Résumés de thèses
concernant Maupassant


Noëlle Benhamou, Filles, prostituées et courtisanes dans l'œuvre de Guy de Maupassant. Représentation de l'amour vénal.- thèse présentée sous la direction de Philippe Hamon, Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle, juin 1996.- 531 folios illustrés.

    Au XIXe siècle, la prostituée est partout. Symbole de la modernité, elle a littéralement – et littérairement – envahi le roman. Tandis que s'opèrent d'importants bouleversements dans la politique et les mentalités, le personnage de la prostituée, courtisane magnifique ou fille du ruisseau, s'installe de plus en plus dans les écrits littéraires. A la figure de la grisette romantique succède bientôt l'image de la fille des rues ou de maison, créature misérable et pitoyable, digne d'intérêt pour les écrivains qui la chargèrent de certaines valeurs. Personnage marginal, elle intéresse d'autant plus Flaubert, Huysmans, Goncourt, Daudet et Zola qu'elle permet de souligner les travers d'une époque et d'une société, et qu'elle est confrontée au personnage de la bourgeoise, dont elle est la rivale, et du bourgeois qui la paie. De nombreux artistes, surtout les naturalistes, sont atteints d'une étrange et incurable maladie : « la bas-fondmanie », la présence d'un personnage de fille dans un roman étant souvent un gage de succès de librairie.
    Le personnage littéraire de la « fille » touche à différentes sphères. Il est lié à des milieux aussi divers que le monde de l'art, de la presse, du théâtre, de la peinture et de la finance. Est considérée comme « fille » toute femme adultère et comme « prostituée » toute femme célibataire dont le principal revenu provient du commerce de ses charmes. Le corpus choisi est principalement constitué des contes et nouvelles et des romans. Il a semblé intéressant et pertinent d'ajouter à ce matériau déjà très riche des références aux écrits longtemps négligés par la critique : les poèmes, chroniques, pièces de théâtre et récits de voyage, dans lesquels les filles occupent une place non négligeable – la déclinaison du thème s'accompagnant d'une traversée de plusieurs genres littéraires. Les chroniques journalistiques s'appuyant directement sur le réel, il a fallu les replacer dans le contexte idéologique du temps, voir dans quelle mesure la représentation de l'amour vénal dans les écrits fictionnels de Maupassant est un reflet exact ou non de la réalité sociale du XIXe siècle et en quoi elle diffère par son traitement littéraire des œuvres du courant réaliste-naturaliste. L'intertextualité a fait apparaître les liens qu'entretient l'œuvre de Maupassant avec celles de son époque, littéraires et non littéraires, parfois médicales. Une approche sociocritique a permis de confronter les écrits maupassantiens avec des ouvrages scientifiques.
    Pourquoi une étude sur les filles chez Maupassant alors que ce sujet semble à première vue n'offrir plus aucune perspective d'analyse nouvelle. A la lecture de l'œuvre de Maupassant, les filles apparaissent d'emblée comme les personnages féminins les plus représentés. Le sujet méritait donc qu'on lui consacrât une thèse qui porte sur toute l'œuvre fictionnelle et journalistique d'un auteur dont on a trop longtemps oublié qu'il avait traversé des genres très divers. Ce sujet aurait pu enfermer l'écrivain dans certains stéréotypes qui ont été nuancés : celui d'un Maupassant inculte et coureur de jupons, surnommé le « taureau normand ». Le disciple de Flaubert, même s'il ne procédait pas de la même manière que Zola, avait vraisemblablement lu des ouvrages sur la prostitution. Il connaissait des médecins et s'intéressait à la psychiatrie et aux sciences nouvelles. L'interdépendance entre discours littéraire, discours social et médical a été souligné et les œuvres romanesques majeures sur la prostitution ont été utilisées avec profit afin de dégager l'originalité du traitement du personnage de prostituée maupassantien.
    On a vu comment Maupassant a abordé le thème de la prostitution, sujet réaliste, la fille étant un phénomène littéraire. 1880, « année pornographique » selon Mermet , voit la naissance de Maupassant écrivain et l'on constate la permanence de l'amour vénal dans son œuvre. J'ai dégagé la spécificité du récit de filles et analysé les thèmes, topoi, motifs narratifs récurrents de la figure de la prostituée, scénarios, scènes-types, portraits et langage des filles. Je me suis demandée comment sont représentées les figures de filles, quelles sont leurs fonctions dans l'intrigue romanesque et les constantes liées à la représentation de l'amour vénal ; quels sont leurs rapports avec les autres personnages et ce que Maupassant a apporté de nouveau à ce thème presque rebattu. Les filles, prostituées et courtisanes maupassantiennes, sont des êtres authentiques. Les « Vénus vénales », qu'elles soient filles des villes et des champs ou demi-mondaines, désiraient quitter la lie pour s'élever vers l'hôtel particulier. Mais cette ascension n'allait pas sans heurs et malheurs. L'itinéraire de la prostitution du trottoir à la maison close était souvent plus prosaïque par la faute du suborneur puis du protecteur.
    Les prostituées de Maupassant sont généralement les agents d'un monde renversé où les valeurs sont bouleversées. Ces femmes semblaient avoir de grandes vertus : être de bonnes mères, des femmes pieuses et des patriotes, tandis que les bourgeoises dites honnêtes, qui imitaient les grues et s'adonnaient à la prostitution clandestine, conjugale ou familiale, étaient semblables à elles. Je me suis demandée comment la fille permettait à l'auteur de souligner l'immoralisme des bourgeoises, m'attachant à dégager les grands traits de son imaginaire afin de faire apparaître la relation de Maupassant à la femme. Il a fallu s'interroger sur la signification profonde du personnage de la prostituée dans l'univers fantasmatique maupassantien, en prenant appui sur la critique psychanalytique, Freud ayant été un grand lecteur de Maupassant. Les filles sont décrites comme des créatures étranges, énigmatiques, sortes de miroirs vivants de l'homme et donc dangereuses et mortifères. Deux types de prostituées ressortent des écrits maupassantiens : la blonde Vénus rustique, fille de l'eau, inscrite dans le paysage, et la brune Orientale, femme-animal et descendante de Lilith.
    Comme beaucoup de ses confrères, Maupassant a fait intervenir des filles dans ses œuvres parce que cela plaisait aux lecteurs de nouvelles. S'il n'a pas voulu « refaire Nana », c'est sans doute pour éviter certains poncifs liés à la figure de la prostituée et se distinguer des jeunes écrivains qui se pliaient à la coutume du roman de fille. Le meilleur moyen de lutter contre le cliché littéraire de la courtisane de haut vol, à la fois dispensatrice de plaisirs et marmoréenne, était de montrer la prostitution de basse classe dans sa réalité quotidienne au risque de choquer les âmes bien pensantes. N'est-ce pas d'ailleurs son but que d'ébranler la moralité du temps ? Dans l'œuvre de Maupassant comme dans les images d'Épinal, on s'amuse à chercher la fille, parfois cachée, car il y en a toujours une en trompe-l'œil. Où commence la fille et où finit-elle ? Des héroïnes tombées sont parfois plus dignes que certaines épouses délurées qui méritent pleinement d'entrer dans le camp des filles. En montrant la relativité entre le Bien et le Mal sans jamais prendre position pour ou contre ses héroïnes, Maupassant a réussi à mettre son lecteur du côté des personnages de filles par le rire et l'ironie. Au discours indigné, moralisateur et dénonciateur de Zola, se substitue chez le conteur une ironie tout aussi efficace qui réhabilite les « Vénus vénales », en nous les présentant dans un monde renversé où les valeurs sont discutables.
    Bien qu'il ait traîné sa plume dans les mauvais lieux – ce qui lui a réussi littérairement mais pas personnellement –, Maupassant n'est pas un de ces « égoutiers des lettres » dont parle Albert Wolff. Il ne se fait pas voyeur, refusant de décrire complaisamment les corps dénudés et les scènes osées. L'acte sexuel est suggéré avec finesse et discrétion. Son naturalisme est épuré. Habitué des lupanars, il tire principalement son inspiration de son expérience personnelle, d'où cette sincérité artistique qui se dégage de son œuvre. Mais il a sans doute été influencé par des ouvrages à la mode – romans, essais sur la prostitution – qu'il a pu lire. Des contes comme L'Odyssée d'une fille ont certainement été vécus par l'auteur, saisis sur le vif.
    Ce maître incontesté de la nouvelle a donc associé le personnage de la fille de joie à une forme littéraire qui lui sied bien et de qui elle est désormais inséparable : le récit court. Il ne s'est heureusement pas privé d'en glisser dans ses romans, poèmes, pièces de théâtre et récits de voyages. Dans toute l'œuvre et sur toute la durée d'écriture on trouve des personnages de prostituées. Les nouvelles sur la fille s'étendent de 1880 à 1891 mais sont plutôt centrées autour des années 1880-1884. Notre « Bel-Ami » écrit en effet chaque année jusqu'à son internement plusieurs contes ayant pour héroïnes ou figurantes des catins, ou traitant de l'amour vénal. Bien que sa préférence semble aller aux gagneuses les plus pauvres, Maupassant nous a offert un éventail complet des différentes sortes de prostituées. Les simples filles présentes au début ont laissé la place à d'autres catégories. Ayant commencé par décrire des filles de petite condition, il aurait certainement fini par écrire sur les demi-mondaines et les cocottes comme le laisse présager son roman inachevé L'Ame étrangère.
    C'est chez Maupassant que les silhouettes des putains acquièrent le plus grand relief. Ni chez les autres romanciers, ni dans la réalité, elles n'apparaissent à ce point humaines, vulnérables, fraternelles. Quoiqu'il n'idéalise pas les filles, Maupassant les aime bien au fond et il a été tendre et sensible aux difficultés quotidiennes des catins. Il a eu l'originalité géniale de les racheter par le patriotisme, donnant ainsi un nouvel élan au thème rebattu de la fille au grand cœur. Il a su rendre ses héroïnes très vivantes et a admirablement joué de l'ambivalence du thème prostitutionnel, thème tragi-comique, dont le traitement littéraire ne pouvait qu'être double lui aussi : réaliste et symbolique, pessimiste et optimiste. Personnage ambigu, la fille est le reflet des fantasmes de son créateur, la prostitution cristallisant les angoisses fin de siècle. La fille est dangereuse ; elle est synonyme de sensualité bestiale, de syphilis, de succubat. La représentation du monde marginal des filles publiques sert surtout de repoussoir pour ridiculiser la bourgeoisie.
    Au terme de cette étude, on constate que dans l'œuvre entière de Guy de Maupassant la fille agit comme un « catalyseur », rendant les différents genres plus proches malgré leur forme littéraire indépendante. Ses écrits, en particulier son théâtre et ses nouvelles, ses romans aussi, annoncent, par leur contenu plus que par leur forme, une décadence fin de siècle. Les prostituées, généralement personnages secondaires, n'en occupent pas moins une place de choix et jouent un rôle non négligeable dans l'intrigue romanesque. Jamais héroïnes de romans, les prostituées maupassantiennes « s'embourgeoisent ». De la simple fille des rues à l'étrange tombale, toutes les sortes de filles sont représentées dans son œuvre fictionnelle et dans ses chroniques journalistiques, qui s'inscrivent dans la civilisation du XIXe siècle dont elles sont le reflet fidèle. Mœurs de province et vie parisienne, querelles politiques et guerre de 1870, maintes questions de son temps ont intéressé l'auteur de Boule de suif. Celui-ci apparaît tour à tour misogyne et féministe. Maupassant se présente comme un auteur vivant, actuel et ami des femmes. Le concept de « femme moderne », dépourvue de tabous et qui prend des initiatives en amour, est la preuve que notre auteur, contrairement aux écrivains célibataires de son temps, avait une misogynie modérée. Il ne traite pas la prostituée comme un être à part mais lui redonne son statut de femme. Elle est décrite dans un système de personnages dont elle contribue à faire tomber le masque. La prostitution n'est plus limitée aux bas-fonds mais atteint tous les milieux comme le montrera Proust dans La Recherche. Finalement, Maupassant a décrit les prostituées en homme du monde.