Guy de Maupassant : Mont-Oriol. Préoriginale de ce chapitre publiée dans Gil Blas des 5 et 6 janvier 1887.
Chapitre V Première PartieChapitre VI Chapitre VII

VI

Les jours qui suivirent furent charmants pour Christiane Andermatt. Elle vivait, le cœur léger et l’âme en joie. Le bain du matin était son premier plaisir, un délicieux plaisir à fleur de peau, une demi-heure exquise dans l’eau chaude et courante qui la disposait à être heureuse jusqu’au soir. Elle était heureuse en effet dans toutes ses pensées et dans tous ses désirs. L’affection dont elle se sentait entourée et pénétrée, l’ivresse de la vie jeune, battant dans ses veines, et puis aussi ce cadre nouveau, ce pays superbe, fait pour le rêve et pour le repos, large et parfumé, qui l’enveloppait comme une grande caresse de la nature, éveillaient en elle des émotions neuves. Tout ce qui l’approchait, tout ce qui la touchait continuait cette sensation du matin, cette sensation d’un bain tiède, d’un grand bain de bonheur où elle se plongeait corps et âme.
Andermatt, qui devait passer à Enval une quinzaine sur deux, était reparti pour Paris en recommandant à sa femme de bien veiller à ce que le paralytique ne cessât point son traitement.
Chaque jour donc, avant le déjeuner, Christiane, son père, son frère et Paul allaient voir ce que Gontran appelait la « soupe du pauvre ». D’autres baigneurs y venaient aussi et on faisait cercle autour du trou en causant avec le vagabond.
Il ne marchait pas mieux, affirmait-il, mais il se sentait les jambes pleines de fourmis ; et il racontait comment ces fourmis allaient, venaient, montaient jusqu’aux cuisses, redescendaient jusqu’au bout des doigts. Et il les sentait même la nuit, ces bêtes chatouilleuses qui le piquaient et lui ôtaient le sommeil.
Tous les étrangers et les paysans, partagés en deux camps, celui des confiants et celui des incrédules, s’intéressaient à cette cure.
Après le déjeuner, Christiane allait souvent chercher les petites Oriol, afin de faire ensemble une promenade. C’étaient les seules femmes de la station avec qui elle pût causer, avec qui elle pût avoir des relations agréables, à qui elle pût donner un peu de confiance amicale et demander un peu d’affection féminine. Elle avait pris goût tout de suite au bon sens sérieux et souriant de l’aînée et plus encore à l’esprit sournois et drôle de la cadette, et c’était moins pour complaire à son mari que pour son propre agrément qu’elle recherchait maintenant l’amitié des deux fillettes.
On partait pour une excursion, tantôt en landau, dans un vieux landau de voyage à six places, trouvé chez un loueur de Riom, et tantôt à pied.
Ils aimaient surtout un petit vallon sauvage auprès de Châtel-Guyon, conduisant à l’ermitage de Sans-Souci.
Dans le chemin étroit, suivi à pas lents, sous les sapins, au bord de la petite rivière, ils s’en allaient deux par deux et causant. À tous les passages du ruisseau que la sente traversait sans cesse, Paul et Gontran, debout sur des pierres dans le courant, prenaient les femmes chacun par un bras et les enlevaient d’une secousse pour les déposer de l’autre côté. Et chacun de ces gués changeait l’ordre des promeneurs.



Christiane allait de l’un à l’autre, mais trouvait le moyen, chaque fois, de rester seule quelque temps avec Paul Brétigny, soit en avant, soit en arrière.
Il n’avait plus avec elle les mêmes manières que dans les premiers jours, il était moins rieur, moins brusque, moins camarade, mais plus respectueux et plus empressé.
Leurs conversations cependant prenaient une allure intime, et les choses du cœur y tenaient une grande place. Il parlait de sentiment et d’amour en homme qui connaît ces sujets, qui a sondé la tendresse des femmes et qui leur doit autant de bonheur que de souffrance.
Elle, ravie, un peu émue, le poussait aux confidences, avec une curiosité ardente et rusée. Tout ce qu’elle savait de lui éveillait en elle un désir aigu d’en connaître davantage, de pénétrer, par la pensée, dans une de ces existences d’hommes entrevues par les livres, dans une de ces existences pleines d’orages et de mystères d’amour.
Poussé par elle il lui disait chaque jour un peu plus de sa vie, de ses aventures et de ses chagrins avec une chaleur de parole que les brûlures de son souvenir rendaient parfois passionnée, et que le désir de plaire faisait astucieuse aussi.
Il ouvrait devant ses yeux un monde inconnu et trouvait des mots éloquents pour exprimer les subtilités du désir et de l’attente, le ravage des espérances grandissantes, la religion des fleurs et des bouts de rubans, de tous les petits objets gardés, l’énervement des doutes subits, l’angoisse des suppositions alarmantes, les tortures de la jalousie, et l’inexprimable folie du premier baiser.
Et il savait conter tout cela d’une façon très convenable, voilée, poétique et entraînante. Comme tous les hommes hantés sans cesse par le désir et la pensée de la femme, il parlait discrètement de celles qu’il avait aimées avec une fièvre encore palpitante. Il se rappelait mille détails gentils, faits pour émouvoir le cœur, mille circonstances délicates faites pour mouiller le coin des yeux, et toutes ces mignonnes futilités de la galanterie qui rendent les rapports d’amour, entre gens d’âme fine et d’esprit cultivé, ce qu’il y a de plus élégant et de plus joli par le monde.
Toutes ces causeries troublantes et familières, renouvelées chaque jour, chaque jour plus prolongées, tombaient sur le cœur de Christiane ainsi que des graines qu’on jette en terre. Et le charme du grand pays, l’air savoureux, cette Limagne bleue, et si vaste qu’elle semblait agrandir l’âme, ces cratères éteints sur la montagne, vieilles cheminées du monde qui ne servaient plus qu’à chauffer des eaux pour les malades, la fraîcheur des ombrages, le bruit léger des ruisseaux dans les pierres, tout cela aussi pénétrait le cœur et la chair de la jeune femme, les pénétrait et les amollissait comme une pluie douce et chaude sur un sol encore vierge, une pluie qui fera germer les fleurs dont il a reçu la semence.
Elle sentait bien que ce garçon lui faisait un peu la cour, qu’il la trouvait jolie, plus que jolie même ; et le désir de lui plaire lui donnait, à elle, mille inventions rusées et simples en même temps, pour le séduire et le conquérir.
Quand il avait l’air ému, elle le quittait brusquement ; quand elle pressentait dans sa bouche une allusion attendrie, elle lui jetait, avant que la phrase fût terminée, un de ces regards courts et profonds qui entrent comme du feu au cœur des hommes.
Elle avait de fines paroles, de doux mouvements de tête, des gestes distraits de la main, et des airs mélancoliques bien vite arrêtés par un sourire pour lui montrer, sans lui rien dire, qu’il ne perdait pas ses efforts.
Que voulait-elle ? Rien. Qu’attendait-elle de cela ? Rien. Elle s’amusait à ce jeu uniquement parce qu’elle était femme, parce qu’elle n’en sentait point le danger, parce que, sans rien pressentir, elle voulait voir ce qu’il ferait.
Et puis en elle s’était développée tout à coup cette coquetterie native qui couve dans les veines de toutes les créatures femelles. L’enfant endormie et naïve d’hier s’était éveillée brusquement souple et perspicace en face de cet homme qui lui parlait sans cesse d’amour. Elle devinait le trouble croissant de sa pensée auprès d’elle, elle voyait l’émotion naissante de son regard, et elle comprenait les intonations différentes de sa voix, avec cette intuition particulière de celles qui se sentent sollicitées d’aimer.
D’autres hommes déjà lui avaient fait la cour dans les salons sans obtenir d’elle autre chose que des moqueries de gamine égayée. La banalité de leurs compliments l’amusait ; leurs mines de soupirants tristes l’emplissaient de joie ; et elle répondait par des niches à toutes les manifestations de leur émotion.
Avec celui-là, elle s’était sentie soudain en face d’un adversaire séduisant et dangereux ; et elle était devenue cet être adroit, clairvoyant par instinct, armé d’audace et de sang-froid, qui, tant que son cœur reste libre, guette, surprend et entraîne les hommes dans l’invisible filet du sentiment.
Lui, dans les premiers temps, l’avait trouvée niaise. Accoutumé aux femmes aventureuses, exercées à l’amour comme un vieux troupier l’est à la manœuvre, expertes à toutes les ruses de la galanterie et de la tendresse, il jugeait banal ce cœur simple, et le traitait avec un léger dédain.
Mais peu à peu cette candeur même l’avait amusé, et puis séduit ; et, cédant à sa nature entraînable, il avait commencé à entourer de soins attendris la jeune femme.
Il savait bien que le meilleur moyen de troubler une âme pure était de lui parler sans cesse d’amour, en ayant l’air de songer aux autres ; et, se prêtant alors avec astuce à la curiosité friande qu’il avait éveillée en elle il s’était mis, sous prétexte de confidences, à lui faire sous l’ombre des bois un véritable cours de passion.
Il s’amusait, comme elle, à ce jeu, lui montrait par toutes les menues attentions que savent trouver les hommes, le goût grandissant qu’il avait pour elle, et se posait en amoureux sans se douter encore qu’il le deviendrait vraiment.
Ils faisaient cela l’un et l’autre tout le long des lentes promenades aussi naturellement qu’il est naturel de prendre un bain quand on se trouve, par un jour chaud, au bord d’une rivière.
Mais à partir du moment où la vraie coquetterie se déclara chez Christiane, à partir de l’heure où elle découvrit toutes les adresses natives de la femme pour séduire les hommes, où elle se mit en tête de jeter à ses genoux ce passionné, comme elle aurait entrepris de gagner une partie de croket, il se laissa prendre, ce roué candide, aux mines de cette innocente, et il commença à l’aimer.
Alors il devint gauche, inquiet, nerveux ; et elle le traita comme un chat fait d’une souris.
Avec une autre il n’eût point été gêné, il eût parlé, il l’eût conquise par sa fougue entraînante ; avec elle il n’osait pas, tant elle lui semblait différente de toutes celles qu’il avait connues.
Les autres, en somme, étaient des femmes déjà brûlées par la vie, à qui on pouvait tout dire, avec qui on pouvait oser les appels les plus hardis, en leur murmurant près des lèvres les paroles frémissantes qui enflamment le sang. Il se savait, il se sentait irrésistible quand il pouvait communiquer librement à l’âme, au cœur, aux sens de celle qu’il aimait le désir impétueux dont il était ravagé.
Auprès de Christiane il se croyait auprès d’une jeune fille, tant il la devinait novice ; et tous ses moyens restaient paralysés. Et puis il la chérissait d’une façon nouvelle, comme une enfant, et comme une fiancée. Il la désirait ; et il avait peur d’y toucher, de la salir, de la faner. Il n’avait pas envie de l’étreindre à la broyer dans ses bras, comme les autres, mais de se mettre à genoux pour baiser sa robe et d’embrasser doucement, avec une lenteur infiniment chaste et tendre, les petits cheveux de ses tempes, les coins de sa bouche, et ses yeux, ses yeux fermés dont il sentirait le regard bleu, le regard charmant éveillé sous la paupière baissée. Il aurait voulu la protéger contre tout le monde et contre tout, ne pas la laisser coudoyer des gens communs, regarder des gens laids, passer à côté de gens malpropres. Il aurait voulu enlever la boue des rues qu’elle traversait, les cailloux des chemins, les ronces et les branches des bois, faire tout facile et délicieux autour d’elle, et la porter toujours pour qu’elle ne marchât jamais. Et il s’irritait qu’elle dût causer avec ses voisins d’hôtel, manger les médiocres nourritures de la table d’hôte, subir toutes les petites choses désagréables et inévitables de l’existence.
Il ne savait que lui dire, tant il avait de pensées pour elle ; et son impuissance à exprimer l’état de son cœur, à rien accomplir de ce qu’il aurait voulu faire, à lui témoigner l’impérieux besoin de se dévouer qui lui brûlait les veines, lui donnait des aspects de bête féroce enchaînée et, en même temps, d’étranges envies de sangloter.
Elle voyait tout cela sans le comprendre complètement, et s’en amusait avec la joie maligne des coquettes.
Lorsqu’ils étaient restés derrière les autres et qu’elle sentait, à son allure, qu’il allait enfin dire quelque chose d’inquiétant, elle se mettait brusquement à courir pour rattraper son père, et l’ayant rejoint elle criait : « Si nous faisions une partie de quatre coins. »
Les parties de quatre coins servaient en général de terme aux excursions. On cherchait une clairière, un bout de route plus large, et on jouait, comme des gamins en promenade.
Les petites Oriol et Gontran lui-même prenaient un grand plaisir à cet amusement qui satisfaisait l’incessante envie de courir que portent en eux tous les êtres jeunes. Seul, Paul Brétigny grognait, obsédé par d’autres idées, puis, s’animant peu à peu, il se mettait à la partie avec plus de fureur que les autres afin de prendre Christiane, de la toucher, de poser la main brusquement sur son épaule ou sur son corsage.
Le marquis, dont la nature indifférente et nonchalante se prêtait à tout pourvu qu’on ne troublât point sa quiétude, s’asseyait au pied d’un arbre et regardait s’ébattre son pensionnat, comme il disait. Il trouvait fort bonne cette vie paisible, et le monde entier parfait.
Cependant, les allures de Paul effrayèrent bientôt Christiane. Un jour même, elle eut peur de lui.
Ils étaient allés, un matin, avec Gontran au fond de la bizarre crevasse, d’où coule le ruisseau d’Enval, ce qu’on appelle la Fin du Monde.
La gorge, de plus en plus resserrée et tortueuse, s’enfonce dans la montagne. On franchit des pierres énormes, on passe sur de gros cailloux la petite rivière, et après avoir contourné un roc haut de plus de cinquante mètres qui barre toute l’entaille du ravin, on se trouve enfermé dans une sorte de fosse étroite, entre deux murailles géantes, nues jusqu’au sommet couvert d’arbres et de verdure.
Le ruisseau forme un lac grand comme une cuvette, et c’est vraiment là un trou sauvage, étrange, inattendu, comme on en rencontre plus souvent dans les récits que dans la nature.
Or, ce jour-là, Paul, regardant la haute marche de rocher qui leur barrait le chemin à l’endroit où s’arrêtent tous les promeneurs, remarqua qu’elle portait des traces d’escalade. Il dit :
« Mais, on peut aller plus loin. »
Ayant donc gravi, non sans peine, cette muraille droite, il cria :
« Oh ! c’est charmant ! un petit bosquet dans l’eau, venez donc. »
Et, se couchant, il prit les mains de Christiane qu’il enleva, pendant que Gontran dirigeait et posait ses pieds sur toutes les faibles saillies de la roche.
La terre tombée du sommet avait formé sur ce gradin un jardinet sauvage et touffu, où le ruisseau courait à travers les racines.
Une autre marche, un peu plus loin, barrait de nouveau ce couloir de granit ; ils la gravirent encore, puis une troisième, et ils se trouvèrent au pied d’un mur infranchissable d’où tombait, droite et claire, une cascade de vingt mètres, dans un bassin profond, creusé par elle, et enfoui sous des lianes et des branches.
L’entaille de la montagne était devenue si étroite, que les deux hommes se tenant par la main en pouvaient toucher les côtés. On ne voyait plus qu’une ligne de ciel ; on n’entendait que le bruit de l’eau ; on eût dit une de ces introuvables retraites où les poètes latins cachaient les nymphes antiques. Il semblait à Christiane qu’elle venait de violer la chambre d’une fée.
Paul Brétigny ne disait rien. Gontran s’écria :
« Oh ! comme ce serait joli, une femme blonde et rose baignée dans cette eau. »
Ils revinrent. Les deux premiers gradins furent assez faciles à descendre, mais le troisième effraya Christiane, tant il était haut et droit, sans marches visibles.
Brétigny se laissa glisser sur le roc, puis, tendant les deux bras vers elle :
« Sautez ! » dit-il.
Elle n’osa pas. Non qu’elle eût peur de tomber, mais elle avait peur de lui, peur de ses yeux surtout.
Il la regardait avec une avidité de bête affamée, avec une passion devenue féroce ; et ses deux mains ouvertes vers elle l’attiraient si impérieusement, qu’elle fut soudain épouvantée et saisie d’une envie folle de hurler, de se sauver, de grimper la montagne à pic, pour échapper à cet irrésistible appel.



Son frère, debout derrière elle, cria : « Va donc ! » et il la poussa. Se sentant tomber, elle ferma les yeux, et, saisie par une étreinte douce et forte, elle frôla sans le voir tout le grand corps du jeune homme, dont l’haleine haletante et chaude lui passa sur le visage.
Puis elle se retrouva sur ses pieds, souriante, à présent que sa terreur était finie, pendant que Gontran descendait à son tour.
Cette émotion l’ayant rendue prudente, elle prit garde, durant quelques jours, de ne se point trouver seule avec Brétigny qui semblait rôder autour d’elle maintenant, comme le loup des fables autour d’une brebis.
Mais une grande excursion avait été décidée. On devait emporter des provisions dans le landau à six places et aller dîner, avec les sœurs Oriol, au bord du petit lac de Tazenat, qu’on appelle dans le pays le gour de Tazenat, pour revenir de nuit, au clair de lune.
On partit donc une après-midi, par un jour torride, sous un soleil dévorant qui chauffait comme des dalles de four les granits de la montagne.
La voiture montait la côte au pas des trois chevaux soufflants et couverts de sueur ; le cocher sommeillait sur son siège, la tête baissée ; et des légions de lézards verts couraient sur les pierres au bord de la route. L’air brûlant semblait plein d’une invisible et lourde poussière de feu. Parfois on l’eût dit figé, résistant, épais à traverser, parfois il s’agitait un peu et faisait passer sur les visages des souffles ardents d’incendie où flottait une odeur de résine chaude au milieu des longs bois de pins.
Personne ne parlait dans la voiture. Les trois femmes, dans le fond, fermaient leurs yeux éblouis, sous l’ombre rose des ombrelles ; le marquis et Gontran, un mouchoir sur le front, dormaient ; Paul regardait Christiane qui le guettait aussi entre ses paupières baissées.
Et le landau, soulevant une colonne de fumée blanche, suivait toujours l’interminable montée.
Lorsqu’il eut atteint le plateau, le cocher se redressa, les chevaux se mirent à trotter et on parcourut un grand pays onduleux, boisé, cultivé, peuplé de villages et de maisons isolées. On apercevait au loin, à gauche, les grands sommets tronqués des volcans. Le lac de Tazenat, qu’on allait voir, était formé par le dernier cratère de la chaîne d’Auvergne.
Après trois heures de route, Paul dit soudain : « Tenez, des laves. » Des rochers bruns, bizarrement tordus, crevassaient le sol au bord de la route. On voyait à droite une montagne camarde dont le large sommet avait l’air creux et plat, on prit un chemin qui semblait entrer dedans par une entaille en triangle, et Christiane, qui s’était levée, découvrit tout à coup dans un vaste et profond cratère un beau lac frais et rond ainsi qu’une pièce d’argent. Les pentes rapides du mont, boisées à droite et nues à gauche, tombaient dans l’eau qu’elles entouraient d’une haute enceinte régulière. Et cette eau calme, plate et luisante comme un métal, reflétait les arbres d’un côté, et de l’autre la côte aride avec une netteté si parfaite qu’on ne distinguait point les bords et qu’on voyait seulement dans cet immense entonnoir où se mirait, au centre, le ciel bleu, un trou clair et sans fond qui semblait traverser la terre percée de part en part jusqu’à l’autre firmament.
La voiture ne pouvait aller plus loin. On descendit et on prit, par le côté boisé, un chemin qui tournait autour du lac, sous les arbres, à mi-hauteur de la pente. Cette route, où ne passaient que les bûcherons, était verte comme une prairie ; et on voyait, à travers les branches, l’autre côté en face et l’eau luisante au fond de cette cuve de montagne.
Puis on gagna, par une clairière, le rivage même pour s’asseoir sur un talus de gazon ombragé par des chênes. Et tout le monde s’étendit dans l’herbe avec une joie animale et délicieuse.
Les hommes s’y roulaient, y enfonçaient leurs mains ; et les femmes, doucement couchées sur le flanc, y posaient leur joue comme pour y chercher une fraîche caresse.
C’était, après la chaleur de la route, une de ces sensations douces, si profondes et si bonnes qu’elles sont presque des bonheurs.
Alors le marquis s’endormit de nouveau ; Gontran bientôt en fit autant ; Paul se mit à causer avec Christiane et les jeunes filles. De quoi ? De pas grand-chose ! De temps en temps, un d’eux disait une phrase ; un autre répondait après une minute de silence ; et les paroles lentes paraissaient engourdies dans leurs bouches comme les pensées dans leurs esprits.
Mais le cocher ayant apporté le panier aux provisions, les petites Oriol, accoutumées chez elles aux soins du ménage, gardant encore des habitudes actives de travail domestique, se mirent aussitôt à le déballer et à préparer le dîner, un peu plus loin, sur le gazon.
Paul restait étendu à côté de Christiane qui rêvait. Et il murmura, si bas qu’elle entendit à peine, si bas que ces mots frôlèrent son oreille comme ces bruits confus qui passent dans le vent : « Voici les meilleurs moments de ma vie. »
Pourquoi ces vagues paroles la troublèrent-elles jusqu’au fond du cœur ? Pourquoi se sentit-elle brusquement attendrie comme elle ne l’avait jamais été ?
Elle regardait, dans les arbres, un peu plus loin, une toute petite maison, un pavillon de chasseurs ou de pêcheurs, si étroit qu’il ne devait contenir qu’une seule pièce.
Paul suivit ses yeux et il dit :
« Avez-vous quelquefois songé, madame, à ce que pourraient être, pour deux êtres s’aimant éperdument, des jours passés dans une cabane comme celle-là ? Ils seraient seuls au monde, vraiment seuls, face à face ! Et si une chose semblable pouvait se faire, ne devrait-on point tout quitter pour la réaliser, tant le bonheur est rare, insaisissable et court ? Est-ce qu’on vit, aux jours ordinaires de la vie ? Quoi de plus triste que de se lever sans espérance ardente, d’accomplir avec calme les mêmes besognes, de boire avec modération, de manger avec réserve et de dormir comme une brute, avec tranquillité ? »
Elle regardait toujours la maisonnette, et son cœur se gonflait comme si elle allait pleurer, car, tout à coup, elle devinait des ivresses qu’elle n’avait jamais soupçonnées.
Certes, elle songeait qu’on serait bien à deux dans cette si petite demeure cachée sous les arbres, en face de ce joujou de lac, de ce bijou de lac, vrai miroir d’amour ! On serait bien, sans personne autour de soi, sans un voisin, sans un cri d’être, sans un bruit de vie, seule avec un homme aimé qui passerait ses heures aux genoux de l’adorée, la regardant pendant qu’elle regarderait l’onde bleue et qui lui dirait des paroles tendres en lui baisant le bout des doigts.
Ils vivraient là, dans le silence, sous les arbres, au fond de ce cratère qui contiendrait toute leur passion, comme l’eau limpide et profonde, dans son enceinte fermée et régulière, sans autre horizon pour leurs yeux que la ligne ronde de la côte, sans autre horizon pour leur pensée que le bonheur de s’aimer, sans autre horizon pour leurs désirs que des baisers lents et sans fin.
Se trouvait-il donc des gens sur la terre qui pouvaient goûter des jours pareils ? Oui, sans doute ! Et pourquoi pas ? Comment n’avait-elle point compris plus tôt que des joies semblables existaient ?
Les fillettes annoncèrent le dîner prêt. Il était déjà six heures. On réveilla le marquis et Gontran pour aller s’asseoir à la turque un peu plus loin, à côté des assiettes qui glissaient dans l’herbe. Les deux sœurs continuèrent à servir, et les hommes nonchalants ne les en empêchèrent point. Ils mangeaient lentement, jetant les épluchures et les os de poulet dans l’eau. On avait apporté du champagne ; le bruit subit du premier bouchon qui sauta surprit tout le monde, tant il parut bizarre en ce lieu.
Le jour finissait ; l’air s’imprégnait de fraîcheur ; une étrange mélancolie s’abattait avec le soir sur l’eau dormante au fond du cratère.
Lorsque le soleil fut près de disparaître, le ciel s’étant mis à flamboyer, le lac tout à coup eut l’air d’une cuve de feu ; puis, après le soleil couché, l’horizon étant devenu rouge comme un brasier qui va s’éteindre, le lac eut l’air d’une cuve de sang. Et soudain, sur la crête de la colline, la lune presque pleine se leva, toute pâle dans le firmament encore clair. Puis, à mesure que les ténèbres se répandaient sur la terre, elle monta, luisante et ronde, au-dessus du cratère tout rond comme elle. Il semblait qu’elle dût se laisser choir dedans. Et, lorsqu’elle fut haut dans le ciel, le lac eut l’air d’une cuve d’argent. Alors sur sa surface tout le jour immobile, on vit courir des frissons, tantôt lents et tantôt rapides. On eût dit que des esprits, voltigeant au ras de l’eau, laissaient traîner dessus d’invisibles voiles.
C’étaient les gros poissons du fond, les carpes séculaires et les brochets voraces, qui venaient s’ébattre au clair de la lune.
Les petites Oriol avaient remis toute la vaisselle et les bouteilles dans le panier que le cocher vint prendre. On repartit.
En passant dans l’allée, sous les arbres, où des taches de clarté tombaient comme une pluie dans l’herbe à travers les feuilles, Christiane, qui venait l’avant-dernière, suivie de Paul, entendit soudain une voix haletante qui lui disait, presque dans l’oreille : « Je vous aime ! — Je vous aime ! — Je vous aime ! »



Son cœur se mit à battre si éperdument qu’elle faillit tomber, ne pouvant plus remuer les jambes ! Elle marchait cependant ! Elle marchait, folle, prête à se retourner, les bras ouverts et les lèvres tendues. Il avait saisi maintenant le bord du petit châle dont elle se couvrait les épaules, et il le baisait avec frénésie. Elle continuait à marcher, si défaillante, qu’elle ne sentait plus du tout le sol sous ses pieds.
Soudain elle sortit de la voûte des arbres, et se trouvant en pleine lumière, elle maîtrisa brusquement son trouble ; mais avant de monter en landau et de perdre de vue le lac, elle se tourna à moitié pour jeter vers l’eau avec ses deux mains un grand baiser que comprit bien l’homme qui la suivait.
Pendant le retour, elle demeura inerte d’âme et de corps, étourdie, courbaturée comme après une chute ; et à peine arrivée à l’hôtel, elle monta bien vite s’enfermer dans sa chambre. Quand elle eut poussé le verrou, elle donna un tour de clef, tant elle se sentait encore suivie et désirée. Puis elle demeura frémissante au milieu de l’appartement, presque obscur et vide. La bougie posée sur la table jetait aux murs les ombres tremblantes des meubles et des rideaux. Christiane s’affaissa dans un fauteuil. Toutes ses idées couraient, sautaient, fuyaient sans qu’elle pût les saisir, les retenir, en faire une chaîne. Elle se sentait prête à pleurer, maintenant, sans savoir pourquoi, navrée, misérable, abandonnée dans cette pièce vide, perdue dans l’existence ainsi que dans une forêt.
Où allait-elle, que ferait-elle ?
Ayant grand-peine à respirer, elle se releva, ouvrit la fenêtre et l’auvent, et s’accouda sur le balustre. L’air était frais. Au fond du ciel immense et vide aussi, la lune, lointaine, solitaire et triste, montée maintenant dans les hauteurs bleuâtres de la nuit, versait une lumière dure et froide sur les feuillages et sur la montagne.



Le pays entier dormait. Seul le chant léger du violon de Saint-Landri, qui étudiait chaque soir très tard, passait et pleurait par moments dans le silence profond du vallon. Christiane l’entendait à peine. Il cessait puis reprenait, le cri grêle et douloureux des cordes nerveuses.
Et cette lune perdue dans ce ciel désert, et ce faible son perdu dans la nuit muette, lui jetèrent au cœur une telle émotion de solitude qu’elle se mit à sangloter. Elle tremblait et tressaillait jusqu’aux moelles, secouée par l’angoisse et les frissons des gens atteints d’un mal redoutable ; et elle s’aperçut brusquement qu’elle aussi était toute seule dans l’existence.
Elle ne l’avait pas compris jusqu’à ce jour ; et maintenant elle le sentait si vivement à la détresse de son âme, qu’elle se crut devenue folle.
Elle avait un père ! un frère ! un mari ! Elle les aimait pourtant et ils l’aimaient ! Et voilà que tout à coup elle s’éloignait d’eux, elle leur devenait étrangère comme si elle les connaissait à peine ! L’affection calme de son père, la camaraderie amicale de son frère, la tendresse froide de son mari, ne lui paraissaient plus rien, plus rien ! Son mari ! C’était donc son mari, cet homme rose et bavard qui lui disait avec indifférence : « Vous allez bien, ce matin, chère amie ? » Elle lui appartenait, à cet homme, corps et âme, de par la puissance d’un contrat. Était-ce possible ? — Oh ! comme elle se sentait seule et perdue ! Elle avait fermé les yeux pour regarder au-dedans d’elle-même, au fond de sa pensée.
Et elle les voyait, à mesure qu’elle les évoquait, les figures de tous ceux qui vivaient auprès d’elle : son père insouciant et tranquille, heureux, pourvu qu’on ne troublât point son repos ; son frère railleur et sceptique ; son mari remuant, plein de chiffres, et qui lui annonçait : « J’ai fait un joli coup, tantôt », quand il aurait pu dire : « Je t’aime ! »
Un autre le lui avait murmuré tout à l’heure, ce mot-là, qui vibrait encore dans son oreille et dans son cœur. Elle l’aperçut aussi, cet autre, la dévorant de son regard fixe ; et s’il eût été près d’elle en ce moment, elle se serait jetée dans ses bras !

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