Guy de Maupassant : Notre cœur. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue des Deux Mondes du 1er juin 1890.
Chapitre III Deuxième PartieChapitre IV Chapitre V




IV

Dès qu’André Mariolle eut quitté Mme de Burne, le charme mordant de sa présence s’évanouissant, il sentit en lui et autour de lui, dans sa chair, dans son âme, dans l’air et dans le monde entier une espèce de disparition de ce bonheur de vivre qui le soutenait et l’animait depuis quelque temps.
Que s’était-il passé ? Rien, presque rien. Elle avait été charmante pour lui à la fin de cette réunion, lui disant, par un ou deux regards : « Il n’y a que vous ici pour moi ». Et pourtant il sentait qu’elle venait de lui faire des révélations qu’il aurait voulu toujours ignorer. Cela aussi n’était rien, presque rien ; et il demeurait cependant stupéfait comme un homme qui découvre de sa mère ou de son père une action suspecte, en apprenant que, depuis ces vingt jours, pendant ces vingt jours qu’il avait cru donnés entièrement, voués par elle, comme par lui, minute par minute au sentiment si neuf et si vif de leur tendresse éclose, elle avait repris son existence ancienne, fait tant de visites, de démarches, de projets, recommencé ces odieuses luttes de galanterie, combattu ses rivales, pourchassé des hommes, reçu avec plaisir des compliments, et déployé toutes ses grâces pour d’autres que pour lui.
Déjà ! Elle avait fait tout cela, déjà ! Oh, plus tard, il n’aurait pas été surpris. Il connaissait le monde, les femmes, les sentiments, il n’aurait jamais eu, étant assez intelligent pour tout comprendre, des exigences excessives, ni des inquiétudes ombrageuses. Elle était belle, née, faite pour plaire, pour recevoir des hommages, et entendre des fadeurs. Parmi tous elle l’avait choisi, s’était donnée hardiment, royalement. Il serait demeuré, il demeurerait quand même le serviteur reconnaissant de ses caprices et le spectateur résigné de sa vie de jolie femme. Mais quelque chose souffrait en lui, dans cette espèce de caverne obscure du fond de l’âme où sont blotties les sensibilités délicates.
Il avait tort sans doute, et il avait toujours eu tort ainsi depuis qu’il se connaissait. Il passait dans le monde avec trop de prudence sentimentale. La peau de son âme était trop tendre. De là l’espèce d’isolement dans lequel il avait vécu, par crainte des contacts et des froissements. Il avait tort, car ces froissements viennent presque toujours de ce qu’on n’admet pas, de ce qu’on ne tolère point chez les autres une nature très différente de la nôtre. Il le savait, l’ayant souvent observé ; mais il ne pouvait non plus modifier la vibration spéciale de son être.
Certes il n’avait rien à reprocher à Mme de Burne ; car, si elle l’avait tenu éloigné de son salon et caché pendant ces jours de bonheur donné par elle, c’était pour égarer les regards, tromper les surveillances, être à lui plus sûrement ensuite. Pourquoi donc cette peine entrée en son cœur ? Ah ! pourquoi ? C’est qu’il l’avait crue à lui tout entière, et il venait de reconnaître, de deviner qu’il ne pourrait jamais saisir et posséder la si grande surface de cette femme qui appartenait à tout le monde.
Il savait d’ailleurs fort bien que toute la vie est faite d’à-peu-près, et il s’y était jusqu’ici résigné, cachant son mécontentement des satisfactions insuffisantes sous une sauvagerie volontaire. Mais il avait pensé cette fois qu’il allait obtenir enfin le « tout à fait » sans cesse espéré, sans cesse attendu. Le « tout à fait » n’est point de ce monde.
Sa soirée fut mélancolique, et il se consolait par des raisonnements de l’impression pénible qu’il avait éprouvée.
Quand il fut au lit, cette impression, au lieu de diminuer, s’accrut, et, comme il ne laissait en lui rien d’inexploré, il chercha les moindres origines des malaises nouveaux de son cœur. Ils passaient, s’en allaient, revenaient comme de petits souffles de vent glacé, éveillant en son amour une souffrance encore faible, lointaine, mais inquiétante à la façon de ces vagues névralgies que fait naître un courant d’air, menace du mal aux horribles crises.
Il comprit d’abord qu’il était jaloux, non plus seulement comme un amoureux exalté, mais comme un mâle qui possède. Tant qu’il ne l’avait pas revue au milieu des hommes, de ses hommes, il avait ignoré cette sensation, tout en la prévoyant un peu, mais en la supposant différente, très différente de ce qu’elle allait devenir. En retrouvant la maîtresse qu’il supposait occupée de lui seul pendant ces jours de rendez-vous secrets et fréquents, pendant cette période des premières étreintes qui aurait dû être toute d’isolement et d’émotion ardente, en la retrouvant, autant et plus même qu’avant de se donner, amusée et passionnée par toutes ses anciennes et futiles coquetteries, par ce gaspillage de sa personne à tout venant, qui ne devait pas laisser grand-chose d’elle-même au préféré, il se sentit jaloux encore plus par la chair que par l’âme, non pas d’une façon vague, comme d’une fièvre qui couve, mais d’une façon précise, car il douta d’elle.
Il douta d’abord par l’instinct, par une sensation de méfiance glissée en ses veines plus qu’en sa pensée, par ce mécontentement presque physique de l’homme qui n’est pas sûr de sa compagne. Après avoir douté ainsi, il soupçonna.
Qu’était-il pour elle, après tout ? Un premier amant, ou le dixième ? Le successeur direct du mari M. de Burne, ou le successeur de Lamarthe, de Massival, de Georges de Maltry, et le prédécesseur du comte de Bernhaus, peut-être ? Que savait-il d’elle ? Qu’elle était jolie à ravir, élégante plus qu’aucune autre, intelligente, fine, spirituelle, mais changeante, vite lassée, fatiguée, dégoûtée, éprise d’elle-même avant tout et insatiablement coquette. Avait-elle eu un amant — ou des amants avant lui ? Si elle n’en avait pas eu, se serait-elle donnée avec cette crânerie ? Où aurait-elle pris l’audace d’ouvrir la porte de sa chambre, la nuit, dans une auberge ? Serait-elle venue ensuite avec cette facilité dans la maison d’Auteuil ? Avant de s’y rendre, elle avait posé seulement quelques questions de femme expérimentée et prudente. Il avait répondu en homme circonspect, accoutumé à ces rencontres ; et aussitôt elle avait dit « oui », confiante, rassurée, renseignée probablement par des aventures précédentes.
Comme elle avait frappé avec une autorité discrète, à cette petite porte derrière laquelle il attendait, lui, défaillant, le cœur battant ! Comme elle était entrée sans émotion visible, préoccupée uniquement de constater si on ne pouvait pas la reconnaître des maisons voisines ! Comme elle s’était sentie chez elle, tout de suite, en ce logis suspect, loué et meublé pour ses abandons ! Une femme, même hardie, supérieure aux morales, dédaigneuse des préjugés, aurait-elle gardé cette tranquillité en pénétrant, novice, dans tout l’inconnu du premier rendez-vous ?
Le trouble mental, les hésitations physiques, la crainte instinctive des pieds qui ne savent pas où ils vont, n’aurait-elle pas senti tout cela si elle n’était point un peu experte en ces excursions d’amour, et si la pratique de ces choses n’avait usé déjà sa native pudeur ?
Enfiévré de cette fièvre irritante, intolérable, que les peines de l’âme éveillent dans la chaleur du lit, Mariolle s’agitait, entraîné comme un homme qui glisse sur une pente par l’enchaînement de ses suppositions. Parfois il essayait d’en arrêter la marche et d’en briser la suite ; il cherchait, il trouvait, il savourait des réflexions justes et rassurantes ; mais un germe de peur était en lui dont il ne pouvait entraver l’accroît.
Pourtant qu’avait-il à lui reprocher ? Rien autre chose que de n’être pas toute pareille à lui, de ne pas comprendre la vie comme lui, et de n’avoir pas dans le cœur un instrument de sensibilité tout à fait d’accord avec le sien.
Dès son réveil le lendemain, le désir de la revoir, de fortifier près d’elle sa confiance en elle grandit en lui comme une faim, et il attendit le moment convenable pour lui faire sa première visite officielle.
En le voyant entrer dans le salon des intimes, où, seule, elle écrivait quelques lettres, elle vint à lui les deux mains tendues :
— Ah ! bonjour, cher ami, dit-elle, avec un air de joie si vive et si sincère que tout ce qu’il avait pensé d’odieux, dont l’ombre flottait encore en son esprit, s’évapora sous cet accueil.
Il s’assit près d’elle, et il lui parla tout de suite de la façon dont il l’aimait, car ce n’était plus la même chose qu’avant. Il lui fit comprendre avec tendresse qu’il y a sur la terre deux races d’amoureux : ceux qui désirent comme des fous et dont l’ardeur s’affaiblit au lendemain du triomphe, et ceux que la possession asservit et capture, en qui l’amour sensuel, se mêlant aux immatériels et inexprimables appels que le cœur de l’homme jette parfois vers une femme, fait éclore la grande servitude de l’amour complet et torturant.
Torturant, certes, et toujours, quelque heureux qu’il soit, car rien ne rassasie, même aux heures les plus intimes, le besoin d’Elle que nous portons en nous.
Mme de Burne l’écoutait charmée, reconnaissante, et s’exaltant à l’entendre, s’exaltant comme au théâtre lorsqu’un acteur joue puissamment son rôle, et que ce rôle nous émeut par l’éveil d’un écho dans notre propre vie. C’était bien un écho, l’écho troublant d’une passion sincère ; mais ce n’était pas en elle que criait cette passion. Pourtant elle se sentait si contente d’avoir fait naître ce sentiment-là, si contente que ce fût dans un homme capable de l’exprimer ainsi, dans un homme qui lui plaisait décidément beaucoup, à qui elle s’attachait vraiment, dont elle avait de plus en plus besoin, non pour son corps, non pour sa chair, mais pour son mystérieux être féminin si avide de tendresse, d’hommages, d’asservissement, si contente, qu’elle avait envie de l’embrasser, de lui donner sa bouche, de se donner toute, pour qu’il continuât à l’adorer ainsi.
Elle lui répondit sans feinte et sans pruderie, avec l’adresse profonde dont certaines femmes sont douées, en lui montrant qu’il avait fait aussi, en son cœur à elle, de grands progrès. Et, dans le salon, où par hasard, ce jour-là, personne ne vint jusqu’au crépuscule, ils demeurèrent en tête-à-tête à se parler de la même chose, en se caressant avec des mots qui n’avaient pas le même sens pour leurs âmes.
On avait apporté les lampes quand Mme de Bratiane parut. Mariolle se retira, et, comme Mme de Burne l’accompagnait dans le premier salon, il lui demanda :
— Quand vous verrai-je là-bas ?
— Voulez-vous vendredi ?
— Mais oui. Quelle heure ?
— La même. Trois heures.
— À vendredi. Adieu. Je vous adore !
Pendant les deux jours d’attente qui le séparaient de ce rendez-vous, il découvrit, il sentit l’impression du vide qu’il n’avait jamais éprouvée ainsi. Une femme lui manquait, et rien qu’elle n’existait plus. Et, comme cette femme n’était pas loin, était trouvable, que de simples conventions sociales l’empêchaient de la rejoindre à tout instant, même de vivre près d’elle, il s’exaspérait dans sa solitude, dans l’interminable écoulement des moments qui passent parfois si lentement, de cette impossibilité absolue d’une chose si facile.
Il arriva au rendez-vous le vendredi, trois heures trop tôt ; mais attendre là où elle viendrait lui plaisait, soulageait son énervement, après avoir tant souffert déjà de l’attendre mentalement en des lieux où elle ne viendrait point.
Il s’installa près de la porte longtemps avant qu’eussent tinté les trois coups tant désirés, et, lorsqu’il les eut entendus, il commença à frémir d’impatience. Le quart sonna. Il regarda dans la ruelle, prudemment, en glissant sa tête entre le battant et le portant. Elle était déserte d’un bout à l’autre. Les minutes devenaient pour lui d’une lenteur torturante. Il tirait sans répit sa montre, et, lorsque l’aiguille eut atteint la demie, il avait dans l’âme l’impression d’être debout à cette place depuis un temps incalculable. Il perçut soudain un brut léger sur les pavés, et les petits coups frappés par le doigt ganté sur le bois, lui faisant oublier son angoisse, l’émurent de reconnaissance pour elle.



Un peu essoufflée, elle demanda :
— Je suis bien en retard ?
— Non, pas trop.
— Figurez-vous que j’ai failli ne pas pouvoir venir. Ma maison était pleine, et je ne savais comment m’y prendre pour mettre tout ce monde à la porte. Dites-moi, êtes-vous sous votre nom ici ?
— Non. Pourquoi cette question ?
— Afin de pouvoir vous envoyer une dépêche si j’avais un empêchement invincible.
— Je m’appelle M. Nicolle.
— Très bien. Je ne l’oublierai pas. Dieu ! qu’il fait bon dans ce jardin !
Les fleurs, entretenues, renouvelées, multipliées par le jardinier qui voyait son client payer très cher sans résistance, bariolaient le gazon de cinq grandes taches parfumées.
S’arrêtant devant un banc, contre une corbeille d’héliotropes :
— Asseyons-nous un peu ici, dit-elle, je vais vous raconter une histoire très drôle.
Et elle raconta un potin tout chaud dont elle était encore émue. On disait que Mme Massival, l’ancienne maîtresse épousée par l’artiste, exaspérée de jalousie, avait pénétré chez Mme de Bratiane au milieu d’une soirée, pendant que la marquise chantait, accompagnée par le compositeur, et avait fait une scène épouvantable : d’où fureur de l’Italienne, surprise et joie des invités.
Massival, affolé, essaya d’emmener, d’entraîner sa femme qui le frappait au visage, lui arrachait la barbe et les cheveux, le mordait et déchirait ses vêtements. Cramponnée à lui, elle l’immobilisait, tandis que Lamarthe et deux domestiques survenus au bruit s’efforçaient de l’arracher aux griffes et aux dents de cette furie.
Le calme ne se rétablit qu’après le départ du ménage. Depuis ce moment, le musicien était demeuré invisible, tandis que le romancier témoin de cette scène la racontait partout avec une fantaisie très spirituelle et amusante.
Mme de Burne en était fort agitée, tellement préoccupée que rien ne l’en pouvait distraire. Les noms de Massival et de Lamarthe, revenus sans cesse sur ses lèvres, agaçaient Mariolle.
— C’est tout à l’heure que vous avez appris cela ? dit-il.
— Mais oui, il y a une heure à peine.
Il pensa avec amertume : « Et voilà pourquoi elle est en retard. »
Puis il demanda :
— Entrons-nous ?
Docile et distraite, elle murmura encore :
— Mais oui.
Quand elle l’eut quitté, une heure plus tard, car elle était fort pressée, il retourna seul dans la petite maison solitaire et s’assit sur une chaise basse, dans leur chambre. En tout son être, en toute son âme, l’impression de ne l’avoir pas plus possédée que si elle n’était point venue laissait une sorte de trou noir au fond duquel il regardait. Il n’y voyait rien : il ne comprenait pas ; il ne comprenait plus. Si elle n’avait point échappé à son baiser, elle venait du moins d’échapper à l’embrassement de sa tendresse par une absence mystérieuse de la volonté d’être à lui. Elle ne s’était pas refusée, elle ne s’était pas dérobée. Mais il semblait que son cœur ne fût point entré avec elle. Il était resté quelque part, très loin, flânant, distrait par de petites choses.
Il s’aperçut alors clairement qu’il l’aimait déjà avec ses sens autant qu’avec son âme, plus peut-être. La déception de ses caresses inutiles l’agitait d’une frénétique envie de courir derrière elle, de la ramener, de la reprendre. Mais pourquoi ? à quoi bon ? puisque le souci de cette mobile pensée était ailleurs ce jour-là ! Il devrait donc attendre les jours et les heures où viendrait à cette fuyante maîtresse, ainsi que ses autres caprices, le caprice d’être amoureuse.
Il rentra chez lui lentement, très las, à pas pesants, les yeux sur le trottoir, fatigué de vivre. Et il songea qu’ils n’avaient pris aucun rendez-vous prochain, ni chez elle, ni ailleurs.

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