Guy de Maupassant : Mont-Oriol. Préoriginale de ce chapitre publiée dans Gil Blas du 23 au 27 janvier 1887.
Chapitre II Deuxième Partie, Chapitre III Chapitre IV

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

III

On allait se mettre à table pour dîner, le lendemain, dans la salle à manger particulière des familles Andermatt et de Ravenel, quand Gontran ouvrit la porte en annonçant : « Mesdemoiselles Oriol. »
Elles entrèrent, gênées, poussées par lui qui riait en s’expliquant :
— Voilà, je les ai enlevées toutes les deux, en pleine rue. Ça a fait scandale, d’ailleurs. Je vous les amène de force, parce que j’ai à m’expliquer avec mademoiselle Louise et que je ne pouvais le faire au milieu du pays.
Il leur ôta leurs chapeaux, leurs ombrelles, qu’elles avaient encore, car elles revenaient d’une promenade, les fit asseoir, embrassa sa sœur, serra les mains de son père, de son beau-frère et de Paul, puis, revenant vers Louise Oriol :
— Ah çà, mademoiselle, voulez-vous me dire, à présent, ce que vous avez contre nous depuis quelque temps ?
Elle semblait effarée comme un oiseau pris au filet et que le chasseur emporte.
— Mais rien, monsieur, rien de rien ! Qu’est-ce qui vous a fait croire ça ?
— Mais tout, mademoiselle, tout de tout ! Vous ne venez plus ici, vous ne venez plus dans l’arche de Noé (il avait ainsi baptisé le grand landau). Vous prenez des airs revêches quand je vous rencontre et quand je vous parle.
— Mais non, monsieur, je vous assure.
— Mais oui, mam’zelle, je vous l’affirme. En tout cas je ne veux point que cela dure et je vais signer la paix avec vous, aujourd’hui même. Oh ! vous savez, je suis entêté, moi. Vous aurez beau me faire grise mine, je saurai bien venir à bout de ces manières-là et vous forcer à devenir gracieuse avec nous comme votre sœur, qui est un ange de gentillesse.
On annonça le dîner servi et ils passèrent dans la salle à manger. Gontran prit le bras de Louise.
Il fut plein d’attentions pour elle et pour sa sœur, partageant ses compliments avec un tact admirable, disant à la cadette :
— Vous, vous êtes notre camarade, je vais vous négliger pendant quelques jours. On fait moins de frais pour les amis que pour les autres, vous savez.
Et il disait à l’aînée :
— Vous, je veux vous séduire, mademoiselle, et je vous préviens en ennemi loyal. Je vous ferai même la cour. Ah ! vous rougissez, c’est bon signe. Vous verrez que je suis très gentil, quand je m’en donne la peine. N’est-ce pas, mademoiselle Charlotte ?
Et elles rougissaient en effet toutes les deux ; et Louise balbutiait de son air grave :
— Oh ! monsieur, comme vous êtes fou !
Il répondait :
— Bah ! vous en entendrez bien d’autres plus tard, dans le monde, quand vous serez mariée, ce qui ne tardera pas. C’est alors qu’on vous en fera, des compliments !
Christiane et Paul Brétigny l’approuvaient d’avoir ramené Louise Oriol ; le marquis souriait, amusé par ce marivaudage enfantin ; Andermatt pensait : « Pas bête, le gaillard. » Et Gontran, irrité du rôle qu’il lui fallait jouer, porté par ses sens vers Charlotte et par son intérêt vers Louise, murmurait entre ses dents, avec des sourires pour celle-ci : « Ah ! ton gredin de père a cru me jouer ; mais je vais te mener tambour battant, ma petite ; et tu verras si je m’y prends bien. »
Et il les comparait en les regardant l’une après l’autre. Certes, la plus jeune lui plaisait davantage ; elle était plus drôle, plus vivante, avec son nez un peu relevé, ses yeux vifs, son front étroit et ses belles dents un peu trop grandes, dans sa bouche un peu trop large.
Cependant, l’autre était aussi jolie, plus froide, moins gaie. Elle n’aurait jamais d’esprit, celle-là, ni de charme dans la vie intime, mais quand on annoncerait à l’entrée d’un bal : « Madame la comtesse de Ravenel », elle pourrait bien porter son nom, mieux que la cadette peut-être, avec un peu d’habitude et de frottement aux gens bien nés. N’importe, il rageait ; il leur en voulait à toutes les deux, au père et au frère aussi, et il se promettait de leur faire payer sa mésaventure plus tard, quand il serait le maître.
Lorsqu’on fut revenu dans le salon, il se fit dire les cartes par Louise, qui savait fort bien annoncer l’avenir. Le marquis, Andermatt et Charlotte écoutaient avec attention, attirés malgré eux par le mystère de l’inconnu, par le possible de l’invraisemblable, par cette crédulité invincible au merveilleux qui hante l’homme et trouble souvent les plus forts esprits devant les plus niaises inventions des charlatans.
Paul et Christiane causaient dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte.
Elle était misérable depuis quelque temps, ne se sentant plus chérie de la même façon ; et leur malentendu d’amour s’accentuait chaque jour par leur faute mutuelle. Elle avait soupçonné ce malheur pour la première fois, le soir de la fête, en emmenant Paul sur la route. Mais comprenant qu’il n’avait plus la même tendresse dans le regard, la même caresse dans la voix, le même souci passionné qu’autrefois, elle n’avait pu deviner la cause de ce changement.
Il existait depuis longtemps, depuis le jour où elle lui avait crié, avec bonheur, en arrivant au rendez-vous quotidien : « Tu sais, je me crois enceinte vraiment. » Il avait éprouvé alors, à fleur de peau, un petit frisson désagréable.
Puis, à chacune de leurs rencontres, elle lui parla de cette grossesse qui faisait bondir son cœur de joie ; mais cette préoccupation d’une chose qu’il jugeait, lui, fâcheuse, vilaine, malpropre, froissait son exaltation dévote pour l’idole qu’il adorait.
Plus tard, quand il la vit changée, maigrie, les joues creuses, le teint jaune, il pensa qu’elle aurait dû lui épargner ce spectacle et disparaître quelques mois, pour reparaître ensuite plus fraîche et plus jolie que jamais, en sachant faire oublier cet accident, ou peut-être en sachant unir à son charme coquet de maîtresse, un autre charme, savant et discret, de jeune mère, qui ne laisse voir son enfant que de loin, enveloppé de rubans roses.
Elle avait d’ailleurs une occasion rare de montrer ce tact qu’il attendait d’elle, en allant passer l’été à Mont-Oriol et en le laissant à Paris, lui, pour qu’il ne la vît pas défraîchie et déformée. Il espérait bien qu’elle le comprendrait !
Mais, à peine arrivée en Auvergne elle l’avait appelé en des lettres incessantes et désespérées, si nombreuses et si pressantes qu’il était venu par faiblesse, par pitié. Et maintenant, elle l’accablait de sa tendresse disgracieuse et gémissante ; et il éprouvait un désir immodéré de la quitter, de ne plus la voir, de ne plus l’entendre chanter sa chanson amoureuse, irritante et déplacée. Il aurait voulu lui crier tout ce qu’il avait sur le cœur, lui expliquer combien elle se montrait maladroite et sotte, mais il ne le pouvait faire, et il n’osait pas s’en aller, et il ne pouvait non plus s’abstenir de lui témoigner son impatience par des paroles amères et blessantes.
Elle en souffrait d’autant plus que, malade, alourdie chaque jour davantage, travaillée par toutes les misères des femmes grosses, elle avait plus besoin que jamais d’être consolée, dorlotée, enveloppée d’affection. Elle l’aimait avec cet abandon complet du corps, de l’âme, de son être entier, qui fait de l’amour, quelquefois, un sacrifice sans réserves et sans limites. Elle ne se croyait plus sa maîtresse, mais sa femme, sa compagne, sa dévouée, sa fidèle, son esclave prosternée, sa chose. Pour elle, il ne s’agissait plus entre eux de galanterie, de coquetterie, de désir de plaire toujours, de frais de grâce à faire encore, puisqu’elle lui appartenait complètement, puisqu’ils étaient liés par cette chaîne si douce et si puissante : l’enfant qui naîtrait bientôt. Dès qu’ils furent seuls dans la fenêtre, elle recommença sa tendre lamentation :
— Paul, mon cher Paul, dis, m’aimes-tu toujours autant ?
— Mais oui ! Voyons, tu me répètes cela tous les jours, ça finit par être monotone.
— Pardonne-moi ! C’est que je ne puis plus le croire, et j’ai besoin que tu me rassures, j’ai besoin de t’entendre me le dire sans cesse, ce mot si bon ; et comme tu ne me le répètes plus si souvent qu’autrefois, je suis obligée de le demander, de l’implorer, de le mendier.
— Eh bien oui, je t’aime ! Mais parlons d’autre chose, je t’en supplie !
— Oh ! que tu es dur !
— Mais non, je ne suis pas dur. Seulement... seulement, tu ne comprends pas... tu ne comprends pas que...
— Oh oui ! Je comprends bien que tu ne m’aimes plus. Si tu savais comme je souffre !
— Voyons, Christiane, je t’en conjure, ne me rends pas nerveux. Si tu savais, toi, comme c’est maladroit ce que tu fais là.
— Oh ! si tu m’aimais, tu ne parlerais pas ainsi.
— Mais, sacrebleu, si je ne t’aimais plus je ne serais point venu.
— Écoute. Tu m’appartiens, maintenant, tu es à moi, et je suis à toi. Il y a entre nous cette attache d’une vie naissante que rien ne brise ; mais promets-moi que si tu ne m’aimais plus, un jour, plus tard, tu me le dirais ?
— Oui, je te le promets.
— Tu me le jures ?
— Je te le jure.
— Mais alors, tout de même, nous resterions amis, n’est-ce pas ?
— Certainement, que nous resterions amis.
— Le jour où tu ne m’aimeras plus d’amour tu viendras me trouver, et tu me diras : « Ma petite Christiane, je t’aime bien, mais ce n’est plus la même chose. Soyons amis, là, rien qu’amis. »
— C’est entendu, je te le promets.
— Tu me le jures ?
— Je te le jure.
— N’importe, j’aurai bien du chagrin ! Comme tu m’adorais l’an dernier !
Une voix criait derrière eux :
— Madame la duchesse de Ramas Aldavarra !
Elle venait en voisine, car Christiane recevait, tous les soirs, les principaux baigneurs, comme reçoivent les princes en leurs royaumes.
Le docteur Mazelli suivait la belle Espagnole avec des airs souriants et soumis. Les deux femmes se serrèrent la main, s’assirent et se mirent à causer.
Andermatt appelait Paul :
— Mon cher ami, venez donc, Mlle Oriol fait les cartes admirablement, elle m’a dit des choses surprenantes.
Il le prit par le bras et ajouta :
— Quel drôle d’être vous êtes, vous ! À Paris, nous ne vous voyons jamais, pas une fois par mois, malgré les instances de ma femme. Ici, il a fallu quinze lettres pour vous faire venir. Et depuis que vous êtes arrivé on dirait que vous perdez un million par jour, tant vous avez une tête désolée. Allons, cachez-vous une affaire qui vous chiffonne ? On pourrait peut-être vous aider ? Il faut nous le dire.
— Rien du tout, mon cher. Si je ne viens pas plus souvent vous voir, à Paris... C’est qu’à Paris, vous comprenez ?...
— Parfaitement... je saisis. Mais ici, au moins, il faut être en train. Je vous prépare deux ou trois fêtes qui seront, je crois, très réussies.
On annonçait : « Madame Barre et Monsieur le professeur Cloche. » Il entra avec sa fille, une jeune veuve, rousse et hardie. Puis, presque aussitôt le même valet cria : « Monsieur le professeur Mas-Roussel. »
Sa femme l’accompagnait, pâle, mûre, avec des bandeaux plats sur les tempes.
Le professeur Rémusot était parti la veille, après avoir acheté son chalet à des conditions exceptionnellement favorables, disait-on.
Les deux autres médecins auraient bien voulu connaître ces conditions, mais Andermatt répondait seulement : « Oh, nous avons pris de petits arrangements avantageux pour tout le monde. Si vous désiriez l’imiter on verrait à s’entendre, on verrait... Quand vous serez décidé vous me préviendrez et alors nous causerons. »
Le docteur Latonne apparut à son tour, puis le docteur Honorat, sans son épouse qu’il ne sortait pas.
Un bruit de voix maintenant emplissait le salon, une rumeur de causerie. Gontran ne quittait plus Louise Oriol, lui parlait sur l’épaule, et de temps en temps disait en riant à quiconque passait près de lui :
— C’est une ennemie dont je fais la conquête.
Mazelli s’était assis auprès de la fille du professeur Cloche. Depuis quelques jours il la suivait sans cesse ; et elle recevait ses avances avec une audace provocante.
La duchesse ne le perdait point de vue, semblait irritée et frémissante. Tout à coup, elle se leva, traversa le salon, et rompant le tête-à-tête de son médecin avec la jolie rousse :
— Dites donc, Mazelli, nous allons rentrer. Je me sens un peu mal à l’aise.
Dès qu’ils furent sortis, Christiane, qui s’était rapprochée de Paul, lui dit :
— Pauvre femme ! Elle doit tant souffrir !
Il demanda avec étourderie :
— Qui donc ?
— La duchesse ! Vous ne voyez pas comme elle est jalouse.
Il répondit brusquement :
— Si vous vous mettez à gémir sur tous les crampons maintenant, vous n’êtes pas au bout de vos larmes.
Elle se détourna, prête à pleurer vraiment, tant elle le trouvait cruel, et, s’asseyant auprès de Charlotte Oriol qui demeurait seule, surprise, ne comprenant plus ce que faisait Gontran, elle lui dit sans que la fillette pénétrât le sens de ses paroles :
— Il y a des jours où l’on voudrait être mort.
Andermatt, au milieu des médecins, racontait le cas extraordinaire du père Clovis dont les jambes recommençaient à vivre. Il paraissait si convaincu que personne n’eût pu douter de sa bonne foi.
Depuis qu’il avait pénétré la ruse des paysans et du paralytique, compris qu’il s’était laissé duper et convaincre, l’année d’avant, par l’envie seule dont il était mordu de croire à l’efficacité des eaux, depuis surtout qu’il n’avait pu se débarrasser, sans payer, des plaintes redoutables du vieux, il en avait fait une réclame puissante et il en jouait à merveille.
Mazelli venait de rentrer, libre, après avoir reconduit sa cliente au logis.
Gontran le prit par le bras :
— Dites donc, beau docteur, un conseil ? Laquelle préférez-vous des petites Oriol ?
Le joli médecin lui souffla dans l’oreille :
— Pour coucher, la jeune, pour épouser, l’aînée.
Gontran riait :
— Tiens, nous sommes exactement du même avis. J’en suis ravi !
Puis, allant à sa sœur qui causait toujours avec Charlotte :
— Tu ne sais pas ? Je viens de décider que nous irions jeudi au puy de la Nugère. C’est le plus beau cratère de la chaîne. Tout le monde consent. C’est entendu.
Christiane murmura avec indifférence :
— Je veux bien tout ce que vous voudrez.
Mais le professeur Cloche, suivi de sa fille, venait prendre congé, et Mazelli, s’offrant à les reconduire, sortit derrière la jeune veuve.
Tous partirent en quelques minutes, car Christiane se couchait à onze heures.
Le marquis, Paul et Gontran accompagnèrent les petites Oriol. Gontran et Louise allaient devant, et Brétigny, quelques pas en arrière, sentait sur son bras trembler un peu le bras de Charlotte.
On se sépara en criant : « À jeudi, onze heures, pour déjeuner à l’hôtel. »
En revenant, ils rencontrèrent Andermatt retenu au coin du jardin par le professeur Mas-Roussel qui lui disait :
— Eh bien, si cela ne vous dérange pas, j’irai causer avec vous, demain matin, de cette petite affaire du chalet.
William se joignit aux jeunes gens pour rentrer, et se haussant à l’oreille de son beau-frère :
— Tous mes compliments, mon cher, vous avez été admirable.
Gontran, depuis deux ans, était harcelé par des besoins d’argent qui lui gâtaient l’existence. Tant qu’il avait mangé la fortune de sa mère, il s’était laissé vivre avec la nonchalance et l’indifférence héritées de son père, dans ce milieu de jeunes gens, riches, blasés et corrompus, qu’on cite dans les journaux chaque matin, qui sont du monde et y vont peu, et prennent à la fréquentation des femmes galantes des mœurs et des cœurs de filles.
Ils étaient une douzaine du même groupe qu’on retrouvait tous les soirs au même café, sur le boulevard, entre minuit et trois heures du matin. Fort élégants, toujours en habit et en gilet blanc, portant des boutons de chemise de vingt louis changés chaque mois et achetés chez les premiers bijoutiers, ils vivaient avec l’unique souci de s’amuser, de cueillir des femmes, de faire parler d’eux et de trouver de l’argent par tous les moyens possibles.
Comme ils ne savaient rien que les scandales de la veille, les échos des alcôves et des écuries, les duels et les histoires de jeux, tout l’horizon de leur pensée était fermé par ces murailles.
Ils avaient eu toutes les femmes cotées sur le marché galant, se les étaient passées, se les étaient cédées, se les étaient prêtées, et causaient entre eux de leurs mérites amoureux comme des qualités d’un cheval de courses. Ils fréquentaient aussi le monde bruyant et titré dont on parle, et dont les femmes, presque toutes, entretenaient des liaisons connues, sous l’œil indiffèrent, ou détourné, ou fermé, ou peu clairvoyant du mari ; et ils les jugeaient, ces femmes, comme les autres, les confondaient dans leur estime, tout en établissant une légère différence due à la naissance et au rang social.
À force d’employer des ruses pour trouver l’argent nécessaire à leur vie, de tromper les usuriers, d’emprunter de tous côtés, d’éconduire les fournisseurs, de rire au nez du tailleur apportant tous les six mois une note grossie de trois mille francs, d’entendre les filles conter leurs roueries de femelles avides, de voir tricher dans les cercles, de se savoir, de se sentir volés eux-mêmes par tout le monde, par les domestiques, les marchands, les grands restaurateurs et autres, de connaître et de mettre la main dans certains tripotages de bourse ou d’affaires louches pour en tirer quelques louis, leur sens moral s’était émoussé, s’était usé, et leur seul point d’honneur consistait à se battre en duel dès qu’ils se sentaient soupçonnés de toutes les choses dont ils étaient capables ou coupables.
Tous, ou presque tous devaient finir, au bout de quelques ans de cette existence, par un mariage riche, ou par un scandale, ou par un suicide, ou par une disparition mystérieuse, aussi complète que la mort.
Mais ils comptaient sur le mariage riche. Les uns espéraient en leur famille pour le leur procurer, les autres cherchaient eux-mêmes sans qu’il y parût, et avaient des listes d’héritières comme on a des listes de maisons à vendre. Ils épiaient surtout les exotiques, les Américaines du Nord et du Sud qu’ils éblouiraient par leur chic, par leur renom de viveurs, par le bruit de leurs succès et l’élégance de leur personne.
Et leurs fournisseurs aussi comptaient sur le mariage riche.
Mais cette chasse à la fille bien dotée pouvait être longue. En tout cas, elle exigeait des recherches, du travail de séduction, des fatigues, des visites, toute une mise en œuvre d’énergie dont Gontran, insouciant par nature, demeurait tout à fait incapable.
Depuis longtemps, il se disait, sentant chaque jour davantage les souffrances du manque d’argent : « Il faut pourtant que j’avise. » Mais il n’avisait pas, et ne trouvait rien.
Il en était réduit à la poursuite ingénieuse de la petite somme, à tous les procédés douteux des gens à bout de ressources, et, pour finir, aux longs séjours dans la famille, quand Andermatt lui avait tout à coup suggéré l’idée d’épouser une des jeunes Oriol.
Il s’était tu d’abord, par prudence, bien que la jeune fille lui parût, à première vue, trop au-dessous de lui pour consentir à cette mésalliance. Mais quelques minutes de réflexion avaient bien vite modifié son avis, et il s’était aussitôt décidé à faire sa cour en plaisantant, une cour de ville d’eaux, qui ne le compromettrait pas et lui permettrait de reculer.
Connaissant admirablement son beau-frère, il savait que cette proposition avait dû être longuement réfléchie, pesée et préparée par lui, que dans sa bouche elle valait un gros prix, difficile à trouver ailleurs.
Nulle peine à prendre en outre, se baisser et ramasser une jolie fille, car la cadette lui plaisait beaucoup, et il s’était dit souvent qu’elle pourrait être fort agréable à rencontrer plus tard.
Il avait donc choisi Charlotte Oriol, et, en peu de temps, l’avait amenée au point nécessaire pour qu’une demande régulière pût être faite.
Or, le père donnant à son autre fille la dot convoitée par Andermatt, Gontran avait dû ou renoncer à ce mariage, ou se retourner vers l’aînée.
Son mécontentement avait été vif, et il avait songé, dans les premiers moments, à envoyer au diable son beau-frère et à rester garçon, jusqu’à nouvelle occasion.
Mais il se trouvait justement alors tout à fait à sec, tellement à sec qu’il avait dû demander, pour sa partie du Casino, vingt-cinq louis à Paul, après beaucoup d’autres, jamais rendus. Et puis, il faudrait la chercher, cette femme, la trouver, la séduire. Il aurait peut-être à lutter contre une famille hostile, tandis que sans changer de place, avec quelques jours de soins et de galanterie, il prendrait l’aînée des Oriol comme il avait su conquérir la cadette. Il s’assurait ainsi dans son beau-frère un banquier qu’il rendrait toujours responsable, à qui il pourrait faire d’éternels reproches, et dont la caisse lui resterait ouverte.
Quant à sa femme, il la conduirait à Paris, en la présentant comme la fille de l’associé d’Andermatt. Elle portait d’ailleurs le nom de la ville d’eaux, où il ne la ramènerait jamais ! jamais ! jamais ! en vertu de ce principe que les fleuves ne remontent pas à leur source. Elle était bien de figure et de tournure, assez distinguée pour le devenir tout à fait, assez intelligente pour comprendre le monde, pour s’y tenir, y faire figure, même lui faire honneur. On dirait : « Ce farceur-là a épousé une belle fille dont il a l’air de se moquer pas mal », et il s’en moquerait pas mal, en effet, car il comptait reprendre à côté d’elle sa vie de garçon, avec de l’argent dans ses poches.
Il s’était donc retourné vers Louise Oriol, et, profitant sans le savoir de la jalousie éveillée dans le cœur ombrageux de la jeune fille, avait excité en elle une coquetterie encore endormie, et un désir vague de prendre à sa sœur ce bel amoureux qu’on appelait : « Monsieur le comte ».
Elle ne s’était point dit cela, elle n’avait ni réfléchi, ni combiné, surprise par sa rencontre et par leur enlèvement. Mais en le voyant empressé et galant, elle avait senti, à son allure, à ses regards, à toute son attitude, qu’il n’était point amoureux de Charlotte, et, sans chercher à voir plus loin, elle se sentait heureuse, joyeuse, presque victorieuse en se couchant.
On hésita longtemps, le jeudi suivant, avant de partir pour le puy de la Nugère. Le ciel sombre et lourd faisait craindre la pluie. Mais Gontran insista si fort qu’il entraîna les indécis.
Le déjeuner avait été triste. Christiane et Paul s’étaient querellés la veille sans cause apparente. Andermatt avait peur que le mariage de Gontran ne se fit pas, car le père Oriol avait parlé de lui en termes ambigus, le matin même. Gontran, prévenu, était furieux et résolu à réussir. Charlotte, qui pressentait le triomphe de sa sœur, sans rien comprendre à ce revirement, voulait absolument rester au village. On la décida, non sans peine, à venir.
L’arche de Noé emporta donc ses passagers ordinaires, au grand complet, vers le haut plateau qui domine Volvic.
Louise Oriol, devenue brusquement loquace, faisait les honneurs de la route. Elle expliqua comment la pierre de Volvic, qui n’est autre chose que la lave des puys environnants, a servi à construire toutes les églises et toutes les maisons du pays, ce qui donne aux villes d’Auvergne l’air sombre et charbonneux qu’elles ont. Elle montra les chantiers où l’on taille cette pierre, indiqua la coulée exploitée comme une carrière, d’où on extrait la lave brute, et fit admirer, debout sur un sommet et planant au-dessus de Volvic, l’immense Vierge noire qui protège la cité.
Puis on monta vers le plateau supérieur, bosselé de volcans anciens. Les chevaux allaient au pas sur la route longue et pénible. De beaux bois verts bordaient le chemin. Et personne ne parlait plus.
Christiane songeait à Tazenat. C’était la même voiture ! c’étaient les mêmes êtres, mais ce n’étaient plus les mêmes cœurs ! Tout semblait pareil... et pourtant ?... pourtant ?... Qu’était-il donc arrivé ? Presque rien !... Un peu d’amour de plus chez elle !... un peu d’amour de moins chez lui !... presque rien !... la différence du désir qui naît au désir qui meurt !... presque rien !... l’invisible déchirure que la lassitude fait aux tendresses !... oh ! presque rien, presque rien !... et le regard des yeux changé, parce que les mêmes yeux ne voient plus de même le même visage !... Qu’est-ce qu’un regard ?... Presque rien !
Le cocher s’arrêta et dit : « C’est ici, à droite, par ce sentier, dans le bois. Vous n’avez qu’à le suivre pour arriver. »
Tous descendirent, excepté le marquis, qui trouvait le temps trop chaud. Louise et Gontran partirent en avant et Charlotte demeura derrière, avec Paul et Christiane, qui pouvait à peine marcher. Le chemin leur parut long, à travers le bois, puis ils arrivèrent sur une crête couverte de hautes herbes et qui conduisait, en montant toujours, aux bords de l’ancien cratère.
Louise et Gontran, arrêtés au faîte, grands et minces tous deux, avaient l’air debout dans les nuages.
Quand on les eut rejoints, l’âme exaltée de Paul Brétigny eut un élan de lyrisme.
Autour d’eux, derrière eux, à droite, à gauche, ils étaient entourés de cônes étranges, décapités, les uns élancés, les autres écrasés, mais tous gardant leur bizarre physionomie de volcans morts. Ces lourds tronçons de montagnes à cime plate s’élevaient du sud à l’ouest, sur un immense plateau d’aspect désolé qui, haut lui-même de mille mètres au-dessus de la Limagne, la dominait à perte de vue vers l’est et le nord, jusqu’à l’invisible horizon, toujours voilé, toujours bleuâtre.
Le puy de Dôme, à droite, dépassait tous ses frères, soixante-dix à quatre-vingts cratères endormis à présent. Plus loin, les puys de Gravenoire, de Crouel, de La Pedge, de Sault, de Noschamps, de la Vache. Plus près, le puy du Pariou, le puy de Côme, les puys de Jumes, de Tressoux, de Louchadière : un énorme cimetière de volcans.
Les jeunes gens regardaient cela stupéfaits. À leurs pieds se creusait le premier cratère de la Nugère, profonde cuve de gazon au fond de laquelle on voyait encore trois énormes blocs de lave brune, soulevés par le dernier souffle du monstre, puis retombés dans sa gueule expirante, et restés là, depuis des siècles et des siècles, pour toujours.
Gontran cria :
« Moi, je vais au fond. Je veux voir comment ça rend l’âme, ces bêtes-là. Allons, mesdemoiselles, une petite course sur la pente. » Et, saisissant le bras de Louise, il l’entraîna. Charlotte les suivit, courant derrière eux ; puis soudain elle s’arrêta, les regarda fuir, enlacés et bondissants, et, se retournant brusquement, elle remonta vers Christiane et Paul assis sur l’herbe au sommet de la descente. Quand elle les eut rejoints elle tomba sur les genoux et, cachant sa figure dans la robe de la jeune femme, elle se mit à sangloter.
Christiane, qui avait compris, et que tous les chagrins des autres transperçaient depuis quelque temps comme des blessures faites à elle-même, lui jeta ses bras sur le cou et, gagnée aussi par les larmes, elle murmura : « Pauvre petite, pauvre petite ! » L’enfant pleurait toujours, prosternée, la tête cachée et, de ses mains tombées à terre, elle arrachait l’herbe d’un geste inconscient.
Brétigny s’était levé pour ne pas paraître avoir vu, mais cette misère de fillette, cette détresse d’innocente l’emplirent brusquement d’indignation contre Gontran. Lui, que l’angoisse profonde de Christiane exaspérait, fut touché jusqu’au fond du cœur par cette première désillusion de gamine.
Il revint et, s’agenouillant à son tour pour lui parler :
— Voyons, calmez-vous, je vous en supplie. Ils vont remonter, calmez-vous. Il ne faut pas qu’on vous voie pleurer.
Elle se redressa, effarée par cette idée que sa sœur pourrait la retrouver avec des larmes dans les yeux. Sa gorge restait pleine de sanglots qu’elle retenait, qu’elle dévorait, qui rentraient en son cœur pour le rendre plus gros de peine. Elle balbutiait :
— Oui... oui... c’est fini... ce n’est rien... c’est fini... Tenez... on ne voit plus... n’est-ce pas ?... on ne voit plus.
Christiane lui essuyait les joues avec son mouchoir, puis le passait aussi sur les siennes. Elle dit à Paul :
— Allez donc voir ce qu’ils font. On ne les aperçoit plus. Ils ont disparu sous les blocs de lave. Moi je vais garder cette petite et la consoler.
Brétigny s’était relevé et, la voix tremblante :
— J’y vais... et je les ramène, mais il aura affaire à moi... votre frère... aujourd’hui même... et il m’expliquera sa conduite inqualifiable après ce qu’il nous a dit l’autre jour.
Il se mit à descendre en courant vers le centre du cratère.
Gontran, entraînant Louise, l’avait lancée de toute sa force sur le rapide versant du grand trou, afin de la retenir, de la soutenir, de lui faire perdre haleine, de l’étourdir et de l’effrayer. Elle, emportée par son élan, essayait de l’arrêter, balbutiait : « Oh ! pas si vite... je vais tomber... mais vous êtes fou... je vais tomber !... »
Ils vinrent heurter les blocs de lave et demeurèrent debout essoufflés tous deux. Puis ils en firent le tour, regardant de larges crevasses formant dessous une sorte de caverne à double issue.
Lorsque le volcan, à bout de vie, avait rejeté cette dernière écume, ne pouvant la lancer au ciel comme autrefois, il l’avait crachée, épaissie, à moitié froide, et elle s’était figée sur ses lèvres moribondes.
— Faut entrer là-dessous, dit Gontran.
Et il poussa devant lui la jeune fille. Puis, dès qu’ils furent dans la grotte :
— Eh bien, mademoiselle, voici le moment de vous faire une déclaration.
Elle fut stupéfaite :
— Une déclaration... à moi !
— Mais oui, en quatre mots : je vous trouve charmante.
— C’est à ma sœur qu’il faut dire ça.
— Oh ! Vous savez bien que je ne fais pas de déclaration à votre sœur.
— Allons donc.
— Voyons, vous ne seriez pas femme si vous n’aviez point compris que je me suis montré galant auprès d’elle pour voir ce que vous en penseriez !... et quelle figure vous me feriez !... Vous m’avez fait une figure furieuse. Oh ! que j’ai été content ! Alors j’ai tâché de vous montrer, avec tous les égards possibles, ce que je pensais de vous !...
On ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle se sentait confuse et ravie, le cœur plein de joie et d’orgueil.
Il reprit :
— Je sais bien que j’ai été vilain pour votre petite sœur. Tant pis. Elle ne s’y est pas trompée, elle, allez. Vous voyez qu’elle est restée sur la côte, qu’elle n’a pas voulu nous suivre... Oh ! elle a compris, elle a compris !...
Il avait saisi une des mains de Louise Oriol et il lui baisa le bout des doigts doucement, galamment, et en murmurant :
— Comme vous êtes gentille ! Comme vous êtes gentille !
Elle, appuyée contre la paroi de lave, écoutait son cœur battre d’émotion, sans rien dire. La pensée, la seule qui flottait en son esprit troublé, était une pensée de triomphe : elle avait vaincu sa sœur.
Mais une ombre apparut à l’entrée de la grotte. Paul Brétigny les regardait. Gontran laissa retomber d’une façon naturelle la petite main qu’il tenait sur ses lèvres, et il dit :
— Tiens, te voici... Tu es seul ?
— Oui. On s’est étonné de vous voir disparaître là-dessous.
— Eh bien ! nous revenons, mon cher. Nous regardions ça. Est-ce assez curieux ?
Louise, rouge jusqu’aux tempes, sortit la première et se mit à remonter la pente, suivie par les deux jeunes gens qui parlaient bas derrière elle.
Christiane et Charlotte les regardaient venir et les attendaient, la main dans la main.
On retourna vers la voiture où le marquis était resté ; et l’arche de Noé repartit pour Enval.
Tout à coup, au milieu d’une petite forêt de pins, le landau s’arrêta et le cocher se mit à jurer ; un vieil âne mort barrait la route.
Tout le monde le voulut voir et descendit. Il était étendu sur la poussière noirâtre, sombre lui-même, et tellement maigre que sa peau, usée à la saillie des os, semblait au moment d’être crevée par eux si la bête n’avait point rendu le dernier soupir. Toute la carcasse se dessinait sous le poil rongé de ses côtes, et sa tête avait l’air énorme, une pauvre tête aux yeux clos, tranquille sur son lit de pierre broyée, si tranquille, si morte qu’elle paraissait heureuse et surprise de ce repos nouveau. Ses grandes oreilles, molles à présent, gisaient comme des loques. Deux plaies vives à ses genoux disaient qu’il était tombé souvent, ce jour-là même, avant de s’abattre pour la dernière fois ; et une autre plaie sur le flanc indiquait la place où son maître, depuis des années et des années, le piquait avec une pointe de fer fixée au bout d’un bâton pour hâter sa marche alourdie.
Le cocher, l’ayant pris par les jambes de derrière, le traînait vers un fossé ; et le cou s’allongea comme pour braire encore, pour pousser une dernière plainte. Quand il fut sur l’herbe, l’homme, furieux, murmura : « Quelles brutes de laisser ça au milieu de la route. »
Personne autre n’avait parlé ; on remonta dans la voiture.
Christiane, navrée, bouleversée, voyait toute cette misérable vie d’animal finie ainsi au bord d’un chemin : le petit bourricot joyeux, à grosse tête où luisaient de gros yeux, comique et bon enfant, avec ses poils rudes et ses hautes oreilles, gambadant, libre encore, dans les jambes de sa mère, puis la première charrette, la première montée, les premiers coups ! et puis, et puis l’incessante et terrible marche par les interminables routes ! les coups ! les coups ! les charges trop lourdes, les soleils accablants, et pour nourriture un peu de paille, un peu de foin, quelques branchages, et la tentation des prairies vertes tout le long des durs chemins !
Et puis encore, l’âge venant, la pointe de fer pour remplacer la souple baguette, et le martyre affreux de la bête usée, essoufflée, meurtrie, traînant toujours des fardeaux exagérés, et souffrant dans tous ses membres, dans tout son vieux corps, râpé comme un habit de mendiant. Et puis la mort, la mort bienfaisante à trois pas de l’herbe du fossé, où la traîne, en jurant, un homme qui passe, pour dégager la route.
Christiane, pour la première fois, comprit la misère des créatures esclaves ; et la mort aussi lui apparut comme une chose bien bonne par moments.
Tout à coup ils passèrent devant une petite charrette qu’un homme presque nu, une femme en guenilles et un chien décharné traînaient, exténués de fatigue.
On les voyait suer et haleter. Le chien, la langue tirée, maigre et galeux, était attaché entre les roues. Dans cette charrette, du bois ramassé partout, volé sans doute, des racines, des souches, des branchages brisés qui semblaient cacher d’autres choses ; puis, sur ces branches, des loques et, sur ces loques, un enfant, rien qu’une tête sortant de haillons gris, une boule ronde avec deux yeux, un nez, une bouche !
C’était une famille, cela, une famille humaine ! L’âne avait succombé aux fatigues, et l’homme, sans pitié pour le serviteur mort, sans le pousser même jusqu’à l’ornière, l’avait laissé en plein chemin, devant les voitures qui viendraient. Puis, s’attelant à son tour avec sa femme dans les brancards vides, ils s’étaient mis à tirer comme tirait la bête tout à l’heure. Ils allaient ! Où ? Quoi faire ? Avaient-ils même quelques sous ? Cette voiture... la traîneraient-ils toujours, ne pouvant acheter un autre animal ? De quoi vivraient-ils ? Où s’arrêteraient-ils ? Ils mourraient probablement comme était mort leur bourricot.
Étaient-ils mariés, ces gueux ; ou seulement accouplés ? Et leur enfant ferait comme eux, cette petite brute encore informe, cachée sous des linges sordides.
Elle songeait à tout cela, Christiane, et des choses nouvelles surgissaient au fond de son âme effarée. Elle entrevoyait la misère des pauvres.
Gontran dit soudain :
— Je ne sais pas pourquoi, mais je trouverais délicieux de dîner tous ensemble, ce soir, au café Anglais. Le boulevard me ferait plaisir à voir.
Et le marquis murmura :
— Bah ! on est bien ici. Le nouvel hôtel vaut beaucoup mieux que l’ancien.
On passait devant Tournoël. Un souvenir fit battre le cœur de Christiane, en reconnaissant un châtaignier. Elle regarda Paul qui avait fermé les yeux et ne vit point son humble appel.
Bientôt on aperçut deux hommes devant la voiture, deux vignerons revenant du travail, portant la binette sur l’épaule et marchant du long pas fatigué des ouvriers.
Les petites Oriol rougirent jusqu’aux tempes. C’étaient leur père et leur frère, qui retournaient aux vignes comme jadis, passaient des jours à suer sur la terre qui les avait enrichis, et courbés, la croupe au soleil, la retournaient du matin au soir pendant que les belles redingotes, pliées avec soin, se reposaient dans la commode, et les grands chapeaux dans une armoire.
Les deux paysans saluèrent avec un sourire d’amitié tandis que toutes les mains dans le landau répondaient à leur bonsoir.
Dès qu’on fut revenu, comme Gontran descendait de l’arche pour monter au Casino, Brétigny l’accompagna, et, l’arrêtant dès les premiers pas :
— Écoute, mon cher, ce que tu fais n’est pas bien et j’ai promis à ta sœur de t’en parler.
— Me parler de quoi ?
— De ta façon d’agir depuis quelques jours.
Gontran avait pris son air impertinent :
— D’agir ? Envers qui ?
— Envers cette petite que tu lâches salement.
— Tu trouves ?
— Oui, je trouve... et j’ai raison de le trouver ainsi.
— Bah ! te voici devenu bien scrupuleux au sujet des lâchages.
— Eh, mon cher, il ne s’agit pas d’une gueuse ici, mais d’une jeune fille.
— Je le sais bien, aussi n’ai-je pas couché avec elle. La différence est très marquée.
Ils s’étaient remis à marcher, côte à côte. L’allure de Gontran exaspérait Paul qui reprit :
— Si je n’étais pas ton ami je te dirais des choses très dures.
— Et moi je ne te les laisserais pas dire.
— Voyons, écoute, mon cher, cette enfant me fait pitié. Elle pleurait tantôt.
— Bah ! elle pleurait ? Tiens, ça me flatte !
— Voyons, ne plaisante pas. Que comptes-tu faire ?
— Moi ? Rien.
— Voyons, tu t’es avancé avec elle jusqu’à la compromettre. Tu nous disais l’autre jour à ta sœur et à moi que tu pensais à l’épouser...
Gontran s’arrêta, et, avec un ton railleur où perçait une menace :
— Ma sœur et toi feriez mieux de ne pas vous occuper des amourettes des autres. Je vous ai dit que cette fille me plaisait assez et que s’il m’arrivait de l’épouser je ferais un acte sage et raisonnable. Voilà tout. Or, il se trouve qu’aujourd’hui l’aînée me plaît davantage ! J’ai changé d’avis. Cela arrive à tout le monde.
Puis, le regardant en pleine figure :
— Qu’est-ce que tu fais, toi, quand une femme cesse de te plaire ? La ménages-tu ?
Surpris, Paul Brétigny cherchait à pénétrer le sens profond, le sens caché de ces paroles. Un peu de fièvre aussi lui montait à la tête ; il dit violemment :
— Encore une fois il ne s’agit ni d’une drôlesse, ni d’une femme mariée, mais d’une jeune fille que tu as trompée, sinon par des promesses, du moins par tes allures. Cela n’est, entends-tu, ni d’un galant homme !... ni d’un honnête homme !...
Gontran, pâle, la voix cassante, l’interrompit :
— Tais-toi !... Tu en as déjà trop dit... et j’en ai trop entendu... À mon tour, si je n’étais pas ton ami je... je te ferais voir que j’ai l’humeur courte. Un mot de plus et c’est fini entre nous, pour toujours.
Puis, pesant ses paroles, lentement, et les lui jetant au visage :
— Je n’ai pas d’explications à te donner... j’en pourrais avoir plutôt à te demander... Ce qui n’est ni d’un galant homme, ni d’un honnête homme, c’est une sorte d indélicatesse... qui peut avoir bien des formes... dont l’amitié devrait garder certaines gens... et que l’amour n’excuse pas...
Soudain, changeant de ton et badinant presque :
— Quant à cette petite Charlotte, si elle t’attendrit et si elle te plaît, prends-la, et épouse-la. Le mariage est souvent une solution dans les cas difficiles. C’est une solution et une place forte dans laquelle on se barricade contre les désespoirs tenaces... Elle est jolie et riche !... Il faudra bien que tu finisses par cet accident-là... Ce serait amusant de nous marier, ici, le même jour, car moi j’épouserai l’aînée. Je te le dis en secret, ne le répète pas encore... Maintenant, n’oublie point que tu as le droit, moins que personne, toi, de parler jamais de probité sentimentale et de scrupules d’affection. Et maintenant retourne à tes affaires. Je vais aux miennes. Bonsoir.
Et changeant brusquement de chemin il descendit vers le village. Paul Brétigny, l’esprit hésitant et le cœur troublé, revint à pas lents vers l’hôtel du Mont-Oriol.
Il cherchait à bien comprendre, à se rappeler chaque mot, pour en déterminer le sens, et il s’étonnait des détours secrets, inavouables et honteux que peuvent cacher certaines âmes.
Quand Christiane l’interrogea :
— Que vous a répondu Gontran ?
Il balbutia :
— Mon Dieu, il... il préfère l’aînée, à présent... Je crois même qu’il veut l’épouser... Et devant mes reproches un peu vifs il m’a fermé la bouche par des allusions... inquiétantes... pour nous deux.
Christiane s’abattit sur une chaise en murmurant :
— Oh ! mon Dieu !... Mon Dieu !...
Mais comme Gontran justement entrait, car le dîner venait de sonner, il la baisa gaiement au front en demandant :
— Eh bien, petite sœur, comment vas-tu ? N’es-tu point trop fatiguée ?
Puis il serra la main de Paul, et se tournant vers Andermatt venu derrière lui :
— Dites donc, perle des beaux-frères, des maris et des amis, pouvez-vous me dire au juste ce que ça vaut un vieil âne mort, sur une route ?

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