Guy de Maupassant : Notre cœur. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue des Deux Mondes du 15 juin 1890.
Chapitre VII Troisième PartieChapitre I Chapitre II

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Troisième Partie

I

Un matin radieux éclairait la ville. Mariolle monta dans la voiture qui l’attendait devant sa porte, avec un sac de voyage et deux malles dans la galerie. Il avait fait préparer, la nuit même, par son valet de chambre, le linge et les objets nécessaires pour une longue absence, et il s’en allait en donnant pour adresse provisoire : « Fontainebleau, poste restante ». Il n’emmenait personne, ne voulant pas voir une figure qui lui rappelât Paris, ne voulant plus entendre une voix entendue déjà pendant qu’il songeait à certaines choses.
Il cria au cocher : « Gare de Lyon ! » Le fiacre se mit en marche. Alors il pensa à cet autre départ pour le Mont-Saint-Michel, au printemps passé. Il y aurait un an dans trois mois. Puis, pour oublier cela, il regarda la rue.
La voiture déboucha dans l’avenue des Champs-Élysées, que baignait une ondée de soleil printanier. Les feuilles vertes, désemprisonnées déjà par les premières chaleurs des autres semaines, à peine arrêtées par les deux derniers jours de grêle et de froid, semblaient épandre, tant elles s’ouvraient vite, par cette matinée lumineuse, une odeur de verdure fraîche et de sève évaporée dans la délivrance des branches futures.
C’était un de ces matins d’éclosion où on sent que, dans les jardins publics et tout le long des avenues, les marronniers ronds vont fleurir en un jour à travers Paris, comme des lustres qui s’allument. La vie de la terre naissait pour un été, et la rue elle-même, aux trottoirs de bitume, frémissait sourdement, rongée par des racines.
Il pensait, secoué par les cahots du fiacre : « Enfin, je vais goûter un peu de calme. Je vais regarder naître le printemps dans la forêt encore déserte. »
Le trajet lui parut long. Il était courbaturé après ces quelques heures d’insomnie à pleurer sur lui, comme s’il eût passé dix nuits près d’un mourant. En arrivant dans la ville de Fontainebleau, il se rendit chez un notaire pour savoir s’il n’y avait point quelque chalet à louer meublé aux abords de la forêt. On lui en indiqua plusieurs. Celui dont la photographie le séduisit le plus venait d’être quitté par deux jeunes gens, homme et femme, qui étaient restés presque tout l’hiver dans le village de Montigny-sur-Loing. Le notaire, homme grave pourtant, souriait. Il devait flairer là une histoire d’amour. Il demanda :
— Vous êtes seul, monsieur ?
— Je suis seul.
— Même sans domestiques ?
— Même sans domestiques. J’ai laissé les miens à Paris. Je veux prendre des gens du pays. Je viens ici pour travailler dans un isolement absolu.
— Oh ! vous l’aurez, à cette époque de l’année.
Quelques minutes plus tard, un landau découvert emportait Mariolle et ses malles vers Montigny.
La forêt s’éveillait. Au pied des grands arbres, dont les têtes se couvraient d’une ombre légère de feuillage, les taillis étaient plus touffus. Les bouleaux hâtifs, aux membres d’argent, semblaient seuls habillés déjà pour l’été, tandis que les chênes immenses montraient seulement, au bout de leurs branches, de légères taches vertes tremblotantes. Les hêtres, ouvrant plus vite leurs bourgeons pointus, laissaient tomber leurs dernières feuilles mortes de l’autre année.
Le long de la route, l’herbe, que ne couvrait point encore l’ombre impénétrable des cimes, était drue, luisante, vernie de sève nouvelle ; et cette odeur de pousses naissantes, déjà perçue par Mariolle dans l’avenue des Champs-Élysées, l’enveloppait maintenant, le noyait dans un immense bain de vie végétale germant sous le premier soleil. Il respirait par grandes haleines, comme un libéré qui sort de prison, et, avec la sensation d’un homme dont on vient de rompre les liens, il étendit mollement ses deux bras sur les deux côtés du landau, laissant pendre ses mains au-dessus des deux roues.
C’était bon d’aspirer ce grand air libre et pur ; mais comme il en devrait boire, et boire encore, longtemps, longtemps, de cet air, pour en être imprégné jusqu’à souffrir un peu moins, pour qu’à travers ses poumons il sentît enfin ce souffle frais glisser aussi sur la plaie vive de son cœur, et la calmer !
Il traversa Marlotte, où le cocher lui montra l’hôtel Corot, qu’on venait d’ouvrir et dont on vantait l’originalité. Puis suivit une route entre la forêt à gauche et, à droite, une grande plaine avec des arbres par places et des coteaux à l’horizon. Puis on pénétra dans une longue rue de village, une rue blanche, aveuglante, entre deux lignes interminables de petites maisons couvertes en tuiles. Par places, un énorme lilas fleuri jaillissait au-dessus d’un mur.
Cette rue suivait un étroit vallon qui descendait au petit cours d’eau. Quand Mariolle l’aperçut, il eut un ravissement. C’était un fleuve mince, rapide, agité et tournoyant, qui lavait sur une de ses rives le pied même des maisons et les murs des jardins, tandis que, sur l’autre, il baignait des prairies, où des arbres légers égrenaient leurs frêles feuillages à peine ouverts.
Mariolle trouva tout de suite la demeure indiquée, et en fut charmé. C’était une vieille maison restaurée par un peintre qui passa là cinq ans, puis s’en lassa, et la mit à louer. Elle était tout au bord de l’eau, séparée seulement du courant par un joli jardin que terminait une terrasse à tilleuls. Le Loing, qui venait de tomber d’un barrage par une chute haute d’un pied ou deux, filait le long de cette terrasse, en déroulant de grands remous. Par les fenêtres de la façade on apercevait, de l’autre côté, les prés.
« Je me guérirai ici », pensa Mariolle.
Tout avait été convenu avec le notaire pour le cas où cette maison lui plairait. Le cocher porta la réponse. Il fallut alors s’occuper de l’installation, qui fut rapide, le secrétaire de la mairie ayant fourni deux femmes, l’une pour la nourriture, l’autre pour faire la chambre et prendre soin du linge.
Il y avait en bas un salon, une salle à manger, la cuisine et deux petites pièces ; au premier, une belle chambre et une sorte de grand cabinet que l’artiste propriétaire avait disposé en atelier. Tout cela installé avec amour, comme on installe quand on s’éprend d’un pays et d’un logis. C’était maintenant un peu défraîchi, un peu dérangé, avec l’air veuf et délaissé des demeures dont le maître est parti.
On sentait pourtant que cette petite maison venait d’être habitée. Une douce odeur de verveine y flottait encore. Mariolle pensa : « Tiens, de la verveine, parfum simple. La femme d’avant moi ne devait pas être une compliquée... Heureux homme ! »
Le soir venait, toutes ces affaires ayant fait glisser la journée. Il s’assit près d’une fenêtre ouverte, buvant la fraîcheur humide et douce des herbages mouillés et regardant le soleil couchant faire de grandes ombres sur les prés.
Les deux servantes parlaient en préparant le dîner, et leurs voix paysannes montaient sourdement par l’escalier, tandis que, par la fenêtre, entraient des meuglements de vache, des aboiements de chien, des appels d’homme ramenant des bêtes ou causant avec un camarade à travers la rivière.
Cela était vraiment calme et reposant.
Mariolle se demandait pour la millième fois depuis le matin : « Qu’a-t-elle pensé en recevant ma lettre ?... Que va-t-elle faire ?... »
Puis il se dit : « Que fait-elle en ce moment ? »
Il regarda l’heure à sa montre : — six heures et demie. — « Elle est rentrée, elle reçoit. »
Il eut la vision du salon et de la jeune femme causant avec la princesse de Malten, Mme de Frémines, Massival et le comte de Bernhaus.
Son âme soudait tressaillit d’une espèce de colère. Il aurait voulu être là-bas. C’était l’heure où presque chaque jour il entrait chez elle. Et il sentait en lui un malaise, non pas un regret, car sa volonté était ferme, mais une sorte de souffrance physique pareille à celle d’un malade à qui on refuse la piqûre de morphine au moment accoutumé.
Il ne voyait plus les prairies, ni le soleil disparaissant derrière les collines de l’horizon. Il ne voyait qu’elle, au milieu d’amis, elle en proie à ces soucis mondains qui la lui avaient volée : « N’y pensons plus ! » se dit-il.
Il se leva, descendit au jardin, marcha jusqu’à la terrasse. La fraîcheur de l’eau secouée par le barrage montait en brumes de la rivière ; et cette froide sensation, glaçant son cœur déjà si triste, le fit revenir sur ses pas. Son couvert était mis dans la salle à manger. Il dîna vite ; puis, n’ayant rien à faire, sentant grandir dans son corps et grandir dans son âme ce malaise dont il avait subi tout à l’heure l’atteinte, il se coucha, et ferma les yeux pour dormir : ce fut en vain. Sa pensée voyait, sa pensée souffrait, sa pensée ne quittait point cette femme.
À qui serait-elle, à présent ? Au comte de Bernhaus sans doute ! C’était bien l’homme qu’il fallait à cette créature d’apparat, l’homme en vue, élégant, recherché. Il lui plaisait, car, pour le conquérir, elle avait employé toutes ses armes, bien qu’étant la maîtresse d’un autre.
Sous l’obsession de ces idées rongeuses, son âme pourtant s’engourdissait, s’égarait en des divagations somnolentes où sans cesse ils reparaissaient, cet homme et elle. Le vrai sommeil ne vint point ; et toute la nuit il les vit errer autour de lui, le bravant et l’irritant, disparaissant comme pour lui permettre de s’endormir enfin, et, dès que l’oubli l’avait enveloppé, reparaissant et le réveillant par un spasme aigu de jalousie au cœur.
Il sortit de son lit aux premières lueurs de l’aube et s’en alla dans la forêt une canne à la main, une forte canne oubliée dans sa nouvelle maison par le dernier habitant.
Le soleil levé tombait à travers les cimes presque chauves encore des chênes, sur le sol tapissé par places d’herbe verdoyante, plus loin d’un tapis de feuilles mortes, plus loin de bruyères roussies par l’hiver ; et des papillons jaunes voltigeaient le long de la route, comme de petites flammes dansantes.
Un coteau, presque un mont, couvert de pins et de rocs bleuâtres, apparut à droite du chemin. Mariolle le gravit lentement, et, quand il fut au sommet, s’assit sur une grosse pierre, car il était déjà haletant. Ses jambes ne le soutenaient plus, défaillantes de faiblesse ; son cœur battait ; tout son corps semblait meurtri par une inconcevable courbature.
Cet accablement, il le savait, ne venait point de fatigue : il venait d’Elle, de cet amour pesant sur lui comme un poids intolérable ; et il murmura : « Quelle misère ! Pourquoi me tient-elle ainsi, moi qui n’ai jamais pris de l’existence que ce qu’il en fallait prendre pour la goûter sans en souffrir ? »
Son attention, surexcitée, aiguisée par la peur de ce mal qui serait peut-être si difficile à vaincre, se fixa sur lui-même et fouilla son âme, descendit dans son être intime, cherchant à le mieux connaître, à le mieux comprendre, à dévoiler à ses propres yeux le pourquoi de cette inexplicable crise.

Il se disait : « Je n’avais jamais subi d’entraînement. Je ne suis pas un exalté, je ne suis pas un passionné ; j’ai plus de jugement que d’instinct, de curiosités que d’appétits, de fantaisie que de persévérance. Je ne suis au fond qu’un jouisseur délicat, intelligent et difficile. J’ai aimé les choses de la vie sans m’y attacher jamais beaucoup, avec des sens d’expert qui savoure et ne se grise point, qui comprend trop pour perdre la tête. Je raisonne tout, et j’analyse d’ordinaire trop bien mes goûts pour les subir aveuglément. C’est même là mon grand défaut, la cause unique de ma faiblesse. Et voilà que cette femme s’est imposée à moi, malgré moi, malgré ma peur et ma connaissance d’elle ; et elle me possède comme si elle avait cueilli une à une toutes les aspirations diverses qui étaient en moi. C’est cela peut-être. Je les éparpillais vers des choses inanimées, vers la nature qui me séduit et m’attendrit, vers la musique, qui est une espèce de caresse idéale, vers la pensée, qui est la gourmandise de l’esprit, et vers tout ce qui est agréable et beau sur la terre.

« Puis, j’ai rencontré une créature qui a ramassé tous mes désirs un peu hésitants et changeants, et, les tournant vers elle, en a fait de l’amour. Élégante et jolie, elle a plu à mes yeux ; fine, intelligente et rusée, elle a plu à mon âme ; et elle a plu à mon cœur par un agrément mystérieux de son contact et de sa présence, par une secrète et irrésistible émanation de sa personne qui m’ont conquis comme engourdissent certaines fleurs.

« Elle a tout remplacé pour moi, car je n’aspire plus à rien, je n’ai plus besoin, envie ni souci de rien.

« Autrefois, comme j’aurais tressailli et vibré dans cette forêt qui renaît ! Aujourd’hui je ne la vois pas, je ne la sens pas, je n’y suis point ; je suis toujours près de cette femme, que je ne veux plus aimer.

« Allons ! Il faut que je tue mes idées par la fatigue ; sans quoi je ne me guérirai pas. »

Il se leva, descendit le coteau rocheux, et se remit en marche à grands pas. Mais l’obsession l’écrasait comme s’il l’eût portée sur ses reins.
Il allait hâtant toujours sa marche, et rencontrant parfois, à la vue du soleil plongeant dans les feuillages ou bien au passage d’un souffle résineux tombé d’un bouquet de sapins, une courte sensation de soulagement, pareille au pressentiment de la consolation lointaine.
Tout à coup il s’arrêta : « Je ne me promène plus, se dit-il : je fuis. » Il fuyait, en effet, devant lui, n’importe où ; il fuyait, poursuivi par l’angoisse de cet amour rompu.
Puis il repartit à pas plus tranquilles. La forêt changeait d’aspect, devenait plus épanouie et plus ombrée, car il entrait dans la partie la plus chaude, dans l’admirable région des hêtres. Aucune sensation de l’hiver ne restait plus. C’était un printemps extraordinaire, qui semblait né dans la nuit même, tant il était frais et jeune.
Mariolle pénétra dans les fourrés, sous les arbres gigantesques qui s’élevaient de plus en plus, et il alla devant lui longtemps, une heure, deux heures, à travers les branches, à travers l’innombrable multitude des petites feuilles luisantes, huilées et vernies de sève. La voûte immense des cimes voilait tout le ciel, supportée par de longues colonnes, droites ou penchées, parfois blanchâtres, parfois sombres sous une mousse noire attachée à l’écorce. Elles montaient indéfiniment, les unes derrière les autres, dominant les jeunes taillis emmêlés et poussés à leur pied, et les couvrant d’un nuage épais que traversaient cependant des cataractes de soleil. La pluie de feu glissait, coulait dans tout ce feuillage épandu qui n’avait plus l’air d’un bois, mais d’une éclatante vapeur de verdure illuminée de rayons jaunes.
Mariolle s’arrêta, ému d’une inexprimable surprise. Où était-il ? Dans une forêt ou bien tombé au fond d’une mer, d’une mer toute en feuilles et toute en lumière, d’un océan doré de clarté verte ?
Il se sentit mieux, plus loin de son malheur, plus caché, plus calme, et il se coucha par terre sur le tapis roux de feuillage mort que ces arbres ne laissent tomber qu’au moment où ils se couvrent d’une vêture nouvelle.
Jouissant du contact frais de la terre et de la pure douceur de l’air, il fut d’abord envahi par une envie, vague d’abord, puis plus précise, de n’être pas seul en ce lieu charmant, et il se dit : « Ah ! si je l’avais ici, avec moi ! »
Il revit brusquement le Mont-Saint-Michel, et, se rappelant combien elle avait été différente, là-bas, de ce qu’elle était à Paris, en cet éveil d’affection éclose au vent du large, en face des sables blonds, il pensa que ce jour-là seulement elle l’avait aimé un peu, pendant quelques heures. Certes, sur la route où fuyait le flot, dans le cloître où, murmurant son prénom seul : « André », elle avait semblé dire : « Je suis à vous », et sur le chemin des Fous où il l’avait presque portée dans l’espace, elle avait eu pour lui une sorte d’entraînement, jamais revenu depuis que son pied de coquette avait retrouvé le pavé parisien.
Mais ici, avec lui, dans ce bain verdoyant, dans cette autre marée faite de sève nouvelle, ne serait-elle pas rentrée en son cœur, l’émotion fugace et douce rencontrée sur la côte normande ?
Il demeurait allongé sur le dos, toujours meurtri par sa songerie, le regard perdu dans l’onde ensoleillée des cimes ; et, peu à peu, il fermait les yeux, engourdi sous la grande tranquillité des arbres. À la fin, il s’endormit, et, quand il se réveilla, il s’aperçut qu’il était plus de deux heures de l’après-midi.
S’étant relevé, il se sentit un peu moins triste, un peu moins malade, et se remit en route. Il sortit enfin de l’épaisseur du bois, et entra dans un large carrefour où aboutissaient, comme les rayons d’une couronne, six avenues incroyablement hautes, qui se perdaient en des lointains feuillus et transparents, dans un air teinté d’émeraude. Un poteau indiquait le nom de ce lieu : « Le Bouquet du Roi ». C’était vraiment la capitale du royal pays des hêtres.
Une voiture passa. Elle était vide et libre. Mariolle la prit et se fit conduire à Marlotte, d’où il regagnerait à pied Montigny, après avoir mangé à l’auberge, car il avait faim.
Il se rappelait avoir vu la veille cet établissement qu’on venait d’ouvrir : l’hôtel Corot, guinguette artiste à décor Moyen Âge, sur le modèle du cabaret du Chat Noir, à Paris. On l’y déposa, et il pénétra par une porte ouverte dans une vaste salle où des tables d’un genre ancien et des escabeaux incommodes semblaient attendre des buveurs d’un autre siècle. Au fond de la pièce, une femme, une jeune bonne sans doute, debout sur le sommet d’une petite échelle double, accrochait de vieilles assiettes à des clous trop élevés pour elle. Tantôt dressée sur la pointe des deux pieds, tantôt se haussant sur un seul, elle s’allongeait, une main sur le mur, l’assiette dans l’autre, avec des mouvements adroits et jolis, car sa taille était fine, et la ligne ondulant de son poignet à sa cheville prenait des grâces changeantes à chacun de ses efforts. Comme elle tournait le dos, elle n’entendit point entrer Mariolle, qui s’arrêta pour la regarder. Le souvenir de Prédolé lui vint : « Tiens, c’est gentil cela ! se dit-il. Elle est très souple, cette fillette. »
Il toussa. Elle faillit tomber de surprise ; mais, dès qu’elle eut retrouvé son équilibre, elle sauta sur le sol, du haut de l’échelle, avec une légèreté de danseuse de corde, puis vint, souriante, vers le client. Elle interrogea :
— Monsieur désire ?
— Déjeuner, mademoiselle.
Elle osa dire :
— Ce serait plutôt dîner, car il est trois heures et demie.
Il reprit :
— Disons dîner si vous le voulez. Je me suis perdu dans la forêt.
Alors elle énonça les plats à la disposition des voyageurs. Il fit son menu et s’assit.
Elle alla donner la commande, puis revint mettre le couvert.
Il la suivait du regard, la trouvant gentille, vive et propre. Vêtue pour le travail, jupe retroussée, manches relevées, le cou au vent, elle avait un petit air alerte et plaisant à voir ; et son corset moulait bien sa taille, dont elle devait être très fière.
La figure, un peu rouge, vermillonnée par le grand air, semblait trop joufflue, empâtée encore, mais d’une fraîcheur de fleur qui s’ouvre, avec de beaux yeux bruns luisants dans lesquels tout semblait briller, une bouche largement ouverte, pleine de belles dents, et des cheveux châtains dont l’abondance révélait l’énergie vivace de ce jeune corps vigoureux.
Elle apportait des radis et du beurre, et il se mit à manger, cessant de la voir. Voulant s’étourdir, il demanda une bouteille de champagne et la but tout entière, puis deux verres de kummel après son café ; et, comme il était presque à jeun, n’ayant mangé avant de partir qu’un peu de viande froide et du pain, il se sentit envahi, engourdi, soulagé par un étourdissement puissant qu’il prenait pour de l’oubli. Ses idées, son chagrin, ses angoisses semblaient délayées, noyées dans le vin clair, qui avait fait, en si peu de temps, de son cœur torturé un cœur presque inerte.
Il revint à Montigny à pas lents, rentra chez lui, et, très las, très somnolent, il se coucha dès le soir tombé, et s’endormit tout de suite.
Mais il se réveilla en pleines ténèbres, mal à l’aise, tourmenté comme si un cauchemar chassé pendant quelques heures avait reparu furtivement pour interrompre son sommeil. Elle était là, elle, Mme de Burne, revenue, rôdant encore autour de lui, toujours accompagnée de M. de Bernhaus. « Tiens ! se dit-il, je suis jaloux à présent ; pourquoi donc ? »
Pourquoi était-il jaloux ? Il le comprit bien vite. Malgré ses craintes et ses angoisses, tant qu’il avait été son amant, il la sentait fidèle, fidèle sans élan, sans tendresse, mais avec une résolution loyale. Or, il venait de tout briser, il l’avait faite libre : c’était fini. Resterait-elle maintenant sans liaison ? Oui, pendant quelque temps, sans doute... Et puis ?... Cette fidélité même qu’elle lui avait gardée jusqu’ici sans qu’il en pût douter, ne venait-elle pas du vague pressentiment que, si elle le quittait, lui Mariolle, par lassitude, il faudrait bien qu’un jour ou l’autre, après un repos plus ou moins long, elle le remplaçât, non par entraînement, mais par fatigue de la solitude, comme elle l’aurait rejeté par fatigue de son attachement. N’y a-t-il pas des amants qu’on garde toujours avec résignation par peur du suivant ? Et puis, changer de bras n’eût pas paru propre à une femme comme celle-là, trop intelligente pour subir le préjugé de la faute et du déshonneur, mais douée d’une délicate pudeur morale qui la préservait des vraies souillures. Mondaine philosophe et non prude bourgeoise, elle ne s’effrayait pas d’une attache secrète, tandis que sa chair indifférente eût tressailli de dégoût à la pensée d’une suite d’amants.
Il l’avait faite libre... et maintenant ?... Maintenant certainement elle en prendrait un autre ! Et ce serait le comte de Bernhaus. Il en était sûr, et il en souffrait, à présent, d’une inimaginable façon.
Pourquoi avait-il rompu ? Il l’avait quittée fidèle, amicale et charmante ! Pourquoi ? Parce qu’il était une brute sensuelle qui ne comprenait pas l’amour sans les entraînements physiques ?
Était-ce bien cela ? Oui... Mais il y avait autre chose ! Il y avait, avant tout, la peur de souffrir. Il avait fui devant la douleur de n’être pas aimé comme il aimait, devant le dissentiment cruel, né entre eux, de leurs baisers inégalement tendres, devant le mal inguérissable dont son cœur, durement atteint, ne devait peut-être jamais guérir. Il avait eu peur de trop souffrir, d’endurer pendant des années l’angoisse pressentie pendant quelques mois, subie seulement pendant quelques semaines. Faible, comme toujours, il avait reculé devant cette douleur, ainsi que, durant toute sa vie, il avait reculé devant les grands efforts.
Il était donc incapable de faire une chose jusqu’au bout, de se jeter dans la passion comme il aurait dû se jeter dans une science ou dans un art, car il est peut-être impossible d’avoir beaucoup aimé sans avoir beaucoup souffert.
Jusqu’à l’aurore, il remua ces mêmes idées qui le mordaient comme des chiens ; puis il se leva et descendit au bord de la rivière.
Un pêcheur jetait l’épervier près du petit barrage. L’eau tournoyait sous la lumière, et, quand l’homme en retirait son grand filet rond pour l’étaler sur le bout ponté du bateau, les minces poissons frétillaient sous les mailles comme de l’argent vivant.
Mariolle se calmait dans la tiédeur de l’air matinal, dans la buée de la chute d’eau où voltigeaient de légers arcs-en-ciel ; et le courant qui coulait à ses pieds lui paraissait emporter un peu de son chagrin dans sa fuite incessante et rapide.
Il se dit : « Vraiment j’ai bien fait ; j’aurais été trop malheureux ! »
Retournant alors à la maison prendre un hamac aperçu dans le vestibule, il l’accrocha entre deux tilleuls, et, s’étant couché dedans, il essaya de ne songer à rien en regardant glisser l’onde.
Il gagna ainsi le déjeuner, dans une torpeur douce, dans un bien-être du corps qui se répandait jusqu’à l’âme, et il fit durer le repas le plus possible pour alentir la fuite du jour. Mais une attente l’énervait : celle du courrier. Il avait télégraphié à Paris et écrit à Fontainebleau pour qu’on lui renvoyât ses lettres. Il ne recevait rien, et la sensation d’un grand abandon commençait à l’oppresser. Pourquoi ? Il ne pouvait rien espérer d’agréable, de consolant, de rassérénant dans la petite boîte noire pendue au flanc du facteur, rien que des invitations inutiles et des communications banales. Alors pourquoi désirer ces papiers inconnus, comme si le salut de son cœur était dedans ?
Ne cachait-il pas au fond de lui le vaniteux espoir qu’elle lui écrirait ?
Il demanda à l’une de ses vieilles femmes :
— À quelle heure arrive la poste ?
— À midi, Monsieur.
C’était le moment juste. Il se mit à écouter les bruits du dehors avec une grandissante inquiétude. Un coup frappé sur la porte extérieure le souleva. Le piéton n’apportait en effet que des journaux et trois lettres sans importance. Mariolle lut les feuilles publiques, les relut, s’ennuya et sortit.
Que ferait-il ? Il retourna vers le hamac, et s’y étendit de nouveau : or au bout d’une demi-heure un impérieux besoin de changer de place le saisit. La forêt ? Oui, la forêt était délicieuse, mais la solitude y semblait encore plus profonde qu’en sa maison, que dans le village, où passaient parfois quelques bruits de vie. Et cette solitude silencieuse des arbres et des feuilles l’imprégnait de mélancolie et de regrets, le noyait dans sa misère. Il recommença dans sa pensée sa longue promenade de la veille, et, quand il revit la petite bonne alerte de l’hôtel Corot, il se dit : « Tiens ! je vais aller jusque-là, et j’y dînerai ! » Cette idée lui fit du bien ; c’était une occupation, un moyen de gagner quelques heures ; et il se mit en route tout de suite.
La longue rue du village s’allongeait toute droite dans le vallon, entre ses deux rangées de maisons blanches, basses, couvertes en tuiles, les unes alignées contre le chemin, les autres au fond d’une petite cour où fleurissait un lilas, où rôdaient des poules sur le fumier chaud, où des escaliers à rampes de bois grimpaient en plein air à des portes dans le mur. Des paysans travaillaient lentement devant leur logis à des besognes domestiques. Une vieille femme courbée, avec des cheveux grisâtres et jaunes malgré son âge, car les ruraux n’ont presque jamais les cheveux vraiment blancs, passa près de lui, la taille dans un caracot déchiré, les jambes maigres et noueuses dessinées sous une espèce de jupon de laine que soulevait la saillie de la croupe. Elle regardait devant elle avec des yeux sans idées, des yeux qui n’avaient jamais vu que les quelques simples objets utiles à sa pauvre existence.
Une autre, plus jeune, étendait du linge devant sa porte. Le mouvement des bras retroussant la jupe montrait en des bas bleus de grosses chevilles et des os au-dessus, des os sans chair, tandis que la taille et la gorge, plates et larges comme une poitrine d’homme, révélaient un corps sans formes qui devait être horrible à voir.
Mariolle pensa : « Des femmes ! Ce sont des femmes ! Voilà des femmes ! » La silhouette de Mme de Burne se dessina devant ses yeux. Il l’aperçut exquise d’élégance et de beauté, bijou de chair humaine, coquette et parée pour des regards d’hommes ; et il tressaillit de l’angoisse d’une irréparable perte.
Alors il marcha plus vite pour secouer son cœur et sa pensée.
Quand il entra dans l’hôtel de Marlotte, la petite bonne le reconnut aussitôt, et, presque familière, lui dit :
— Bonjour, monsieur.
— Bonjour, mademoiselle.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Oui, pour commencer ; puis je dînerai ici.
Ils discutèrent sur ce qu’il boirait d’abord, sur ce qu’il mangerait ensuite. Il la consultait pour la faire parler, car elle s’exprimait bien, avec l’accent bref de Paris et une aisance d’élocution aussi facile que son aisance de mouvement.
Il pensait en l’écoutant : « Elle est fort agréable, cette fillette ; ça m’a l’air de graine de cocotte. »
Il lui demanda :
— Vous êtes Parisienne ?
— Oui, monsieur.
— Il y a longtemps que vous êtes ici ?
— Quinze jours, monsieur.
— Vous vous y plaisez ?
— Pas jusqu’à présent, mais c’est trop tôt pour savoir ; et puis j’étais fatiguée de l’air de Paris, et la campagne m’a rétablie ; c’est ça surtout qui m’a décidée à venir. Alors je vous apporte un vermouth, monsieur ?
— Oui, mademoiselle, et vous direz au chef ou à la cuisinière de bien soigner mon dîner.
— Ne craignez rien, monsieur.
Elle sortit, le laissant seul.
Il gagna le jardin de l’hôtel et s’installa sous une tonnelle, où son vermouth lui fut servi. Il y resta jusqu’à la fin de la journée, écoutant siffler un merle dans une cage, et regardant passer la petite bonne, qui coquetait et faisait des grâces pour le monsieur, ayant compris qu’il la trouvait à son goût.
Il s’en alla comme la veille avec une bouteille de champagne dans le cœur ; mais, les ténèbres de la route et la fraîcheur de la nuit dissipant vite son léger étourdissement, une invincible tristesse entra de nouveau dans son âme. Il pensait : « Que vais-je faire ? Resterai-je ici ? Serai-je condamné longtemps à traîner cette vie désolée ? » Et il s’endormit fort tard.
Le lendemain, il se balança de nouveau dans le hamac ; et la présence constante de l’homme jetant l’épervier lui donna l’idée de se mettre à pêcher. Un épicier qui vendait des lignes le renseigna sur ce sport tranquille, offrit même de guider ses premiers essais. La proposition fut acceptée, et de neuf heures à midi, Mariolle, avec de grands efforts et une attention toujours tendue, parvint à prendre trois petits poissons.
Après le repas, il se rendit de nouveau à Marlotte. Pourquoi ? Pour tuer le temps.
La petite bonne de l’auberge se mit à rire en l’apercevant.
Il sourit aussi, amusé par cette reconnaissance, et il essaya de la faire causer.
Plus familière que la veille, elle parla. Elle s’appelait Élisabeth Ledru.
Sa mère, couturière en chambre, était morte l’année précédente ; alors le mari, employé comptable, toujours ivre et sans place, et qui vivait du labeur de sa femme et de sa fille, disparut, car la fillette, restée seule tout le jour à coudre dans sa mansarde, ne pouvait subvenir aux besoins de deux personnes. Lasse à son tour de sa besogne solitaire, elle entra comme bonne dans un bouillon, y resta près d’un an, et, comme elle se sentait fatiguée, le fondateur de l’hôtel Corot, à Marlotte, ayant été servi par elle, l’engagea pour l’été avec deux autres jeunes personnes qui viendraient un peu plus tard. Ce patron assurément savait attirer la clientèle.
Cette histoire plut à Mariolle, qui fit dire à la jeune fille, en l’interrogeant avec adresse et en la traitant comme une demoiselle, beaucoup de détails curieux sur ce sombre et pauvre intérieur ruiné par un ivrogne. Elle, être perdu, errant, sans liens, gaie quand même parce qu’elle était jeune, sentant réel l’intérêt de cet inconnu, et vive son attention, parla avec confiance, avec l’expansion de son âme, qu’elle ne pouvait guère plus contenir que l’agilité de ses membres.
Il lui demanda quand elle eut fini :
— Et... vous serez bonne toute votre vie ?
— Je ne sais pas, moi, monsieur. Est-ce que je peux deviner ce qui m’arrivera demain ?
— Pourtant il faut penser à l’avenir.
Elle avait pris un air méditatif, vite effacé sur ses traits, puis elle répondit :
— Je prendrai ce qui me tombera. Tant pis !
Ils se quittèrent bons amis.
Il revint quelques jours plus tard, puis une autre fois, puis souvent, vaguement attiré par la causerie naïve de la fillette abandonnée, dont le léger bavardage distrayait un peu son chagrin.
Mais quand il retournait à pied, le soir, à Montigny, il avait, en pensant à Mme de Burne, des crises épouvantables de désespoir. Avec l’aurore, son cœur s’égayait un peu. Avec la nuit retombaient sur lui les déchirants regrets et la jalousie féroce. Il n’avait aucune nouvelle. Il n’avait écrit à personne et personne ne lui avait écrit. Il ne savait rien. Alors, seul, sur la route noire, il imaginait les progrès de la liaison prochaine qu’il avait prévue entre sa maîtresse d’hier et le comte de Bernhaus. Cette idée fixe entrait en lui plus profondément chaque jour. Celui-là, pensait-il, lui donnera juste ce qu’elle demande : un amant distingué, assidu, sans exigences, satisfait et flatté d’être le préféré de cette délicieuse et fine coquette.
Il le comparait à lui-même. L’autre, certes, n’aurait pas ces énervements, ces impatiences fatigantes, ce besoin acharné de tendresse rendue, qui avaient détruit leur entente amoureuse. Il se contenterait de peu en homme du monde très souple, avisé et discret, car il ne semblait guère appartenir non plus à la race des passionnés.
Or, un jour, comme André Mariolle arrivait à Marlotte, il aperçut sous l’autre tonnelle de l’hôtel Corot deux jeunes gens barbus, coiffés de bérets, et qui fumaient des pipes.
Le patron, un gros homme à face épanouie, vint aussitôt le saluer, car il éprouvait pour ce dîneur fidèle une sympathie intéressée, puis il dit :
— J’ai deux nouveaux clients, deux peintres, depuis hier.
— Ces messieurs là-bas ?
— Oui, ils sont déjà connus. Le plus petit a eu une seconde médaille, l’an dernier.
Et, ayant raconté tout ce qu’il savait de ces artistes en éclosion, il demanda :
— Que prenez-vous aujourd’hui, monsieur Mariolle ?
— Envoyez-moi un vermouth, comme toujours.
Le patron s’éloigna.
Élisabeth parut portant le plateau, le verre, la carafe et la bouteille. Et aussitôt un des peintres cria :
— Eh bien ! petite, est-on toujours fâchée ?
Elle ne répondit pas, et quand elle approcha de Mariolle il vit qu’elle avait les yeux rouges.
— Vous avez pleuré ? dit-il.
Elle répondit simplement :
— Oui, un peu.
— Que s’est-il passé ?
— Ces deux messieurs là-bas se sont mal conduits avec moi.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Ils m’ont prise pour une pas grand-chose.
— Vous vous êtes plainte au patron ?
Elle eut un haussement d’épaules désolé.
— Oh ! monsieur... le patron... le patron... je le connais... maintenant, le patron !...
Mariolle, ému, un peu irrité, lui dit :
— Contez-moi tout ça.
Elle conta les tentatives immédiates et brutales de ces deux rapins arrivés la veille. Puis elle se remit à pleurer, se demandant ce qu’elle allait faire, perdue en ce pays, sans protection, sans appui, sans argent, sans ressources.
Mariolle lui proposa soudain :
— Voulez-vous entrer à mon service ? Vous serez bien traitée chez moi ; et, quand je retournerai à Paris, vous demeurerez libre de faire ce qu’il vous plaira.
Elle le regardait en face, avec des yeux interrogateurs.
Puis tout à coup :
— Je veux bien, monsieur.
— Combien gagnez-vous ici ?
— Soixante francs par mois.
Elle ajouta, prise d’inquiétude :
— Et j’ai ma petite part des pourboires en plus. Ça fait environ soixante-dix.
— Je vous en donnerai cent.
Surprise, elle répéta :
— Cent francs par mois ?
— Oui. Ça vous va ?
— Je crois bien que ça me va !
— Vous aurez simplement à me servir, à prendre soin de mes effets, linge et habits, et à faire ma chambre.
— C’est entendu, monsieur.
— Quand viendrez-vous ?
— Demain, si vous voulez. Après ce qui s’est passé ici, j’irai trouver le maire, et je m’en irai de force.
Mariolle tira deux louis de sa poche, et, les lui donnant :
— Voilà votre denier à Dieu.
Une joie éclaira son visage, et elle lui dit d’un ton décidé :
— Je serai chez vous demain, avant midi, monsieur.

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