Guy de Maupassant : Notre cœur. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue des Deux Mondes du 15 juin 1890.
Chapitre I Troisième PartieChapitre II Chapitre III




II

Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d’un paysan qui portait sa malle dans une brouette. Mariolle s’était débarrassé d’une de ses vieilles en la dédommageant généreusement, et la nouvelle venue prit possession d’une petite chambre, au second étage, à côté de la cuisinière.
Quand elle se présenta devant son maître, elle lui parut un peu différente de ce qu’elle était à Marlotte, moins expansive, plus humble, devenue la domestique du monsieur dont elle était presque la modeste amie sous la tonnelle de son auberge.
Il lui indiqua en quelques mots ce qu’elle aurait à faire. Elle écouta avec grand soin, s’installa et prit son service.
Une semaine s’écoula sans apporter dans l’âme de Mariolle un appréciable changement. Il remarqua seulement qu’il quittait moins sa maison, car il n’avait plus le prétexte des promenades à Marlotte, et qu’elle lui semblait peut-être moins lugubre que dans les premiers jours. La grande ardeur de son chagrin se calmait un peu, comme tout se calme ; mais, à la place de cette brûlure, naissait en lui une tristesse insurmontable, une de ces mélancolies profondes pareilles aux maladies chroniques et lentes, dont on finit quelquefois par mourir. Toute son activité passée, toute la curiosité de son esprit, tout son intérêt pour les choses qui l’avaient jusqu’ici occupé et amusé étaient morts en lui, remplacés par un dégoût de tout et une nonchalance invincible qui ne lui laissait pas même la force de se lever pour une sortie. Il ne quittait plus guère sa maison, allant de son salon à son hamac, de son hamac à son salon. Ses plus grandes distractions consistaient à regarder couler le Loing et le pêcheur jeter son épervier.
Après ses premiers jours de réserve et de retenue, Élisabeth s’enhardissait un peu, et, remarquant, avec son flair féminin, l’abattement constant de son maître, elle lui demandait parfois, quand l’autre bonne n’était pas là :
— Monsieur s’ennuie beaucoup ?
Il répondait avec résignation :
— Oui, pas mal.
— Monsieur devrait se promener.
— Ça ne m’amuserait pas davantage.
Elle avait pour lui des attentions discrètes et dévouées. Chaque matin, en entrant dans son salon, il le trouvait plein de fleurs et parfumé comme une serre. Élisabeth assurément devait mettre à contribution les courses des gamins qui lui rapportaient de la forêt des primevères, des violettes, des genêts d’or, ainsi que les petits jardinets du village, où les paysannes arrosaient, le soir, quelques plantes. Lui, dans son abandon, dans sa détresse, dans sa torpeur, lui savait gré, un gré attendri, de cette reconnaissance ingénieuse et du souci deviné sans cesse en elle de lui être agréable dans les moindres choses.
Il lui semblait aussi qu’elle devenait plus jolie, plus soignée, que sa figure était un peu pâlie et pour ainsi dire affinée. Il s’aperçut même un jour, comme elle lui servait son thé, qu’elle n’avait plus des mains de bonne, mais des mains de dame, avec des ongles bien taillés, irréprochablement propres. Il remarqua, une autre fois, qu’elle portait des chaussures presque élégantes. Puis, une après-midi, comme elle était montée à sa chambre, elle en redescendit avec une charmante petite robe grise, simple et d’un goût parfait. Il s’écria en la voyant paraître :
— Tiens, comme vous devenez coquette, Élisabeth !



Elle rougit jusqu’aux yeux, et balbutia :
— Moi ? mais non, Monsieur. Je m’habille un peu mieux parce que j’ai un peu plus d’argent.
— Où avez-vous acheté cette robe-là ?
— Je l’ai faite moi-même, Monsieur.
— Vous l’avez faite ? Quand donc ? Je vous vois travailler toute la journée dans la maison.
— Mais, le soir, Monsieur.
— L’étoffe, où l’avez-vous eue ? Et puis qui vous l’a coupée ?
Elle raconta que le mercier de Montigny lui avait rapporté des échantillons de Fontainebleau. Elle avait choisi, puis payé la marchandise avec les deux louis donnés par Mariolle comme denier à Dieu. Quant à la coupe et à la façon, ça ne l’embarrassait guère, ayant travaillé pendant quatre ans, avec sa mère, pour un magasin de confections.
Il ne put s’empêcher de lui dire :
— Ça vous va très bien. Vous êtes très gentille.
Et elle s’empourpra de nouveau jusqu’à la racine des cheveux.
Quand elle fut partie, il se demanda : « Est-ce qu’elle serait amoureuse de moi, par hasard ? » Il y réfléchit, hésita, douta, puis finit par se convaincre que c’était possible, après tout. Il avait été bon, compatissant, secourable, presque amical. Quoi d’étonnant à ce que cette fillette se fût éprise de son maître après ce qu’il avait fait pour elle. L’idée d’ailleurs ne lui semblait pas désagréable, la petite personne étant vraiment bien, et n’ayant plus rien d’une servante. Sa vanité d’homme, si froissée, si blessée, si meurtrie, si écrasée par une autre femme, se trouvait flattée, soulagée, presque réconfortée. C’était une compensation, très légère, imperceptible, mais enfin c’était une compensation, car, lorsque l’amour vient à un être, d’où qu’il vienne, c’est que cet être peut l’inspirer. Son égoïsme inconscient en était aussi satisfait. Cela l’occupait et lui ferait peut-être un peu de bien de regarder ce petit cœur s’animer et battre pour lui. La pensée ne l’effleura pas d’éloigner cette enfant, de la préserver de ce danger dont il souffrait si cruellement lui-même, d’avoir pitié d’elle plus qu’on n’avait eu pitié de lui, car aucune compassion ne se mêle jamais aux histoires sentimentales.
Il l’observa donc, et reconnut bientôt qu’il ne s’était point trompé. Chaque jour, de menus détails le lui révélaient davantage. Comme elle le frôlait un matin en le servant à table, il flaira dans ses vêtements une odeur de parfum, de parfum commun, fourni sans doute aussi par le mercier ou par le pharmacien. Alors il lui fit cadeau d’une bouteille d’eau de toilette au chypre qu’il avait adoptée depuis longtemps pour ses lavages, et dont il emportait toujours une provision. Il lui offrit encore des savons fins, de l’eau dentifrice, de la poudre de riz. Il aidait subtilement à cette transformation, chaque jour plus apparente, chaque jour plus complète, en la suivant d’un œil et curieux et flatté.
Tout en demeurant pour lui la fidèle et discrète domestique, elle devenait une femme émue, éprise, chez qui tous les instincts coquets se développaient naïvement.
Lui-même s’attachait à elle tout doucement. Il était amusé, touché et reconnaissant. Il jouait avec cette tendresse naissante comme on joue, aux heures tristes, avec tout ce qui peut distraire. Il n’éprouvait pour elle aucune autre attraction que ce vague désir qui pousse tout homme vers toute femme avenante, fût-elle une jolie servante ou une paysanne faite en déesse, une sorte de Vénus rustique. Il était surtout attiré vers elle par ce qu’il trouvait maintenant en elle de la femme. Il avait besoin de cela, un besoin confus et irrésistible venu de l’autre, de celle qu’il aimait, qui avait éveillé en lui ce goût invincible et mystérieux de la nature, du voisinage, du contact des femmes, de l’arôme subtil, idéal ou sensuel que toute créature séduisante, du peuple ou du monde, brute d’Orient aux grands yeux noirs, ou fille du Nord au regard bleu et à l’âme rusée, dégage vers les hommes en qui survit encore l’immémorial attrait de l’être féminin.
Cette attention tendre, incessante, caressante et secrète, plutôt perceptible que visible, enveloppait sa blessure d’une sorte de ouate isolante qui la rendait un peu moins sensible aux retours de ses angoisses. Elles subsistaient pourtant, rôdant et voletant comme des mouches autour d’une plaie. Il suffisait qu’une d’elles s’y posât pour qu’il se remît à souffrir. Comme il avait interdit de donner son adresse, ses amis respectaient sa fuite, et il était surtout tourmenté par l’absence de nouvelles et de renseignements. De temps en temps, il lisait dans un journal le nom de Lamarthe ou celui de Masssival dans la liste des gens qui avaient pris part à un grand dîner ou assisté à une grande fête. Un jour, il aperçut celui de Mme de Burne, citée comme une des plus élégantes, des plus jolies et des mieux habillées au bal de l’Ambassade d’Autriche. Un frisson le parcourut des pieds à la tête. Le nom du comte de Bernhaus apparaissait quelques lignes plus bas. Et jusqu’au soir la jalousie revenue déchira le cœur de Mariolle. Cette liaison présumée était maintenant presque hors de doute pour lui ! C’était une de ces convictions imaginaires, plus harcelantes que le fait certain, car on ne s’en débarrasse et on ne s’en guérit jamais.
Ne pouvant plus tolérer d’ailleurs cette ignorance de tout et cette incertitude dans ses soupçons, il se décida à écrire à Lamarthe, qui, le connaissant assez pour deviner la misère de son âme, répondrait peut-être à ses suppositions, même sans être questionné.
Un soir donc, sous la lampe, il rédigea cette lettre, longue, habile, vaguement triste, pleine d’interrogations dissimulées et de lyrisme sur la beauté du printemps à la campagne.
Quatre jours après, en recevant son courrier, il reconnut du premier coup d’œil l’écriture droite et ferme du romancier.
Lamarthe lui envoyait mille renseignements désolants, de grande importance pour son angoisse. Il parlait d’un tas de gens également, mais, sans donner plus de détails sur Mme de Burne et sur Bernhaus que sur n’importe qui, il semblait les mettre en vedette par un de ces artifices de style qui lui étaient familiers et qui conduisent l’attention juste au point où il voulait l’attirer sans que rien révélât son dessein.
Il résultait en somme de cette lettre que tous les soupçons de Mariolle étaient au moins fondés. Sa crainte serait demain réalisée, si elle ne l’avait pas été hier.
La vie de son ancienne maîtresse était toujours la même, agitée, brillante et mondaine. On avait un peu parlé de lui après sa disparition, comme on parle des disparus, avec une curiosité indifférente. On le croyait très loin, parti par lassitude de Paris.
Après avoir reçu cette lettre, il demeura jusqu’au soir étendu dans son hamac. Puis il ne put dîner ; puis il ne put dormir ; et il eut la fièvre pendant la nuit. Le lendemain, il se sentit si fatigué, si découragé, tellement dégoûté des jours monotones, entre cette forêt profonde et silencieuse, noire de verdure à présent, et la petite rivière agaçante fluant sous ses fenêtres, qu’il ne quitta pas son lit.
Lorsque Élisabeth entra, au premier coup de sonnette, et qu’elle le vit encore couché, elle demeura surprise, debout dans la porte ouverte, pâlie soudain, et elle demanda :
— Monsieur est malade ?
— Oui, un peu.
— Faut-il faire venir le médecin ?
— Non. Je suis sujet à ces malaises-là.
— Qu’est-ce qu’il faut faire pour Monsieur ?
Il commanda son bain quotidien, des œufs seulement pour son déjeuner, et du thé le long du jour. Mais, vers une heure de l’après-midi, il fut saisi par un ennui si violent qu’il eut envie de se lever. Élisabeth, appelée sans cesse par une espèce de manie de faux malade, et qui revenait inquiète, attristée, pleine d’envie de lui être utile et secourable, de le soigner et de le guérir, le voyant agité et nerveux, lui proposa, toute rouge de son audace, de lui faire la lecture.
Il demanda :
— Vous lisez bien ?
— Oui, Monsieur ; dans les écoles de la ville j’ai eu tous les prix de lecture, et j’ai lu à maman tant de romans que je n’en sais plus seulement les titres.
Une curiosité lui vint, et il l’envoya chercher dans l’atelier, parmi les livres qu’il s’était fait adresser, celui qu’il préférait à tous : Manon Lescaut.
Puis elle l’aida à s’asseoir dans son lit, disposa derrière son dos deux oreillers, prit une chaise, et commença. Elle lisait bien, en effet, très bien même, douée d’une espèce de don spécial d’accentuation juste et de prononciation intelligente. Elle prit intérêt, dès le début, à ce récit, et elle avançait dans l’histoire avec tant d’émotion, qu’il l’interrompait parfois pour l’interroger et causer un peu avec elle.



Par la fenêtre ouverte, entraient, avec la brise tiède pleine de senteurs de feuillages, des chants, des trilles, des roulades de rossignols vocalisant autour de leurs femelles, dans tous les arbres du pays, en cette saison des amours revenues.
André qui regardait cette jeune fille, troublée aussi, qui suivait avec ses yeux luisants l’aventure déroulée de page en page.
Aux questions qu’il posait elle répondait avec un sens inné des choses de la tendresse et de la passion, un sens juste, mais un peu flottant dans son ignorance populaire. Et il pensait : « Elle deviendrait intelligente et fine si elle était instruite, cette gamine-là ».
Ce charme féminin déjà senti en elle lui faisait vraiment du bien dans cette après-midi chaude et tranquille, et se mêlait étrangement en son esprit au charme si mystérieux et si puissant de cette Manon qui apporte à nos cœurs la plus étrange saveur de femme évoquée par l’art humain.
Il était bercé par la voix, séduit par la fable tant connue et toujours neuve, et il rêvait d’une maîtresse volage et séduisante comme celle de des Grieux, infidèle et constante, humaine et tentante jusqu’en ses infâmes défauts, créée pour faire sortir de l’homme tout ce qu’il a en lui de tendresse et de colère, d’attachement et de haine passionnée, de jalousie et de désir.
Ah ! si celle qu’il venait de quitter avait eu seulement dans les veines la perfidie énamourée et sensuelle de cette irritante courtisane, peut-être ne serait-il jamais parti ! Manon trompait, mais elle aimait ; elle mentait, mais elle se donnait !
Après cette journée de paresse, Mariolle s’assoupit, quand le soir vint, dans une espèce de songerie où toutes ces femmes se confondaient. N’ayant subi, depuis la veille, aucune fatigue, et n’ayant même fait aucun mouvement, son sommeil était léger, et il fut troublé par un bruit inaccoutumé entendu dans la maison.
Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguer des pas et des mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, non point au-dessous de lui, mais dans les petites pièces attenantes à la cuisine : la lingerie et la salle de bains. Il n’y avait point pris garde.
Mais ce soir-là, las d’être couché, incapable de se rendormir avant longtemps, il prêta l’oreille et distingua des frôlements inexplicables et une sorte de clapotement. Alors il se décida à aller voir, alluma sa bougie, regarda l’heure : dix heures à peine. Il s’habilla, mit en sa poche un revolver et descendit à pas de renard, avec des précautions infinies.
En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que le fourneau était allumé. On n’entendait plus rien, puis il crut percevoir un mouvement dans la salle de bains, toute petite pièce peinte à la chaux, contenant juste la baignoire.
Il s’approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et, poussant brusquement la porte, il aperçut allongé dans l’eau, les bras flottant et les seins frôlant la surface de leurs fleurs, le plus joli corps de femme qu’il eût aperçu de sa vie.
Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.
Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant de ses yeux ardents et la bouche tendue vers elle.



Elle comprit, et, levant soudain ses deux bras ruisselants, Élisabeth les referma derrière la tête de son maître.




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