Cet article est paru dans l'Angelus n°13 Décembre 2002 - Janvier 2003, pp. 33-40

Maupassant et la psychologie

par     

    Avant-propos

    Depuis environ quinze ans, je travaille sur des questions troublantes qui portent sur l'oeuvre de Maupassant et qui tournent autour des problèmes de l'identité, du double, du Horla, du style, du roman familial, des miroirs, de la dépossession. J'ai écrit en 1991 un essai Maupassant , Flaubert et Le Horla qui fut le sujet de ma thèse en 1997. Par la suite j'ai écrit un certain nombre d'articles sur ce sujet, mais je crois que l'orientation nouvelle de mes travaux a pris un tournant décisif lorsque j'ai travaillé sur le style de Maupassant. Et je suis entré vraiment là au coeur de problèmes fascinants. L'article fondateur de cette nouvelle voie est L'Énigme du style que j'ai écrit dans L'Angélus n°10 en 1999. Puis, j'ai tenté une synthèse dans La Lettre volée publiée dans les actes du colloque de Fécamp1, et enfin aujourd'hui, je précise l'importante question de la psychologie que je n'ai pu développer à Fécamp. Je pense à présent avoir terminé mon travail sur cette question. J'espère seulement que ces idées donneront lieu, sans parti pris et sans mauvaise foi, à d'utiles discussions dans l'intérêt de la recherche littéraire sur ce très grand écrivain.

    La psychologie dans le roman

    Maupassant avait beaucoup réfléchi à la manière de traiter la psychologie des personnages dans le roman. Il s'en explique dans une chronique, intitulée Romans, publiée dans le Gil Blas du 26 avril 1882 :

    La partie psychologique du roman, qui est assurément la plus importante, n'apparaît puissamment que grâce à la partie descriptive. Le drame intime d'une âme ne me tordra le coeur que si je vois bien nettement la figure derrière laquelle cette âme est cachée.
    Il semble qu'on pourrait classer les romans en deux catégories bien distinctes: ceux qui sont nets et ceux qui sont vagues. Les premiers sont les romans bien mis en scène, les seconds les romans expliqués simplement par la psychologie. Quelque extrême que soit le mérite de ces derniers, ils restent toujours confus pour moi, et lourds, comme indigestes et indistincts.(...)Les dedans des personnages ont besoin d'être commentés par leurs gestes. Les faits ne sont-ils pas les traductions immédiates des sentiments et des volontés? Expliquer l'âme par l'inflexible logique des actions n'est-il pas plus difficile que de dire: - M. X... pensait ceci, puis cela, faisait cette réflexion, puis cette autre, etc., etc.? Décrire le milieu où se passera l'aventure, d'une façon si nette que cette aventure y vive comme en son cadre naturel; montrer les personnages si puissamment que tous leurs dessous soient devinés rien qu'à les voir; les faire agir de telle sorte qu'on dévoile au lecteur, par les actes seulement, tout le mécanisme de leurs intentions, sans entreprendre en eux un voyage géographique avec la carte des désirs et des sentiments, ne serait-ce pas là faire du vrai roman, dans la stricte et, en même temps, la plus grande acception du mot? Je vais plus loin. Je considère que le romancier n'a jamais le droit de qualifier un personnage, de déterminer son caractère par des motifs explicatifs. Il doit me le montrer tel qu'il est et non me le dire. Je n'ai pas besoin de détails psychologiques. Je veux des faits, rien que des faits, et je tirerai les conclusions tout seul. Quand on me dit: « Raoul était un misérable », je ne m'émeus point, mais je tressaille si je vois ce Raoul se conduire comme un misérable. Chez le romancier, le philosophe doit être voilé.
    Le romancier ne doit pas plaider, ni bavarder, ni expliquer. Les faits et les personnages seuls doivent parler. Et le romancier n'a pas à conclure; cela appartient au lecteur.
    Cette question d'art, très confuse en beaucoup d'esprits, donnerait peut-être l'explication de bien des haines littéraires. il est des gens qui ne peuvent comprendre que si on leur dit: « La pauvre femme était bien malheureuse », ceux-là ne pénétreront jamais les grands artistes dont la mystérieuse puissance est tout intentionnelle, et sobre de commentaires. L'oeuvre porte leur indéniable marque par sa matière et sa contexture; mais jamais on ne voit surgir leur opinion, ni leurs desseins profonds s'expliquer par des raisonnements. Et quand ils décrivent, on dirait que les faits, les objets, les paysages se dressent, parlent, et se racontent eux-mêmes; car il faut une géniale et tout originale impersonnalité pour être un romancier vraiment personnel et grand.

    Observons que dans ce texte Flaubert n'est jamais nommé, mais si nous le rapprochons de la grande étude que Maupassant a consacrée à son maître début 1884, nous constatons qu'il a développé là exactement la conception de Flaubert. Jugez plutôt : « Au lieu d'étaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique »(...) « Jamais il n'énonce les événements; on dirait, en le lisant, que les faits eux- mêmes viennent parler, tant il attache d'importance à l'apparition visible des hommes et des choses ». Il ajoute qu'il a une « rare qualité de metteur en scène2 ». Pour L'Éducation sentimentale il précise que la psychologie y est «  parfaitement enfermée dans les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages3 »

    Donc en 1882 il est clair que Maupassant reprend entièrement à son compte les procédés artistiques de Flaubert. Lorsque l'auteur de Madame Bovary félicite son disciple à propos de Boule de Suif, il écrit, après en avoir loué le style : « le paysage et les personnages se voient », et il ajoute comme conséquence que « la psychologie est forte ». Tout est dit. Ces procédés sont d'ailleurs liés au dogme de l'impersonnalité et à la conception du style du Maître. Il faudra attendre deux ans pour qu'un événement littéraire soit l'occasion pour Maupassant de préciser encore ses idées sur le roman psychologique. Cet événement est un livre de Huysmans intitulé À rebours. On sait que dans cet ouvrage marquant de l'histoire littéraire, l'auteur s'était radicalement démarqué du naturalisme. Il s'en est expliqué dans une préface, écrite vingt-cinq ans après la première publication du roman, dans laquelle il déclarait que le roman phare du roman réaliste était pour tous ceux des soirées de Médan L'Éducation sentimentale de Flaubert, roman indépassable qui l'avait conduit à rechercher une nouvelle voie dans la littérature. Maupassant fait l'éloge de ce roman écrit, dit-il, dans un style subtil et pénétrant et il publie presqu'au même moment une chronique intitulée « les Subtils » dans laquelle il va opposer deux types de romanciers :

    Les uns, qui sont purement des objectifs, au lieu de mettre à jour la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, la font simplement apparaître par leurs actes. Les dedans se trouvent ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.(..) Les subtils, au contraire, forcent les lecteurs à un travail de pensée délicieux pour les uns et pénible pour les autres. Il faut, pour suivre toutes les finesses de leurs aperçus et les arguties de leurs remarques, demeurer toujours en éveil, toujours au guet; on accomplit à leur suite un voyage d'exploration dans le cerveau humain; il faut un effort constant d'attention et d'intelligence pour marcher derrière eux, dans ce dédale. Parmi les écrivains classés dès aujourd'hui comme des maîtres (je ne parle que des observateurs artistes), Flaubert représente parfaitement le type du romancier essentiellement objectif, tandis que les frères de Goncourt sont des subtils.

    Dans cette chronique Maupassant évoquera Bourget qui était le représentant de la nouvelle école de psychologie. Mais on voit bien que pour l'auteur du Horla les deux conceptions artistes qui s'affrontent sont celles de Flaubert et de Goncourt. On ne saurait d'ailleurs placer Bourget sur un même plan : il n'a pas su trouver un style original, et seuls ses écrits critiques peuvent être relus aujourd'hui. Quant à Huysmans il avait pris délibérément le parti des Goncourt en suivant leur écriture artiste. Il suffit d'ailleurs de lire Germinie Lacerteux et Madame Gervaisais pour réaliser que le terme de « subtil » convenait bien à des écrivains qui avaient pris le parti d'explorer la psychologie de deux femmes malades des nerfs, l'une hystérique, l'autre atteinte de folie mystique. Les Goncourt avaient ouvert la voie à Huysmans avec son personnage de Des Esseintes, un névrosé dont Maupassant déclare qu'il est le seul homme qui lui apparaisse sage et intelligent !

    Mais c'est en 1887, dans l'étude sur le roman qui précède Pierre et Jean, que Maupassant va développer une nouvelle fois la question de la psychologie. Et cette fois de façon très curieuse. L'étude commence par mettre le lecteur en garde : « je n'ai point l'intention de plaider ici sur le petit roman qui suit. Tout au contraire, les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que j'ai entreprise dans Pierre et Jean ». Dans une lettre écrite à son avocat Emile Strauss, Maupassant va préciser sa pensée : « Il est tellement indiscutable qu'il n'y a aucun rapport entre l'étude de moeurs Pierre et Jean, et l'étude littéraire contenue dans le même volume, que j'ai dû, dans la première phrase de la seconde expliquer comment deux choses si différentes se trouvaient rapprochées, car mes idées sur le Roman comportent la condamnation du roman qui les suit ». Et il ajoute : « J'ai réuni dans un même volume deux oeuvres très différentes et même contradictoires. Il n'y a pas de lien entre elles. » Puis, il précise que l'étude et le roman ont une importance égale. On observe que dans la lettre Maupassant est bien plus radical : l'expression de l'étude : « entraînerait plutôt la condamnation » devient dans la lettre : « comporte la condamnation ». Les deux textes sont présentés comme d'égale importance mais résolument contradictoires. Cela est d'autant plus curieux qu'il expose, dit-il, ses idées sur l'art du roman et que Pierre et Jean est un roman dont il est convaincu de la qualité littéraire, ainsi qu' il le précise dans une lettre à sa mère .

    Mais en quoi consiste cette contradiction ? Pour quelle raison l'étude comporte la condamnation du roman ? On ne trouve pas de réponse satisfaisante chez les commentateurs de l'oeuvre. Maupassant, dans sa lettre, nous dit qu'il a dû expliquer dans son étude la présence de ces deux textes si différents. En fait il n'explique rien du tout et c'est à nous de le comprendre !

    Essayons.

    Maupassant commence son étude en annonçant que Pierre et Jean est un roman d'analyse. Or précisément, il oppose dans son étude deux conceptions «  qu'on a souvent discutées en les opposant l'une à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre: celle du roman d'analyse pure et celle du roman objectif ». Puis il expose les différences : les partisans de l'analyse indiquent les moindres évolutions d'un esprit et discernent tous les mouvements d'une âme, tandis que les partisans de l'objectivité :

     prétendant au contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les personnages et les événements. Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est cachée en réalité sous les faits dans l'existence. Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de la couleur, de la vie remuante. Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage, les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses volontés ou de toutes ses hésitations. ils cachent donc la psychologie au lieu de l'étaler.

    Est-il besoin d'ajouter que Maupassant expose les idées de Flaubert? Certes il n'est pas nommé, mais nous avons vu que dans la chronique « les Subtils » Maupassant avait désigné Flaubert comme le type de l'écrivain objectif. On observe alors qu'il exprime une nette préférence pour les idées de Flaubert et il ajoute une série d'arguments qui tendent à montrer que le roman objectif est, par sa conception même, plus vraisemblable et plus juste que le roman d'analyse :

il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en sincérité. il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels ils obéissent. il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec précision: « Tel homme de tel tempérament, dans tel cas, fera ceci », il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents des nôtres. Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant, sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien prévoir et raconter tous les actes de sa vie. En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous entourent.

    Il est clair que la contradiction est là. Maupassant a écrit un roman d'analyse psychologique dans lequel il explore le psychisme d'un homme. C'est un roman intérieur qui s'oppose radicalement aux idées de Flaubert, à une conception de l'art qui était la sienne, qu'il défend encore (!), mais qu'il abandonne dans son nouveau roman.

    Allons plus loin.

    On a vu que Maupassant avait opposé les Goncourt à Flaubert sur la question de la psychologie. Faut-il en déduire que Maupassant suit à présent les Goncourt ? On a d'autant plus de mal à le croire que l'étude sur le roman se termine par une violente attaque contre l'écriture artiste, c'est-à-dire contre le style des Goncourt.

    L'écriture artiste

    Qu'est-ce au juste que l'écriture artiste?

    Il est utile de convoquer Zola pour nous parler du style des Goncourt et de son aspect technique. Sans vraiment le nommer explicitement il commence par opposer Flaubert et les Goncourt. Voici quelques extraits significatifs de son étude :

    C'est par leur style surtout qu'ils ont acquis une grande place dans la littérature contemporaine. Leur idéal n'est pas la perfection de la phrase. En ce moment, il y a en France, j'entends parmi les écrivains de haut vol (lisez Flaubert) une tendance à un purisme extraordinaire. On proscrit les « que » et les « qui »; on écrit en prose avec plus de difficulté qu'en vers; on cherche la musique de la phrase, on sculpte chaque mot (...)MM. de Goncourt, eux, se moquent des répétitions de mots ; j'ai trouvé le mot « petit » jusqu'à six fois dans une de leurs pages, ils se soucient peu de l'euphonie, ils entassent les génitifs à la suite les uns des autres, ils procèdent par longues énumérations ce qui produit un balancement monotone, mais ils ont la vie du style.(...) MM. de Goncourt arrivent à ce prodige de rendu par des renversements de tournures, des adjectifs mis à la place des substantifs, des procédés à eux qui sont la marque inoubliable de leur facture4.

    Mais c'est surtout Jules Lemaître qui va révéler, le 12 mars 1887,( remarquons que cette date est antérieure à la publication de l'étude sur le roman et même du Horla) dans la troisième série de ses portraits contemporains, le procédé essentiel des Goncourt qui sera analysé bien plus tard par les critiques. Comme Zola, il remarque que les deux frères se soucient peu des répétitions et des assonances, mais il va plus loin. Ainsi il observe qu' ils redoublent les synonymes, présentent deux ou trois fois de suite la même idée ou la même image. Il précise : « c'est un continuel essayage d'expressions, on dirait souvent qu'ils nous livrent le travail préparatoire de leur style, non leur style même ». Voici un exemple de ce procédé pris dans Madame Gervaisais :

    ...elle se mit à contempler le ciel d'un beau jour de Rome : un ciel bleu où elle crut voir la promesse d'un éternel beau temps, un ciel bleu, de ce bleu léger, doux et laiteux que donne la gouache à un ciel d'aquarelle; un ciel immensément bleu, sans un nuage, sans un flocon, sans une tache; un ciel profond, transparent, et qui montait comme de l'azur à l'éther; un ciel qui avait la clarté cristalline des cieux qui regardent de l'eau5.

    Ces redoublements et ces insistances, donnent l'impression d'une pensée qui se cherche, d'une pensée qui se précise tout au long de la phrase. Et M. Cressot remarque fort justement que cette conception du style est radicalement opposée à celle de Flaubert qui ne laisse aucune trace de ces tâtonnements, et qui ne retient que le terme définitif, c'est-à-dire le mot propre qu'il a trouvé selon la conception idéale de son esthétique. « Pour Flaubert l'oeuvre d'art n'existe que du moment où elle est parfaite, tandis que pour les Goncourt l'oeuvre d'art commence où elle naît6 » , avec les hésitations de la pensée, les retouches, l'accumulation des termes, traduisant mieux, selon eux, la vie diverse, nuancée et subtile, trop riche pour se cristalliser en une forme unique. Ce style des Goncourt était parfaitement adapté à leurs études de psychologie difficile, suivant le mot de Maupassant, que sont Germinie Lacerteux et Madame Gervaisais. Voici un exemple de ce style à nouveau dans Madame Gervaisais dont Edmond de Goncourt confiait à un journaliste en 1891 que c'était « un roman d'un psychologue aussi psychologue que les plus psychologues ! » :

    Et elle repassait ces tristes premières années grises de son mariage, ces années vides, patientes, résignées, monotones, d'une union sans amour, sans amitié, sans estime; ces années avec cet homme , un homme qui n'était ni bon ni mauvais, ni aimant ni égoïste, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, mais qui était nul, d'une de ces nullités (...) (Ibid. p.135)

    Il me paraît incontestable que Maupassant a emprunté ce procédé de reprise aux Goncourt, un modèle de phrase réprouvé par Flaubert. Car Maupassant a parfaitement compris que les principes de Flaubert ne lui permettraient pas de s'exprimer dans un roman psychologique. Il est donc amené à trahir les sacro-saints principes du maître, en empruntant aux Goncourt certains de leurs procédés. Déjà en 1878, il écrivait à Goncourt qu'il le relisait sans cesse pour apprendre les secrets de sa phrase. Il a compris que « l'essayage » des termes, selon le mot de Jules Lemaître, repris par M. Sabatier dans son travail sur l'esthétique des Goncourt (l'esthétique des Goncourt, Paris, Hachette, 1920 ), ces reprises d'une même expression, de la même sensation, par des mots identiques, ou des synonymes, ou des termes qui expriment des idées semblables, c'est-à-dire une forme qui se cherche, qui tâtonne, qui se modifie légèrement, convient beaucoup mieux pour une étude psychologique dans laquelle un individu est en proie à des doutes et à des hésitations comme le montre cet extrait de Pierre et Jean :

    Il se pouvait que son imagination seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui échappait sans cesse à sa volonté, s'en allait libre (...) il se pouvait que cette imagination seule eut créé, inventé cet affreux doute. Son coeur, assurément, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute abominable (...) (R, p.755)

    Mais, si Maupassant a très bien vu que certains procédés de l'écriture artiste lui seraient utiles, il faut se hâter d'ajouter qu'il a su débarrasser l'écriture artiste de son maniérisme tout en prenant les éléments qui l'intéressaient dans ces phrases nerveuses et subtiles. Aussi bien, son attaque porte uniquement contre le vocabulaire précieux. On arrive donc à cette conclusion stupéfiante : dans l'étude sur le roman, Maupassant fait l'éloge de Flaubert et attaque violemment Goncourt, et dans les faits c'est en quelque sorte le contraire qu'il faut comprendre ! Et nous réalisons maintenant pourquoi le grand critique de Maupassant, André Vial, qui avait parfaitement repéré l'essayage des termes adopté par l'auteur du Horla, ne pouvait pas comprendre qu'il trahisse la conception du style de Flaubert au moment même où il en faisait l'éloge ! On n'est pas loin d'une mystification dans laquelle nous sommes tous tombés ! À commencer par les détracteurs de Maupassant comme Léon Daudet qui avaient raillé l'obéissance aveugle du disciple qui récitait pieusement les leçons du maître. Quelle erreur !

    D'autre part, Maupassant avait certainement beaucoup réfléchi aux études de Paul Bourget, qui écrivait dans La Nouvelle Revue en septembre 1885 que les procédés de style des Goncourt s'adaptaient parfaitement aux études de détraquements nerveux et que leurs oeuvres qui ne sont que des monographies de névroses n'auraient jamais pu être écrites par Flaubert. Maupassant connaissait parfaitement La Nouvelle Revue dans laquelle il allait publier Pierre et Jean et nous savons qu'il était très attentif aux écrits de Bourget qui représentait la nouvelle école du roman psychologique. Dès 1884, dans sa chronique Les Subtils, il avait cité un passage d'une nouvelle de Paul Bourget L'Irréparable, qu'il déclarait remarquable. Cet extrait figure au tout début de la nouvelle : « Par dessous l'existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience, et dont nous endossons la responsabilité, probablement illusoire, tout un domaine s'étend, obscur et changeant, qui est celui de notre vie inconsciente ». Et il ne fait pas de doute que la phrase qui suit a dû fortement impressionner l'auteur du Horla : « il se cache en nous une créature que nous ne connaissons pas, et dont nous ne savons jamais si elle n'est pas précisément le contraire de la créature que nous croyons être »

    1886, le tournant

    L'année 1886 est une année charnière où Maupassant s'intéresse de plus en plus à la psychologie et à l'inconscient. C'est le moment où l'écrivain use de son style en reprises qui caractérise l'éloignement de Flaubert (voir Maupassant ou L'Énigme du style, et La Lettre volée, articles cités). Or, il écrit cette année là, des nouvelles qui s'orientent nettement vers une psychologie de l'intérieur. Ainsi dans La petite Roque, il raconte le drame qui se déroule dans la tête du meurtrier d'une fille de douze ans. C'est aussi le cas de la remarquable nouvelle Mademoiselle Perle où l'on observe que Maupassant désire à présent pénétrer à l'intérieur d'une âme :

    Il me semblait que je pénétrais dans son esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et cruels drames des coeurs honnêtes, des coeurs droits, des coeurs sans reproches, dans un de ces coeurs inavoués, inexplorés...12

    Il est visible que cette pénétration ne peut se faire qu'avec le procédé de l'essayage des termes des Goncourt : insistances, répétitions des mots coeurs et pénétrais, accumulation des synonymes : honnêtes, droits, sans reproches. Une lettre, récemment découverte, de l'écrivain à la Comtesse Potocka semble surprenante. Maupassant y dénigre complètement cette nouvelle. Il la déclare « sans composition artiste et même sans adresse de plume » et il termine sa lettre par ces mots: « Eh bien, après cet essai déloyal, j'opte pour la littérature. » Il est clair que Maupassant attaque le style de cette nouvelle et que le mot déloyal indique la trahison à l'égard de Flaubert. Opter pour la littérature c'est évidemment retourner aux principes du Maître de Croisset. C'est ce qu'il fera notamment par la suite avec Le Père Amable, une nouvelle qui renoue avec la leçon de Flaubert. Il me semble que c'est bien la preuve que la crise a été douloureuse, que la rupture avec Flaubert n'a pas été facile. Cela est particulièrement visible avec la première version du Horla de 1886 où les attaques contre Flaubert commencent, mais pas de manière évidente. Les répétitions n'y sont pas vraiment significatives. Ce qui va marquer le passage de la première version à la seconde, c'est la fin de la psychologie objective. Dans la première version, l'homme raconte son histoire à des aliénistes. Comme le souligne Louis Forestier, il s'agit d' « un compte rendu clinique linéaire, objectif ». Tandis que dans la seconde version qui est un journal, Maupassant trouve la forme idéale qui correspond à une vue de l'intérieur. « De l'observation faite du dehors on en vient au cri jailli du plus profond du dedans » ajoute Forestier.

    On trouvera dans La lettre volée, quelle est, selon moi, la signification profonde du Horla de 1887.



1 Flaubert-Le Poittevin-Maupassant, Une affaire de famille littéraire, Actes du colloque international de Fécamp, réunis et présentés par Yvan Leclerc, Publications de l'Université de Rouen, octobre 2000, p.23.
2 Correspondance Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, ed.Yvan Leclerc, Flammarion, 1993, p.295
3 Ibid.p.297
4 E .et J. de Goncourt, Les romanciers naturalistes, op. cité page 161
5 Madame Gervaisais,« collection Folio », Gallimard, p.76.
6 La phrase et le vocabulaire de J-K Huysmans, Paris 1938, Slatkine Reprints, Genève 1975