L'œuvre de Maupassant,
reflet des traditions et du travail normands

    Maupassant disait : « aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même... » (comme nous l'avons vu précédemment). En effet, dans l'œuvre de Maupassant, c'est toute la Normandie qui est peinte. Au fil des pages, ce sont les coutumes, les paysages qui sont décrits, ce qui donne aux récits une véritable note réaliste. Il est intéressant alors de remarquer dans l'œuvre de Guy de Maupassant un certain attachement aux traditions de la campagne, à tout ce qui en fait sa réalité...

    Le Normand, le Cauchois vit dans ses romans. Mais jamais Maupassant ne dénature ce qu'il est vraiment. Il ne fait que mettre en lumière la réalité de tous les jours. « Il reste vrai, il peint vrai. » Nobles, bourgeois, paysans, marins, pêcheurs, ouvriers et filles, tous gardent leur vérité. Malgré les différences sociales, il y a entre eux une ressemblance. En effet, ils croient tous en la réalité du monde extérieur.

    Il serait intéressant de voir dans quel cadre évolue le Normand. Où vit-il  ? Dans l'œuvre de Guy de Maupassant, nous avons plusieurs descriptions de la ferme ou tout au moins de l'habitat normand. Apparemment, la maison se trouve au milieu d'un clos, planté de pommiers. L'espace restant sert à la culture du potager. Dans ce décor, on trouve aussi une grange, une étable, une écurie... Nous pouvons dresser les plans types des maisons qui se trouvent dans le pays cauchois; tant la masure, que le manoir, voire même le château.

    A l'époque de Maupassant, les toits de chaume des masures ont presque disparus. Ils ont été remplacés par l'ardoise, les tuiles (ou « affreuse tuile métallique »). Cependant, le torchis est à la base de la construction rurale, qui comble les colombages. La pierre est seulement réservée aux constructions nobles. Par contre, la brique rouge est souvent utilisée, certainement parce qu'elle est fabriquée dans la région, grâce à l'argile du sol. La plupart de ces habitations sont basses, un voire à deux étages, comme celle des Roland, dans Pierre et Jean, qui se trouve réellement au Havre, rue Belle Normande. Mais les constructions les plus anciennes sont en pierre et sont beaucoup plus hautes. Beaucoup sont aussi déchues, comme des manoirs devenus fermes.

    Dans Le vieux, Maupassant décrit l'intérieur d'une ferme; « Après avoir traversé la cuisine, ils pénétrèrent dans la chambre, basse, noire, à peine éclairée par un carreau, devant lequel tombait une loque d'indienne normande. Les grosses poutres du plafonds, brunies par le temps, noires et enfumées, traversaient la pièce de part en part, portant le mince plancher du grenier, où couraient, jour et nuit, des troupeaux de rats. »

    Telles sont les évocations de l'auteur quant aux habitations normandes.

    Dans le plateau cauchois, il se peut parfois que l'on rencontre des chasseurs. A ce titre, dans la masure, il n'est pas rare qu'un ou deux fusils soient accrochés au dessus d'une cheminée. Mais les braconniers aussi sont nombreux. Autant les chasseurs que les braconniers ont fourni à Maupassant bon nombre de sujets, notamment dans les Contes de la Bécasse, où les récits de chasseurs abondent. « La chasse est une sorte de nécessité ancestrale pour le Normand. » Mais elle est aussi prétexte aux histoires que l'on conte à table, pour faire rire, « devant un lièvre rôti. » La chasse, comme la mer, fournit l'essentiel de son œuvre. Dans Amour, trois pages du livre d'un chasseur, on peut lire : « Je suis né avec tous les instincts et les sens de l'homme primitif, tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J'aime la chasse avec passion; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir... J'aime l'eau d'une passion désordonnée : la mer, bien que trop grande, trop remuante, impossible à posséder; les rivières, si jolies, mais qui passent, qui fuient, qui s'en vont; et les marais surtout, où palpite toute l'existence inconnue des bêtes aquatiques. »

    Comment nous apparaît vraiment le chasseur dans l'œuvre de Maupassant ? Il s'apparente au père Hautot dans Hautot père et fils, c'est-à-dire : « grand Normand, un (...) homme[] puissant[], sanguin[], osseux, qui lèv[e] sur [ses] épaules des voitures de pommes. Demi-paysan, demi-monsieur, riche, respecté, influent, autoritaire(...). » La chasse semble être un moment solennel, et l'instant avant le premier coup semble, lui, sacré : « C'était l'instant solennel, où on attend le premier coup de fusil, où le cœur bat un peu, tandis que le doigt nerveux, tâte à tout instant les gâchettes ». Voilà comment nous apparaît le chasseur avant d'agir.

    Dès le début de La rouille, Maupassant présente un passionné de chasse (en effet, Maupassant aime à décrire des passionnés) : « Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec un emportement furieux. Il chassait hiver comme été, au printemps comme à l'automne, au marais, quand les règlements interdisaient la plaine et les bois; il chassait au tiré, à courre, au chien d'arrêt, au chien courant, à l'affût, au miroir, au furet. Il ne parlait que de chasse, rêvait chasse, répétait sans cesse "doit-on être malheureux quand on n'aime pas la chasse." »

    Voici comment se déroule la journée de chasse d'un Normand passionné. Nous venons de voir l'attitude du chasseur, comment il s'apprêtait à tirer, en somme quelle était sa passion. Dans Histoire vraie, nous avons une image des chasseurs après avoir chassé : « Ils mangeaient maintenant autour de la grande table, dans l'espèce de ferme-château, dont était propriétaire leur hôte. Ils parlaient comme on hurle, riaient comme rugissent les fauves, et buvaient comme des citernes, les jambes allongées, les coudes sur la nappe, les yeux luisants sous la flamme des lampes, chauffés par un foyer formidable qui jetait au plafond des lueurs sanglantes; ils causaient de chasse et de chiens. (...) [T]ous suivaient de l'oeil une forte fille aux joues rebondies qui portait au bout de ses poings rouges les larges plats chargés de nourritures. »

    Toutes les nuances de plaisir de la chasse sont exprimées par Maupassant., tant la farce, dans Farce normande : « qui va à la chasse perd sa place ! » dans les Contes de la Bécasse, que l'anecdote, dans La rouille dans Mademoiselle Fifi. Il est même fort possible que Maupassant ait ressenti ces impressions, parcourant la campagne, un fusil sous le bras. Ainsi lui a-t-il été plus facile de restituer avec fidélité cette tradition de la chasse. Mais l'évocation de la pêche a aussi sa place dans l'œuvre de Maupassant.

    Dans un conte très pessimiste (Maupassant considérait lui-même la Normandie comme le « canton du pessimisme »), L'ivrogne, Maupassant nous introduit aux pêcheurs de la façon suivante : « (...), les mains dans les poches, le dos rond sous les bourrasques, le bonnet de laine enfoncé jusqu'aux yeux, deux grands pêcheurs normands, au collier de barbe rude, à la peau brûlée par les rafales salées du large, aux yeux bleus piqués d'un grain noir au milieu, ces yeux perçants des marins, qui voient au bout de l'horizon, comme un oiseau de proie. »

    Dans Une Vie, Jeanne remarque les mouvements mécaniques des pêcheurs à Yport : « Le soir tombait, et les pêcheurs s'en venaient par groupes au perret, » (partie du bord de mer recouverte de sable ou de galets), « marchant lourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, un litre d'eau de vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre. (...); ils mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille de trois-six. »

    Le début de La mère sauvage montre l'attachement particulier de Maupassant pour la pêche et la campagne : « ..., j'aimais toute la campagne, semée de petits bois et traversée par des ruisseaux qui couraient dans le sol comme des veines, portant le sang à la terre. On pêchait là-dedans des écrevisses, des truites et des anguilles ! Bonheur divin ! »

    Maupassant restitue aussi la vie de la petite noblesse, qui vit près de la terre, tout comme les paysans. Celle-ci conserve le sentiment de sa supériorité mais elle supporte sans s'indigner l'idée nouvelle de l'égalité des hommes.

    Au fond, tout le monde pense comme le gueux d'Une Vie : « Vous dites qu'ça aurait mieux valu qu'sa seye moi ? Pourquoi qu'ça aurait mieux valu ? Parce qu'je sieus pauvre et qu'i sont riches ? (...) J'sommes tous égaux là devant ! » Jusque dans le comique et la farce, cet esprit d'égalité et de justice se manifeste chez le Normand. Ainsi Maupassant reste près du petit peuple, et pour cette raison, va alimenter son œuvre de tous les ingrédients qui font de la Normandie ce qu'elle est.

    Dans le début du Horla, Maupassant énumère parmi les liens qui l'attachent à la terre normande, « les locutions locales, les intonations des paysans », en somme, le patois cauchois. Il n'abuse cependant pas de ces effets qui rebutent vite le lecteur étranger à la province décrite. On note particulièrement dans ce langage une confusion entre le singulier et le pluriel, ou un parler elliptique (par exemple : « j'allons ... j'ons »), déformé (par exemple : « J'sieus » mis pour « je suis »).

    Nous en avons cité un bel exemple précédemment mais nous aurions pu citer le passage suivant du recueil La main gauche, quand Boitelle présente à sa mère la négresse qu'il amène au village pour en faire sa femme : « La v'la, j'vous avais bien dit qu'à première vue, alle est un brin détournante, mais sitôt qu'on la connaît, vrai de vrai, y a rien d'plus plaisant sur le terre. Dites-y bonjour qu'à n's'émouve point ! » La réponse se montre tout aussi probante : « All' est trop noire ! »

    Dans les Contes de la Bécasse, dans Les sabots, les parents d'Adelaïde apprennent qu'elle est « pleine comme un' futaille ». Celle-ci se voit traitée de « manante », de « traînée ». « All'n'savait point c'qu'all faisait, c'te niente ! » Cela n'est pas sans rappeler le français du Moyen-Âge. Dans Pierrot, Maupassant indique au lecteur la prononciation normande des mots lorsqu'il ne l'écrit pas, par exemple : « Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe ».

    Dans Une Vie, la « parlure » des paysans intervient sans cesse, ce qui fait plonger le lecteur dans la scène. La particularité du langage normand est rendue par des ellipses de voyelles et des fermetures du « e » en « é ». Toutefois, le lecteur arrive à comprendre. Il s'agit donc d'un mélange de français courant et d'expressions patoisantes, qui donnent l'illusion d'un langage spécifique. Il revient au personnage de Désiré Lecoq, le futur mari de Rosalie, de concentrer dans ses propos l'expression normande par excellence : « c'est selon, p't'être que oui, p't'être que non, c'est selon ». Au long du roman, les paysannes tiennent dans leurs propos la couleur locale, lors de la mort tragique des amants : « mais y s'ront pleins d's'sang, ces matelas, qu'y faudra les r'laver à l'ieau de javel ». Les normands de souche d'aujourd'hui reconnaîtront en ces paroles un aspect véridique, notamment le « i » qui s'ajoute au son « au » ou « eau » ! (par exemple : « seau » devient « sieau » d'où l'expression un « sieau d'ieau »)

    « Le patois a ses parchemins ». Maupassant s'en sert en vrai Cauchois, habitué à parler lui-même comme il fait parler ses personnages, et non pas comme le ferait un « horzain », c'est-à-dire un étranger pour le Normand.

    Les vêtements caractéristiques de la Normandie de l'époque, même s'ils tiennent une place restreinte chez les Normands, sont évoqués. Les femmes portent le « caraco, une jupe de laine, des sabots, un fichu... ». Leurs coiffes hautes sont dentelées, mais elles ont disparues à l'époque des Contes, c'est pourquoi on remarque plus souvent le bonnet ou le chapeau. Les hommes portent la plupart du temps la redingote de cérémonie, une blouse bleue par dessus, une casquette de soie noire; du moins, c'est ainsi qu'ils nous apparaissent dans la première page de La ficelle. Maître Hauchecorne porte « une blouse bleue, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d'un petit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux [qui] semblait un ballon prêt à s'envoler, d'où sortait une tête, deux bras et deux pieds ».

    Lors de fêtes exceptionnelles, Maupassant évoque aussi les vêtements qui sont portés. Par exemple dans Le baptême, les femmes portent un « haut bonnet » et un « châle rouge », le « moutard » qui va être baptisé est couvert de « linges blancs ». Dans La maison Tellier, lors d'une communion, les femmes « tout en bleu, en soie bleue des pieds à la tête, portai[ent] là-dessus un châle de faux cachemire français, rouge, aveuglant, fulgurant. » Une autre femme porte « une robe écossaise dont le corsage, lacé à toute force par ses compagnes, soulevait sa croulante poitrine en un double dôme toujours agité qui semblait liquide sous l'étoffe. » D'autres encore portent « des chapeaux simulant un nid d'oiseaux ». Les vêtements sont parfois si étranges, qu'ils « semblaient être taillés (...) au milieu de vieux rideaux de fenêtre (...) datant de la Restauration ». Dans Farce normande, qui évoque un jour de noces, les femmes portent cette fois « des châles lâchés dans le dos, et dont elles [tiennent] les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils [sont] rouges, bigarrés, flamboyants, ces châles ». Les hommes, les « endimanchés »(Le baptême) portent « de hauts chapeaux de soie luisants », pour les riches; « d'anciens couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dit en peau de taupe, (...) des casquettes, en ce qui concerne les plus humbles ».

    Le moment du repas semble occuper une place importante pour les Normands. Aussi bien dans Une Vie, où l'on remarque la solidité des nourritures (pain, beurre, fromage et saucisses) et aussi les boissons à volonté dans des barriques (eau, vin et cidre), que dans Farce normande, conte mettant en scène un jour de noces, l'abondance de la nourriture semble correspondre aux attentes d'une noce traditionnelle. La longueur du repas est considérable : « On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore ». De plus, l'état des invités en dit long sur la nourriture ayant pu être proposée en ce jour : « Les hommes déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang. » Encore une fois dans Un réveillon, la table est décrite avec précision : « Nous allions nous mettre à table devant le grand feu de la haute cheminée où rôtissaient un râble de lièvre flanqué de deux perdrix qui sentaient bon. »

    Dans ces repas, la gaieté laisse souvent place aux « lourdes plaisanteries ». Comme dans Une Vie, « c'étaient de bordées d'obscénités lâchées à travers la table. (...)Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que chacun les connût, elles portaient encore, faisant partir en un rire retentissant les deux enfilées de convives. » Si ce ne sont pas des plaisanteries, les fins de repas livrent toujours quelque chose : « envahis par ces gaietés de solitaires, des gaietés communicatives qui naissent soudain entre deux intimes amis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous dire ces souvenirs confidentiels du cœur qui s'échappent en ces heures d'effusion »(Un réveillon).

    Mais ce n'est pas toujours jour de fête, et les repas ne sont pas toujours aussi importants. En effet, la nourriture est souvent très simple, comme nous le voyons dans Le père Amable. En effet, « ...avant de se mettre à manger, pour ne rien perdre, ni une parcelle de chaleur qui vient du feu, lequel coûte cher, ni une goutte de soupe, où on a mis de la graisse et du sel, ni une miette de pain qui vient du blé. » Nous pouvons faire une analogie avec ce que nous pouvons lire dans Aux champs, à savoir : « Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux-deux. » Ainsi, nous voyons la pauvreté au quotidien des paysans et des habitants normands.

    Ce qui semble caractériser le Normand est certainement son acharnement au travail. Nous nous en rendons compte dans Le père Amable : « Les paysans travaillaient encore, épars dans les champs en attendant l'heure de l'angélus qui les rappellerait aux fermes dont on apercevait ça et là les toits de chaume à travers les branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les clos de pommiers. » Dans Aux champs, le travail semble vraiment être ce qui fait vivre la famille entière : « les deux paysans besognaient dur sur la terre inféconde pour élever tous leurs petits. » Mais il n'y a pas que les hommes qui vont vivre la terre normande et leur famille; les femmes elles aussi participent activement au travaux de la ferme, certes de façon mécanique : « Et deux femmes, la mère et la fille, vont, d'une allure balancée l'une derrière l'autre par un étroit sentier creusé dans les récoltes, vers ce régiment de bêtes. Elles portent chacune deux seaux de zinc maintenus loin du corps par un cerceau de barrique; (...). Elles ne parlent point. Elles vont traire les vaches. (...) Puis elles repartent, plus lentement, alourdies par la charge du lait, la mère devant, la fille derrière. »