Guy de Maupassant : Notre cœur. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue des Deux Mondes du 15 juin 1890.
Chapitre V Deuxième PartieChapitre VI Chapitre VII




VI

Le coupé de Mme de Burne roulait au grand trot des deux chevaux sur le pavé de la rue de Grenelle. La grêle d’une dernière giboulée, car on était aux premiers jours d’avril, battait avec bruit la vitre de la voiture et rebondissait sur la chaussée déjà sablée de grains blancs. Les passants, sous leurs parapluies, se hâtaient, la nuque cachée dans le col relevé des pardessus. Après deux semaines de beau temps un odieux froid de fin d’hiver glaçait de nouveau et gerçait la peau.
Les pieds sur une boule d’eau brûlante, le corps enveloppé en une fourrure dont la caresse velue et fine, immobile et douce, la réchauffait à travers sa robe, et plaisait délicieusement à sa peau craintive des contacts, la jeune femme songeait péniblement que, dans une heure au plus, il lui faudrait prendre un fiacre pour rejoindre Mariolle à Auteuil.
Un vif désir d’envoyer un télégramme l’obsédait, mais elle s’était promis depuis plus de deux mois déjà d’agir ainsi avec lui le plus rarement possible, car elle venait de faire un grand effort pour l’aimer de la même façon qu’elle était aimée.
En le voyant souffrir tant, elle s’était apitoyée, et, après la conversation où elle lui baisa les yeux dans un élan vrai d’attendrissement, sa sincère affection pour lui devint en effet pendant quelque temps plus chaude et plus expansive.
Elle s’était demandé, surprise de sa froideur involontaire, pourquoi elle ne l’aimerait pas à la fin comme tant de femmes aiment leurs amants, puisqu’elle se sentait profondément attachée à lui, puisqu’il lui plaisait plus que tous les autres hommes.
Cette nonchalance de sa tendresse ne pouvait provenir que d’une paresse de cœur, qu’on pouvait peut-être dompter, comme toutes les paresses.
Elle essaya. Elle tenta de s’exalter en pensant à lui, de s’émouvoir aux jours de rendez-vous. Elle y parvint en vérité quelquefois, comme on se fait peur, la nuit, en songeant aux voleurs et aux apparitions.
Elle s’efforça même, s’animant un peu à ce jeu de la passion, d’être plus caressante, plus enlaçante. Elle y réussit d’abord assez bien, et l’affola d’ivresse.
Alors elle crut à l’éclosion en elle d’une fièvre un peu semblable à celle dont elle le sentait brûlé. Son ancien espoir intermittent d’amour, entrevu réalisable le soir où elle s’était décidée à se donner, en rêvant sous les brumes laiteuses de la nuit devant la baie du Saint-Michel, renaquit, moins séduisant, moins enveloppé de nuées poétiques et d’idéal, mais plus précis, plus humain, dégagé d’illusions après l’épreuve de la liaison.
Elle avait appelé alors et épié en vain ces grands élans de l’être entier vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corps entraînés par l’émotion des âmes se sont unis. Ces élans n’étaient point venus.
Elle s’obstina cependant à simuler de l’entraînement, à multiplier les rendez-vous, à lui dire : « Je sens que je vous aime de plus en plus ». Mais une fatigue l’envahissait, et une impuissance de se tromper et de le tromper plus longtemps. Elle constatait avec étonnement que les baisers reçus de lui l’importunaient à la longue, bien qu’elle n’y fût point tout à fait insensible. Elle constatait cela par la vague lassitude répandue en elle dès le matin des jours où elle devait le rejoindre. Pourquoi donc, ces matins-là, ne sentait-elle pas au contraire, comme tant d’autres femmes, sa chair émue par l’attente troublante et désirée des étreintes ? Elle les subissait, les acceptait tendrement résignée, puis vaincue, brutalement conquise, et vibrante malgré elle, mais jamais entraînée. Est-ce que sa chair si fine, si délicate, si exceptionnellement aristocrate et raffinée, gardait des pudeurs inconnues, des pudeurs d’animal supérieur et sacré, ignorées encore de son âme si moderne ?
Mariolle comprit peu à peu. Il vit décroître cette ardeur factice. Il devina cette tentative dévouée ; et un mortel, un inconsolable chagrin se glissa dans son âme.
Elle savait maintenant, comme lui, que l’épreuve était faite, et tout espoir perdu. Voilà même qu’aujourd’hui, chaudement serrée en sa fourrure, les pieds sur la bouillotte, frissonnante de bien-être en regardant la grêle fouetter les vitres du coupé, elle ne trouvait plus en elle le courage de sortir de cette tiédeur et de monter dans un fiacre glacé pour aller rejoindre le pauvre garçon.
Certes l’idée de se reprendre, de rompre, de se dérober aux caresses, ne l’effleura pas un moment. Elle savait bien que, pour captiver entièrement un homme épris et le garder pour soi seule, au milieu des rivalités féminines, il faut se donner à lui, il faut le tenir par cette chaîne que le corps attache au corps. Elle savait cela, car cela est fatal, logique, indiscutable. Il est même loyal d’agir ainsi, et elle voulait rester loyale avec lui en toute sa probité de maîtresse. Donc elle se donnerait encore, elle se donnerait toujours ; mais pourquoi si souvent ? Leurs rendez-vous mêmes ne prendraient-ils pas pour lui un charme plus grand, un attrait de renouveau à être espacés comme d’inappréciables et rares bonheurs offerts par elle et qu’il ne fallait point prodiguer ?
En chacune de ses courses à Auteuil, elle avait l’impression de lui porter la plus précieuse des offrandes, un inestimable cadeau. Quand on donne ainsi, la joie de donner est inséparable d’une certaine sensation de sacrifice ; ce n’est point l’ivresse d’être prise, c’est l’orgueil d’être généreuse et le contentement de rendre heureux.
Elle calcula même que l’amour d’André avait plus de chances d’être durable si elle se refusait un peu plus à lui, car toute faim augmente par le jeûne, et le désir sensuel n’est qu’un appétit. Dès que cette résolution fut prise, elle décida qu’elle irait à Auteuil le jour même, mais simulerait un malaise. Ce voyage, qui lui semblait, une minute plus tôt, si pénible par ce temps de giboulées, lui parut aisé tout à coup ; et elle comprit, souriant d’elle-même et de cette évolution subite, pourquoi elle avait tant de peine à supporter une chose pourtant si normale. Tout à l’heure, elle ne voulait point, maintenant elle voulait bien. Elle ne voulait point tout à l’heure, car elle passait à l’avance par les mille petits détails énervants du rendez-vous ! Elle se piquait les doigts aux épingles d’acier, qu’elle maniait mal ; elle ne retrouvait plus rien de ce qu’elle avait jeté à travers la chambre en se dévêtant hâtivement, préoccupée déjà par cette corvée odieuse de se rhabiller toute seule.
Elle s’arrêta sur cette pensée, la fouillant, la pénétrant bien pour la première fois. N’était-ce pas un peu vulgaire, un peu répugnant tout de même, cet amour à heure fixe, prévu la veille ou l’avant-veille, comme un rendez-vous d’affaire ou une consultation de médecin. Après un long tête-à-tête inattendu, libre et grisant, rien de plus naturel que le baiser jailli des lèvres, unissant deux bouches qui se sont charmées, qui se sont appelées, qui se sont séduites par de tendres et chaudes paroles. Mais comme cela était différent du baiser sans surprise, annoncé d’avance, qu’elle allait recevoir une fois par semaine, sa montre à la main. C’était si vrai que, par moments, elle avait senti s’éveiller en elle, aux jours où elle ne devait pas voir André, de vagues envies de le rejoindre, tandis que ce désir n’apparaissait qu’à peine quand elle allait à lui avec des ruses de voleur traqué, des contre-marches suspectes, des fiacres malpropres, le cœur distrait de lui par toutes ces choses.
Ah ! l’heure d’Auteuil ! elle l’avait calculée sur toutes les pendules de toutes ses amies ; elle l’avait vue approcher, minute par minute, chez Mme de Frémines, chez la marquise de Bratiane, chez la belle Mme Le Prieur, quand elle usait ses après-midi d’attente à travers Paris, pour ne pas rester chez elle, où une visite imprévue, un obstacle inattendu aurait pu l’immobiliser.
Elle se dit tout à coup : « Aujourd’hui, jour de chômage, j’irai très tard pour ne pas trop l’énerver ». Alors elle ouvrit, sur le devant du coupé, une sorte de petit placard invisible, caché sous la soie noire, dont la voiture, vrai boudoir de jeune femme, était capitonnée. Dès que les deux portes mignonnes de cette cachette se furent rabattues sur les côtés, apparut une glace à charnières qu’elle fit glisser, en l’élevant à la hauteur de son visage. Derrière cette glace s’alignaient en des niches de satin quelques petits objets en argent : une boîte pour la poudre de riz, un crayon pour les lèvres, deux flacons à parfums, un encrier, un porte-plume, des ciseaux, un mignon couteau à papier pour couper le livre, le dernier roman, qu’on lisait en route. Une exquise pendule, grande et ronde comme une noix d’or, était fixée dans l’étoffe : elle marquait quatre heures.
Mme de Burne pensa : « J’ai encore une heure au moins », et elle toucha un ressort qui fit prendre au valet de pied, assis à côté du cocher, le tube acoustique pour recevoir l’ordre.
Elle attira l’autre bout, dissimulé dans la tenture, et, approchant ses lèvres du petit porte-voix taillé dans un cristal de roche :
— À l’ambassade d’Autriche, dit-elle.
Puis elle se regarda dans la glace. Elle se regarda, comme elle se regardait toujours, avec ce contentement qu’on éprouve en rencontrant la personne la plus aimée, puis elle entrouvrit sa fourrure pour juger de nouveau le corsage de sa robe. C’était une toilette frileuse de fin d’hiver. Le col était garni d’un cordon de très fines plumes blanches, luisantes à force d’être claires. Elle s’étendaient un peu sur les épaules, en passant au gris léger comme sur une aile. Toute la taille aussi était enlacée par une bordure de ce duvet qui donnait à la jeune femme un air bizarre d’oiseau sauvage. Sur son chapeau, une espèce de toque, d’autres plumes se dressaient, aigrette hardie de couleurs plus vives, et sa si jolie figure blonde semblait parée ainsi pour s’envoler avec les sarcelles, par le ciel gris, sous la grêle.
Elle se contemplait encore quand la voiture tourna brusquement sous la grande porte de l’Ambassade. Alors elle recroisa sa fourrure, abaissa la glace, referma les petites portes du placard, et, quand le coupé se fut arrêté, elle dit d’abord à son cocher :
— Retournez à la maison ; je n’ai plus besoin de vous.
Puis elle demanda au valet de pied qui s’avançait sur les marches du perron :
— La princesse est-elle chez elle ?
— Oui, Madame.
Elle entra, monta l’escalier, et pénétra dans un tout petit salon où la princesse de Malten écrivait des lettres.
En apercevant son amie, l’ambassadrice se leva avec un air de grande joie, les yeux rayonnants ; et elles s’embrassèrent deux fois de suite, sur les joues, au coin des lèvres.



Puis elles s’assirent près l’une de l’autre, sur deux petits sièges, devant le feu. Elles s’aimaient beaucoup, se plaisaient infiniment, se comprenaient sur tous les points, car elles étaient presque pareilles, de la même race féminine, écloses dans la même atmosphère, douées des mêmes sensations, bien que Mme de Malten fût une Suédoise épousée par un Autrichien. Elles exerçaient l’une sur l’autre une attraction mystérieuse et singulière, d’où naissait un vrai sentiment de bien-être et de contentement profond quand elles se trouvaient ensemble. Leur bavardage durait sans discontinuer pendant des demi-journées entières, futile et intéressant pour toutes les deux, par le simple attrait des mêmes goûts révélés.
— Vous voyez comme je vous aime ! disait Mme de Burne. Vous dînez chez moi ce soir, et je n’ai pu cependant m’abstenir de venir vous voir. C’est une passion, ma chère.
— Je la partage, répondit en souriant la Suédoise.
Et, par habitude professionnelle, elles faisaient des frais l’une pour l’autre, coquettes comme en face d’un homme, mais différemment coquettes, livrées à une autre lutte, n’ayant plus devant elles l’adversaire, mais la rivale.
Mme de Burne, tout en causant, regardait par moments la pendule. Cinq heures allaient sonner. Il était là-bas depuis une heure. « C’est assez », pensa-t-elle, en se levant.
— Déjà ? dit la princesse.
L’autre répondit hardiment :
— Oui, je suis pressée, je suis attendue. J’aimerais beaucoup mieux rester avec vous.
Elles s’embrassèrent de nouveau, et Mme de Burne, ayant prié qu’on fît venir un fiacre, s’en alla.
Le cheval boitait, traînait avec une peine infinie la vieille voiture ; et cette boiterie, cette fatigue de l’animal, la jeune femme les sentait aussi en elle. Comme la bête poussive, elle trouvait le trajet long et dur. Puis le plaisir de voir André la consolait, puis le souci de ce qu’elle allait faire l’affligeait.
Elle le trouva gelé derrière la porte. Les fortes giboulées tournoyaient dans les arbres. La grêle sonnait sur leur parapluie pendant qu’ils allaient vers le chalet. Leurs pieds enfonçaient dans la boue.



Le jardin était triste, lamentable, mort, fangeux. Et André était pâle. Il souffrait beaucoup.
Quand ils furent entrés :
— Dieu ! qu’il fait froid ! dit-elle.
Un grand feu pourtant flambait dans les deux pièces. Mais, allumé seulement depuis midi, il n’avait pu sécher les murs imprégnés d’humidité ; et des frissons couraient sur la peau.
Elle ajouta :
— J’ai envie de ne pas quitter tout de suite ma fourrure.
Elle l’entrouvrit seulement, et elle apparut dessous, frileuse dans son corsage garni de plumes, pareille aux oiseaux émigrants qui ne restent jamais au même endroit.
Il s’assit à côté d’elle.
Elle reprit :
— Ce soir, chez moi, dîner charmant, dont je me réjouis d’avance.
— Qui avez-vous donc ?
— Mais... vous d’abord ; puis Prédolé, que j’ai tant envie de connaître.
— Ah ! vous avez Prédolé ?
— Oui, Lamarthe me l’amène.
— Mais ce n’est pas du tout un homme pour vous, Prédolé ! Les sculpteurs, en général, ne sont pas faits pour plaire aux jolies femmes, et celui-là moins qu’aucun autre.
— Oh ! mon cher, c’est impossible. Je l’admire tant.
Depuis deux mois, à la suite de son exposition de la galerie Varin, le sculpteur Prédolé avait conquis et dompté Paris. On l’estimait déjà, on l’appréciait ; on disait de lui : « Il fait des figurines délicieuses ». Mais lorsque le public artiste et connaisseur fut appelé à juger son œuvre entière réunie dans les salles de la rue Varin, ce fut une explosion d’enthousiasme.
Il y avait là, semblait-il, la révélation d’un charme imprévu, un don si particulier pour traduire l’élégance et la grâce, qu’on croyait assister à la naissance d’une séduction nouvelle de la forme.
Il avait adopté la spécialité des statuettes un peu, très peu, vêtues, dont il exprimait les modelés délicats et voilés avec une perfection inimaginable. Ses danseuses surtout, dont il avait fait de nombreuses études, montraient en leurs gestes, en leurs poses, par l’harmonie des attitudes et des mouvements, tout ce que le corps féminin recèle de beauté souple et rare.
Depuis un mois Mme de Burne faisait des efforts incessants afin de l’attirer chez elle. Mais l’artiste était sauvage, même un peu ours, disait-on. Elle venait enfin de réussir, par l’intermédiaire de Lamarthe, qui avait fait une réclame sincère et frénétique au sculpteur reconnaissant.
Mariolle demanda :
— Qui avez-vous encore ?
— La princesse de Malten.
Il fut ennuyé. Cette femme lui déplaisait.
— Et encore ?
— Massival, Bernhaus et Georges de Maltry. C’est tout, rien que mon élite. Vous connaissez Prédolé, vous ?
— Oui, un peu.
— Comment le trouvez-vous ?
— Délicieux, c’est l’homme le plus amoureux de son art que j’aie rencontré et le plus intéressant quand il en parle.
Elle était ravie et répéta :
— Ce sera charmant.
Il avait pris sa main sous la fourrure. Il la serrait un peu, puis il la baisa. Alors elle s’aperçut tout à coup qu’elle avait oublié de se dire souffrante, et, cherchant soudain une autre raison, elle murmura :
— Dieu ! qu’il fait froid !
— Vous trouvez ?
— Je suis glacée jusqu’aux os.
Il se leva pour voir le thermomètre qui était assez bas en effet.
Alors il se rassit près d’elle.
Elle venait de dire : « Dieu ! qu’il fait froid ! » et il avait cru comprendre. Depuis trois semaines il notait à chacune de leurs rencontres l’invincible apaisement de sa tentative de tendresse. Il la devinait lasse de ce simulacre à ne pas pouvoir le continuer, et il était lui-même tellement exaspéré de son impuissance, tellement mordu par un désir vain et enragé de cette femme, qu’il se disait en ses heures de solitude désespérée : « J’aime mieux rompre que de continuer à vivre ainsi ».
Il lui demanda, pour bien pénétrer sa pensée :
— Vous ne quittez même pas votre fourrure aujourd’hui ?
— Oh ! non, dit-elle, je tousse un peu depuis ce matin. Ce temps affreux m’a irrité la gorge. J’ai peur d’attraper du mal.
Après un silence, elle ajouta :
— Si je n’avais pas tenu absolument à vous voir, je ne serais pas venue.
Comme il ne répondait point, déchiré de chagrin et crispé de rage, elle reprit :
— Après les si beaux jours des deux dernières semaines, ce retour de froid est très dangereux.
Elle regardait le jardin, où les arbres étaient déjà presque verts sous la poussière de neige fondue qui tournoyait dans les branches.
Lui, il la regardait, et il pensait : « Voilà donc l’amour qu’elle a pour moi ! » Pour la première fois, une espèce de haine de mâle déçu le soulevait contre elle, contre ce visage, contre cette âme insaisissable, contre ce corps de femme si fuyant et tant poursuivi.
« Elle prétend qu’elle a froid », se disait-il. Elle a froid seulement parce que je suis là. S’il s’agissait d’une partie de plaisir, d’un de ces imbéciles caprices qui agitent l’inutile existence de ces futiles créatures, elle braverait tout, et risquerait sa vie. Est-ce que pour montrer ses toilettes elle ne sort pas en voiture découverte par les plus grands froids ? Ah ! c’est ainsi qu’elles sont toutes, à présent.
Il la regardait, si calme en face de lui. Et il savait que dans ce front, dans ce petit front adoré, il y avait une envie, l’envie de ne pas prolonger ce tête-à-tête qui devenait trop pénible.
Était-il vrai qu’il eût existé, qu’il existait encore des femmes passionnées, que l’émotion secoue, qui souffrent, pleurent, se donnent avec transport, enlacent, étreignent et gémissent, qui aiment avec leur chair autant qu’avec leur âme, avec la bouche qui parle et les yeux qui regardent, avec le cœur qui palpite et la main qui caresse, des femmes qui bravent tout parce qu’elles aiment, et vont, le jour ou la nuit, surveillées et menacées, intrépides et palpitantes, vers celui qui les prend en ses bras, folles de bonheur et défaillantes.
Oh ! l’horrible amour celui auquel il est maintenant enchaîné ; amour sans issue, sans fin, sans joie et sans triomphe, qui énerve, exaspère et ronge de souci ; amour sans douceur et sans ivresses, faisant seulement pressentir et regretter, souffrir et pleurer, et ne révélant l’extase des caresses partagées, que par l’intolérable regret des baisers impossibles à éveiller sur des lèvres froides, stériles et sèches comme des arbres morts.
Il la regardait, emprisonnée et charmante en cette robe emplumée. N’étaient-ce point les grandes ennemies qu’il fallait vaincre plus encore que la femme, ses robes, gardiennes jalouses, barrières coquettes et précieuses qui enfermaient et défendaient contre lui sa maîtresse ?
— Votre toilette est ravissante, dit-il, car il ne voulait point parler de ce qui le torturait.
Elle répondit en souriant :
— Vous verrez celle que j’aurai ce soir.
Puis elle toussa plusieurs fois de suite et reprit :
— Je m’enrhume tout à fait. Laissez-moi partir, mon ami. Le soleil reviendra bien vite, et je ferai comme lui.



Il n’insista pas, découragé, comprenant qu’aucun effort ne pourrait vaincre à présent l’inertie de cet être sans élan, que c’était fini, fini pour toujours d’espérer, d’attendre des mots balbutiés dans cette bouche tranquille, un éclair dans ces yeux calmes. Et soudain il sentit surgir en lui la résolution violente d’échapper à cette suppliciante domination. Elle l’avait cloué sur une croix ; il y saignait de tous ses membres, et elle le regardait agoniser sans comprendre sa souffrance, contente même d’avoir fait ça. Mais il s’arracherait de ce poteau mortel, en y laissant des morceaux de son corps, des lambeaux de sa chair et tout son cœur déchiqueté. Il se sauverait comme une bête que des chasseurs ont presque tuée, il irait se cacher dans une solitude où il finirait peut-être par cicatriser ses plaies et ne plus sentir que les sourdes douleurs dont tressaillent jusqu’à leur mort les mutilés.
— Adieu donc, lui dit-il.
Elle fut saisie par la tristesse de sa voix et reprit :
— À ce soir, mon ami.
Il répéta :
— À ce soir... adieu.
Puis il la reconduisit à la porte du jardin, et revint s’asseoir, seul, devant le foyer.
Seul ! Qu’il faisait froid en effet ! Et qu’il était triste ! C’était fini ! Ah ! quelle horrible pensée ! Fini d’espérer, d’attendre, de rêver d’elle avec cette brûlure au cœur qui nous fait vivre par moments, sur cette sombre terre, à la façon des feux de joie allumés dans les soirs obscurs. Adieu les nuits d’émotion solitaire où presque jusqu’au jour il marchait à travers sa chambre en pensant à elle, et les réveils où il se disait en ouvrant les yeux : « Je la verrai tantôt à notre petite maison ».
Comme il l’aimait ! comme il l’aimait ! comme ce serait dur et long de se guérir d’elle ! Elle était partie parce qu’il faisait froid ! Il la voyait, comme tout à l’heure, le regardant et l’ensorcelant, l’ensorcelant pour mieux crever son cœur. Ah ! comme elle l’avait bien crevé ! de part en part, d’un seul et dernier coup. Il sentait le trou : une blessure ancienne déjà, entrouverte puis pansée par elle, et qu’elle venait de rendre inguérissable en y plongeant comme un couteau sa mortelle indifférence. Il sentait même que de ce cœur crevé quelque chose coulait en lui qui emplissait son corps, montait à sa gorge et l’étouffait. Alors, posant ses deux mains sur ses yeux, comme pour se cacher à lui-même cette faiblesse, il se mit à pleurer. Elle était partie parce qu’il faisait froid ! Il aurait marché nu, dans la neige, pour la rejoindre n’importe où. Il se serait jeté du haut d’un toit, rien que pour tomber à ses pieds. Le souvenir d’une vieille histoire lui vint, dont on a fait une légende : celle de la côte des Deux-Amants, qu’on voit en allant à Rouen. Une jeune fille, obéissant au caprice cruel de son père, qui lui défendait d’épouser son amant si elle ne parvenait à le porter elle-même au sommet de la rude montagne, l’y traîna, marchant sur les mains et les genoux, et mourut en arrivant. L’amour n’est donc plus qu’une légende, faite pour être chantée en vers ou contée en des romans trompeurs.
Sa maîtresse ne lui avait-elle pas dit elle-même, dans une de leurs premières entrevues, une phrase qu’il n’avait jamais oubliée : « Les hommes d’à présent n’aiment pas les femmes d’aujourd’hui, jusqu’à s’en faire vraiment du mal. Croyez-moi, je connais les uns et les autres. » Elle s’était trompée pour lui, mais non pour elle, car elle avait dit encore : « En tous cas, je vous préviens que, moi, je suis incapable de m’éprendre vraiment de n’importe qui... »
De n’importe qui ? Était-ce bien sûr ? De lui, non. Il en demeurait certain maintenant, mais d’un autre ?
De lui ?... Elle ne pouvait pas l’aimer ! Pourquoi ?
Alors la sensation d’avoir tout manqué dans sa vie, sensation dont il était depuis longtemps obsédé, s’abattit sur lui et l’anéantit. Il n’avait rien fait, rien réussi, rien obtenu, rien vaincu. Les arts l’ayant tenté, il ne trouva pas en lui le courage nécessaire pour se donner tout à fait à l’un d’eux, ni l’obstination persévérante qu’il faut pour y triompher. Aucun succès ne l’avait réjoui, aucun goût exalté pour une belle chose ne l’avait ennobli et grandi. Son seul effort énergique pour conquérir un cœur de femme venait d’avorter comme le reste. Il n’était au fond qu’un raté.
Il pleurait toujours sous ses mains appuyées sur ses yeux. Les larmes, glissant contre la peau, mouillaient sa moustache et salaient ses lèvres.



Leur amertume ainsi goûtée augmentait sa misère et sa désespérance.
Quand il releva la tête, il s’aperçut qu’il faisait nuit. Il n’avait que le temps de rentrer chez lui et de s’habiller pour dîner chez elle.




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