans un pays désagréable.
Maintenant, elle le trouvait bon enfant, complaisant, pas bête, gentil dans l’intimité, mais elle se moquait souvent de lui avec Gontran, qui avait la reconnaissance perfide.
Il lui disait :
— Ton mari est plus rose et plus chauve que jamais. Il a l’air d’une fleur malade ou d’un cochon de lait qu’on aurait rasé. Où prend-il ces couleurs-là ?
Elle répondit :
— Je t’assure que je n’y suis pour rien. Il y a des jours où j’ai envie de le coller sur une boîte de dragées.
Mais ils arrivaient devant l’établissement de bains.
Deux hommes étaient assis sur des chaises de paille, le dos au mur, et fumant leurs pipes des deux côtés de la porte.
Gontran dit :
— Tiens, deux bons types. Regarde celui de droite, le bossu coiffé d’un bonnet grec ! C’est le père Printemps, ancien geôlier à Riom et devenu gardien, presque directeur de l’établissement d’Enval. Pour lui, rien n’est changé, et il gouverne les malades comme ses anciens détenus. Les baigneurs sont toujours des prisonniers, les cabines de bain sont des cellules, la salle des douches un cachot, et l’endroit où le docteur Bonnefille pratique les lavages de l’estomac au moyen de la sonde Baraduc, une salle de tortures mystérieuse. Il ne salue aucun homme en vertu de ce principe que tous les condamnés sont des êtres méprisables. Il traite les femmes avec beaucoup plus de considération, par exemple, une considération mêlée d’étonnement, car il n’en avait pas sous sa garde dans la prison de Riom. Cette retraite n’étant destinée qu’aux mâles, il n’a pas encore l’habitude de parler aux personnes du sexe. — L’autre, c’est le caissier. Je te défie de lui faire écrire ton nom ; tu vas voir.
Et Gontran, s’adressant à l’homme de gauche, articula lentement :
— Monsieur Séminois, voici ma sœur, Mme Andermatt, qui désire un abonnement de douze bains.
Le caissier, très grand, très maigre, l’air très pauvre, se leva, entra dans son bureau, situé en face du cabinet du médecin inspecteur, ouvrit son livre et demanda :
— Quel nom ?
— Andermatt.
— Vous dites ?
— Andermatt.
— Comment épelez-vous ?
— A-n-d-e-r-m-a-t-t.
— Très bien.
Et il écrivit lentement. Lorsqu’il eut fini, Gontran demanda :
— Veuillez me relire le nom de ma sœur ?
— Oui, Monsieur. Mme Anterpat.
Christiane, riant aux larmes, paya ses cachets, puis demanda :
— Qu’est-ce qu’on entend là-haut ?
Gontran la prit par le bras :
— Viens voir.
Des voix furieuses arrivaient par l’escalier. Ils montèrent, ouvrirent une porte et aperçurent une grande salle de café avec un billard au milieu. Des deux côtés de ce billard, deux hommes en manches de chemise, une queue de bois à la main, s’invectivaient avec fureur.
— Dix-huit.
— Dix-sept.
— Je vous dis que j’en ai dix-huit.
— Ça n’est pas vrai, vous n’en avez que dix-sept.
C’était le directeur du Casino, M. Petrus Martel, de l’Odéon, qui faisait sa partie ordinaire avec le comique de sa troupe, M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.
Petrus Martel, dont le ventre puissant et mou ballottait sous sa chemise au-dessus du pantalon attaché on ne sait comment, après avoir été cabotin en divers lieux avait pris le gouvernement du Casino d’Enval et passait ses journées à boire les consommations destinées aux baigneurs. Il portait une immense moustache d’officier, trempée du matin au soir dans l’écume des bocks et le sirop poisseux des liqueurs ; et il avait déterminé chez le vieux comique recruté par lui une passion immodérée pour le billard.
À peine levés, ils se mettaient à leur partie, s’injuriaient, se menaçaient, effaçaient les points, recommençaient, prenaient à peine le temps de déjeuner et ne toléraient pas que deux clients vinssent les chasser de leur tapis vert.
Ils avaient donc fait fuir tout le monde, et ne trouvaient point la vie désagréable, bien que la faillite attendît Petrus Martel en fin de saison.
La caissière accablée regardait du matin au soir cette partie interminable, écoutait du matin au soir cette discussion sans fin, et portait du matin au soir des chopes ou des petits verres aux deux joueurs infatigables.
Mais Gontran entraîna sa sœur :
— Viens dans le parc. C’est plus frais.
Au bout de l’établissement, ils aperçurent soudain l’orchestre sous un kiosque chinois.
Un jeune homme blond, jouant du violon avec frénésie, gouvernait, au moyen de la tête, de ses cheveux agités en mesure, de tout son torse, ployé, redressé, balancé à gauche et à droite comme un bâton de chef d’orchestre, trois musiciens singuliers assis en face de lui. C’était le maestro Saint-Landri.
Lui et ses aides, un pianiste dont l’instrument, monté sur roulettes, était brouetté chaque matin du vestibule des bains au kiosque, un flûtiste énorme, qui avait l’air de sucer une allumette en la chatouillant de ses gros doigts bouffis, et une contrebasse d’aspect phtisique, produisaient avec beaucoup de fatigue cette imitation parfaite d’un mauvais orgue de Barbarie, qui avait surpris Christiane dans les rues du village.
Comme elle s’arrêtait à les contempler, un monsieur salua son frère.
— Bonjour, mon cher comte.
— Bonjour, docteur.
Et Gontran présenta :
— Ma sœur, — Monsieur le docteur Honorat.
Elle put à peine retenir sa gaieté, en face de ce troisième médecin.
Il salua et complimenta :
— J’espère que madame n’est pas malade ?
— Si. Un peu.
Il n’insista point et changea de conversation.
— Vous savez, mon cher comte, que vous aurez tantôt un spectacle des plus intéressants à l’entrée du pays.
— Quoi donc, docteur ?
— Le père Oriol va faire sauter son morne. Ah ! ça ne vous dit rien à vous, mais pour nous c’est un gros événement.
Et il s’expliqua.
Le père Oriol, le plus riche paysan de toute la contrée — on lui connaissait plus de cinquante mille francs de revenu — possédait toutes les vignes au débouché d’Enval sur la plaine. Or, juste à la sortie du village, à l’écartement du vallon, s’élevait un petit mont, ou plutôt une grande butte, et sur cette butte étaient les meilleurs vignobles du père Oriol. Au milieu de l’un d’eux, contre la route, à deux pas du ruisseau s’élevait une pierre gigantesque, un morne qui gênait la culture et mettait à l’ombre toute une partie du champ qu’elle dominait.
Depuis dix ans le père Oriol annonçait chaque semaine qu’il allait faire sauter son morne ; mais il ne s’y décidait jamais.
Chaque fois qu’un garçon du pays partait pour le service, le vieux lui disait : « Quand tu viendras en congé, apporto moi de la poudre pour mon rô. »
Et tous les petits soldats rapportaient dans leur sac de la poudre volée pour le rô du père Oriol. Il en avait plein un bahut, de cette poudre ; et le morne ne sautait point.
Enfin, depuis une semaine on le voyait creuser la pierre avec son fils, le grand Jacques, surnommé Colosse, qu’on prononçait en Auvergnat « Coloche ». Ce matin même ils avaient empli de poudre le ventre vidé de l’énorme roche ; puis on avait bouché l’ouverture en laissant seulement passer la mèche, une mèche de fumeur achetée chez le marchand de tabac. On mettrait le feu à deux heures. Ça sauterait donc à deux heures cinq, ou deux heures dix minutes au plus tard, car le bout de mèche était fort long.
Christiane s’intéressait à cette histoire, amusée déjà à l’idée de cette explosion, retrouvant là un jeu d’enfant qui plaisait à son cœur simple.
Ils arrivaient au bout du parc.
— Où va-t-on plus loin ? dit-elle.
Le docteur Honorat répondit :
— Au Bout du Monde, madame ; c’est-à-dire dans une gorge sans issue et célèbre en Auvergne. C’est une des plus belles curiosités naturelles du pays.
Mais une cloche sonna derrière eux. Gontran s’écria : « Tiens, déjà le déjeuner ! » Ils se retournèrent.
Un grand jeune homme venait à leur rencontre.
Gontran dit :
— Ma petite Christiane, je te présente M. Paul Brétigny.
Puis à son ami :
— C’est ma sœur, mon cher.
Elle le trouva laid. Il avait des cheveux noirs, ras et droits, des yeux trop ronds, d’une expression presque dure, la tête aussi toute ronde, très forte, une de ces têtes qui font penser à des boulets de canon, des épaules d’hercule, l’air un peu sauvage, lourd et brutal. Mais de sa jaquette, de son linge, de sa peau peut-être s’exhalait un parfum très subtil, très fin, que la jeune femme ne connaissait pas ; et elle se demanda : « Qu’est-ce donc que cette odeur-là ? »
Il lui dit :
— Vous êtes arrivée ce matin, madame ?
Sa voix était un peu sourde.
Elle répondit :
— Oui, monsieur.
Mais Gontran aperçut le marquis et Andermatt qui faisaient signe aux jeunes gens de venir déjeuner bien vite.
Et le docteur Honorat prit congé d’eux en leur demandant s’ils avaient l’intention réelle d’aller voir sauter le morne.
Christiane affirma qu’elle irait ; et se penchant au bras de son frère, elle murmura en l’entraînant vers l’hôtel :
— J’ai une faim de loup. Je serai très honteuse de manger tant que ça devant ton ami.

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