Souvenirs d'un liseur de nouvelles(1)
par René GODENNE

Ne suivez pas la mode.  Inventez-la.
Frank Capra

(1) Si le lecteur désire en savoir davantage sur l'oeuvre des auteurs cités, il voudra bien se reporter à mes répertoires bibliographiques.  Trois textes ont déjà fait l'objet d'une publication : "Pierre Gripari" (Bulletin de l'Association des Amis de Pierre Gripari, n° 2, mai 1992; "Jacques Sternberg" et "Un Jeu de 18 échecs" (Harfang, la revue de la nouvelle, n° 6, automne 1993) 


 Du même auteur

*Histoire de la nouvelle française aux XVII° et XVIII° siècles, Genève, Droz, 1970 - 2° éd. en 1977

*La Nouvelle française, Paris, PUF, 1974 - épuisé

*Nouvelles de Florian, éd. critique, Paris, Didier, 1974

*Les Romans de Mademoiselle de Scudéry, Genève, Droz, 1983

*Nouvellistes contemporains de langue française, t. I, Villelongue d'Aude, Atelier du Gué, 1983 - épuisé

*Études sur la nouvelle française, Genève, Paris, Slatkine, Champion, 1985

*Nouvelles francophones d'aujourd'hui, Plein-Chant, 37-38, 1987

*Nouvellistes contemporains de langue française, t. II, Villelongue d'Aude, Atelier du Gé, 1988 - épuisé

*Bibliographie critique de la nouvelle de langue française (1940-1985), Genève, Droz, 1989

*Premier supplément à la bibliographie critique de la nouvelle de langue française (1940-1990), Genève, Droz, 1992

*Études sur la nouvelle de langue française, Paris, Champion, 1993

*La Nouvelle, Paris, Champion, 1995 


- TABLE -

Avant-propos
Marcel Arland
Pierre Gripari
Jean Fougère
Jacques Sternberg
Noël Devaulx
Jean-Paul Pellaton
Georges-Olivier Châteaureynaud
Claire Dé
Marie José Thériault
Gilles Pellerin
Christian Congiu
L'affaire Maupassant
Miscellanées
Jean-Loup Trassard
L'Affaire Plein Chant
L'Affaire du Globe
Un Jeu de 18 échecs
L'Affaire de Cerisy-la-Salle
Les Festivals de la Nouvelle à Saint-Quentin
Mes Deux seuls Festivals de la Nouvelle de Langue Française à Quetigny
Les Affaires Epaud
Miscellanées
Les Regrets
Short story (Jacques Fulgence)


Avant-propos

J'ai ressenti à un moment ce besoin de témoigner sur les rencontres, bonnes ou mauvaises, que j'ai faites en tant que "liseur de nouvelles".  J'ai donc rédigé - avec grand plaisir - ce livre de souvenirs, qui, j'en suis conscient, n'intéressera que le petit monde de la nouvelle.  Comme je n'ai jamais pratiqué la langue de bois ni le pieux mensonge généralisé, ce livre ne plaira pas toujours - quoique ... - peut-être parce que je sers une vérité sans fard, à l'état brut.  Mais c'est la vérité de la nouvelle, et j'y tiens.

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Liège, mars 1995


Marcel Arland

Ma seule rencontre avec Marcel Arland date de 1972 : dans son bureau chez Gallimard.  Dès 1958, je lui avais écrit, à plusieurs reprises, au sujet de mon mémoire de licence (à l'Université de Liège), qui lui était consacré.  J'avais été touché par son extrême gentillesse à être à l'écoute de mes questions, souvent élémentaires, sa diligence à me répondre par retour du courrier; la précision et la qualité de ses commentaires m'ouvraient les yeux sur toute une série de facettes de la création littéraire (l'étiquette de "nouvelle-instant" que je lançai par après, me fut inspirée par l'une de ses remarques).  C'est donc tout naturellement que je souhaitai le rencontrer, quand, dans les années 70, je préparais mon étude sur la nouvelle française.  Lors de notre entretien, quelques heures à peine, je ne manquai pas d'être frappé par les longs moments de silence qu'il imposait à son auditeur, au point de le mettre mal à l'aise : c'est depuis ce jour que je décidai de ne plus aborder un auteur un questionnaire sous le bras !  Cet entretien m'a toujours laissé une impression d'inachevé : j'étais devant un homme qui refusait, par modestie vraie, mon admiration pour son oeuvre de nouvelliste.  Par la suite, ce sentiment, qui ne confina jamais à la dévotion, je préférai le lui témoigner dans une correspondance régulière, fidèle, où je l'entretenais de mes nouveaux travaux.  Les lettres reçues étaient attentives, chaleureuses, émues.  C'est ainsi qu'il me proposa de me faire attribuer par l'Académie Française un prix pour un ouvrage qui n'était pas dévolu... à la nouvelle !  (Et la promesse fut tenue).  Lorsque j'appris son décès par la voix si impersonnelle d'un journaliste de la télévision, j'eus ce réflexe, incroyablement professionnel, d'aller inscrire dans mon répertoire des nouvellistes à côté de son nom la date de sa mort.  C'est mon souvenir de liseur de nouvelles le plus triste...

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Pierre Gripari

De Pierre Gripari, je ne garderai que de bons souvenirs.  J'ai découvert assez tard ses nouvelles (le fait d'être publié en Suisse - alors que tant de mauvais nouvellistes le sont à Paris), et elles m'amusèrent aussitôt au milieu de la grisaille de textes dans lesquels j'en venais par moments à perdre mon goût de la nouvelle, ses recueils devenaient des récréations; j'en étais parfois à laisser de côté l'inévitable crayon-annotateur qui ne me quitte jamais.  Je décidai donc de rencontrer cet homme qui n'aimait guère les "professeurs d'oubli" (tout compte fait, n'aurait-il pas raison : ou de la crainte - justifiée - de l'auteur d'être momifié par le discours universitaire...).  Après un échange de lettres, qui n'incitait guère à aller plus loin (chacun, grinçait-il, son boulot : à l'écrivain d'écrire, au critique de critiquer), il me donna, en 1986, rendez-vous chez lui, rue de la Folie Méricourt : une chambre occultée, austère, un lieu de travail conçu pour ne rien révéler de l'être qui y vit; un accueil gentil mais distrait (de m'interroger sur la raison de ma visite !).  Ce ne fut que quand nous nous rendîmes dans un restaurant où il prenait ses repas que la glace se rompit.  Le couscous, qu'il me paya, moi qui déteste le couscous, me fit connaître l'homme, un homme à la mesure de l'oeuvre : truculent, rabelaisien, le verbe haut (ses gros mots lancés à la patronne qui en frémissait d'aise !), érudit, mais pas pédant pour un sou, grand lecteur de nouvelles contemporaines (une rareté), admirateur de M. Aymé, qu'il aurait tant voulu approcher, passionné de littérature anglaise (ah !  ses envolées sur De Grandes espérances).  J'avais trouvé un nouvelliste heureux !  Par la suite, je le revis aux Salons du Livre à Paris, où il avait l'air de se demander, accompagné de son sempiternel parka gris, ce qu'il faisait là, ignoré parmi les vedettes commerciales du moment : Alice au pays des Nuls.  Je l'approchai aussi lors des Festivals de la Nouvelle à Saint-Quentin, où sa mine réjouie contrastait singulièrement avec celle, contractée, de bon nombre de ses confrères, allez savoir pourquoi (les séances de signature, c'est bien, m'avoua-t-il un jour non sans malice, mais cela ne fait pas vendre un livre).  Lorsque je l'invitai, par deux fois, à mes cours à Censier, je me rendis compte que les préjugés, détestables et fondés, qui lui collaient à la peau (entre autres, celui d'extrême droite - lui qui avait été stalinien dans sa jeunesse...), disparaissaient, balayés qu'ils étaient par la simplicité, la chaleur qu'il mettait à parler de littérature, à prôner une conception de la nouvelle basée sur le refus d'un maître-mot : l'ennui.  S'il a toujours répondu présent à mes appels, s'il n'a cessé de m'envoyer ses livres, c'est, je crois, qu'il m'était reconnaissant d'avoir vu en lui, non pas le conteur pour enfants (ils adorent ses textes), mais le nouvelliste, et de contribuer - sans complaisance aucune - à lui donner la place privilégiée qu'il mérite parmi les nouvellistes de cette fin de siècle.  Quand je lui proposai, en 1988, de participer à un collectif d'érotiques, que j'avais conçu pour un jeune éditeur parisien, il ne mit pas plus de quelques semaines pour m'adresser un texte.  Tout Gripari était là.  Fin 1990, il est mort dans une indifférence quasi générale.

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Jean Fougère

Connaissez-vous le n° 22 du quai de Béthune dans l'Ile Saint-Louis ?  (Jadis, Baudelaire y séjourna : pas mal, non ?).  C'est là, dans une petite, mais petite, chambre, sise au cinquième étage, que j'ai eu le grand bonheur de passer nombre de fins de semaines, de 1988 à 1992.  Et ce, grâce à l'obligeance de Jean Fougère (et de son épouse, Paule, extraordinaire figure de femme débordante de vie et de gentillesse).  Locataire de nouvelliste (gratuitement en sus tout un temps) : la nouvelle mène à tout !  Même à réveiller vers 23h00 son propriétaire quand on s'aperçoit que la porte ne s'ouvre pas parce que la serrure a été forcée par un voleur indélicat (Je me rappelle encore, cette fois avec amusement, comment Jean Fougère évoqua ce jour où, à plus de soixante-dix ans, il s'employa à grimper quatre à quatre les rudes volées de l'escalier de l'immeuble car il avait entendu, en rentrant de courses, une voix de femme crier au secours : mais de pousser un ouf de soulagement, lui qui s'imaginait déjà son épouse en danger, quand il réalisa qu'une dispute mettait aux prises un locataire, légèrement demeuré, avec sa bonne à tout faire).  Des auteurs que j'ai approchés, Jean Fougère m'est toujours apparu comme le plus modeste, tellement modeste qu'il en deviendrait effacé - que ne gagnerait-on pas pourtant à relire les belles nouvelles, notamment, de Visite, son premier recueil ?  Plus que quiconque, il a toujours souhaité rester en dehors de l'agitation du cirque parisien, se condamnant à vivre dans l'ombre.  Aussi est-ce une de mes grandes satisfactions que de penser que c'est un peu grâce à moi qu'il s'est remis à exister dans le paysage actuel.  Directeurs de revues ou autres réalisant qu'ils tiennent là un auteur qui donne à ses textes ce grand quelque chose qui manque si cruellement à tant de contemporains (allons, pour une fois, je ne citerai pas de nom...) : le style.  Heureux et sage Jean Fougère : un nouvelliste rare, comme devrait l'être tout nouvelliste, le contraire de ces enragés du spectacle (qu'on enrage d'ailleurs de voir envahir n'importe quel media).  Aussi combien fus-je désolé de l'avoir embarqué dans cette invraisemblable galère de l'affaire Epaud (je la raconterai plus loin).  Mais jamais il ne m'en a tenu rigueur.  Que du contraire.  Il a été jusqu'à présent le seul à me dédicacer un recueil de nouvelles (quels ingrats quand même les autres...).  Le fréquentant assez régulièrement, c'est avec lui que j'ai pu le plus volontiers entrer dans le quotidien d'un moment de la vie littéraire d'un siècle.  L'entendre parler de M. Arland (qu'il n'aimait pas), Fr. Mauriac, M. Blondin, H. Bazin, R. Sabatier, M. Druon et tant d'autres, était passionnant : tout un pan du passé resurgissait pour moi (car il est évident que ses souvenirs littéraires Jean Fougère ne les publiera jamais).  Il y a des moments où verser un loyer rend propriétaire.

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Jacques Sternberg

Il m'aura fallu attendre 1991 pour rencontrer Jacques Sternberg.  De plusieurs côtés, on m'avait prévenu : il ne répond pas - je n'ai jamais compris, ni admis, cette incorrection des écrivains vis-à-vis de leurs lecteurs, si peu nombreux de surcroît pour la plupart d'entre eux, mais c'est une - mauvaise - règle : sur les 351 auteurs contactés au fil des ans 143 n'ont pas jugé donner suite, comme si le fait d'être publié, c'est-à-dire de lire son nom sur une couverture, constituait la fin en soi (une opinion plus répandue qu'on ne le croit et que j'ai eu souvent l'occasion de vérifier).  Je ne m'étonnai donc pas de ne pas recevoir de réponse aux lettres que j'adressai à Jacques Sternberg par l'entremise de ses maisons d'édition (Un jour, au sortir d'un cours, je l'avais entr'aperçu boulevard Saint-Michel, alors que je venais précisément de commenter certains de ces récits brefs dont il s'est fait une spécialité, mais, assez sottement, il était en compagnie d'une jeune et jolie personne, je n'avais pas osé l'aborder).  Ayant obtenu son adresse personnelle, je décidai une ultime tentative mais pas n'importe comment : connaissant la réputation du personnage, un de ces auteurs, il y en a d'autres, Daniel Zimmermann, par exemple, qui mettent un point d'honneur à s'appesantir, à la limite de la complaisance, sur leurs débuts difficiles où les échecs succédaient aux échecs, je lui signalais que j'avais découvert, et lu, à la Bibliothèque Royale à Bruxelles, ses premiers recueils publiés dans les années 1940 en Belgique, à présent introuvables.  Peu de temps après, je recevais une lettre : impossible, n'est-ce pas, de ne pas faire la connaissance d'un lecteur rare comme moi !  Rendez-vous alors fut pris pour venir tel jour, telle heure, s'entretenir avec mes étudiants.  Mais, à la date prévue, pas le moindre Jacques Sternberg.  Pas de mot d'excuse non plus.  Il faut croire que je tiens à l'oeuvre; je m'obstinai, repris contact et proposai un nouveau rendez-vous.  Mais prudent, je réclamai une rencontre "préparatoire".  Ce sera au Select, à Montparnasse comme chacun sait.  Je dois ignorer qu'il est plus facile à Paris de se déplacer en voiture qu'en solex (l'engin mythique de notre homme); toujours est-il qu'il me fit attendre une bonne demi-heure, non seulement moi, mais une autre personne qu'il avait invitée en même temps !  Il faut croire décidément que je suis prêt, quand il s'agit de nouvelliste, à avaler toutes les couleuvres.  Mais ces péripéties, agaçantes, convenons-en, furent oubliées quand Jacques Sternberg se mit à raconter son enfance anversoise, ses débuts littéraires, ses activités de toutes sortes (ah !  la série des Chefs d'oeuvre aux éditions Planète), son amour de la science-fiction américaine, ses réticences à la psychologie romanesque, son rejet des oeuvres à la mode, etc.  Des séquences d'une vie, mais oui des nouvelles d'une vie, défilaient devant moi, et c'était assez passionnant (par la suite, lorsque je le revis, ce fut avec le même plaisir que j'écoutais s'emballer, même quand il ne parlait pas de littérature, de sa Normandie par exemple, et Trouville, et Honfleur, de cinéma encore et de sa passion, que je partage, pour Errol Flynn).  Quand il m'invita à déjeuner, moi et cette tierce personne (qui se croyait auteur bien qu'elle n'ait encore rien publié), il m'avoua, avec une candeur désarmante, qu'il n'avait pas d'argent (carte de crédit, il ne connaît pas).  Bon prince (la tierce personne, il est vrai que c'était une femme, ne broncha pas), je réglai l'addition : 300 F (hum...).  On n'aura pas grand peine à imaginer dans quel état de fébrilité j'étais à l'attendre un mois plus tard pour l'amener devant mes étudiants.  Mais il fut ponctuel et malheureusement fidèle à lui-même puisque je dus, à nouveau bon prince, lui payer un café : il n'avait cette fois pas de menue monnaie (reconnaissons que le mal était moindre).

L'heure trente écoulée de cours (les étudiants furent enchantés : l'homme, très charmeur, sait se faire pardonner beaucoup, et le nouvelliste excelle à révéler quelques secrets de son art, par exemple, cet impératif de la chute, clé de voûte de ses récits), il me proposa de déjeuner dans un restaurant voisin.  Aussitôt lui fis-je, et sans vergogne, le grand jeu de celui qui avait oublié son chéquier (ce qui était évidemment faux), mais il me rassura : il avait bien avec lui un gros billet.

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Noël Devaulx

De Noël Devaulx je possède une vingtaine de lettres qui s'échelonnent de 1978 à 1988 (toutes datées des années paires !) : à l'occasion d'une première enquête auprès des nouvellistes (parue dans ma Bibliographie), au sujet de sa participation au t.I des Nouvellistes contemporains puis au numéro de Plein Chant.  Je tenais là un "collaborateur" fidèle, un auteur d'autant plus attentif à mes efforts de promotion d'un genre que transparaissait, au fil des confidences, une tristesse certaine de se voir peu connu, lui qui est pourtant un serviteur assidu du récit court ("Je me sentirais bien incapable d'écrire un roman.  D'ailleurs je n'y ai jamais songé.  La nouvelle s'est toujours imposée à moi.", déclara-t-il un jour).  Les signes de reconnaissance étaient assez touchants : c'est ainsi qu'il fit rechercher dans les caves de chez Gallimard des exemplaires (vraiment) défraîchis de L'Auberge Parpillon et de Sainte Barbegrise, qui sont devenus introuvables; il fut encore un des rares auteurs vivants publiés dans mes collectifs à me remercier (c'est entendu, je n'oeuvre pas pour le remerciement, mais quand même : n'est-ce pas Daniel Boulanger, André Stil et consorts...).  En Noël Devaulx, je tenais le parfait exemple de l'auteur qui, parce qu'il a choisi délibérément de s'exprimer par la nouvelle, qu'il n'est pas en outre disposé, comme nombre de ses confrères (cherchez les noms plus loin...), à faire du bruit, autour de son nom, se condamne, à son corps défendant, à exister à l'écart (ce ne sont jamais les bons articles dont il bénéficie dans la grande presse, comme s'il s'agissait de réparer une injustice dont on se moque finalement, qui lui ont amené des lecteurs).  En vacances dans la Drôme en juillet 1987, je saisis l'occasion pour le rencontrer non à Nyons où il s'est retiré mais en Ardèche, dans sa maison de Saint-Romains de Lerps, une ancienne ferme cossue, perchée dans la montagne (avec vue sur le Ventoux), si isolée que, malgré un plan dessiné par son propriétaire (quelle attention !), j'eus grand mal à la dénicher.  L'accueil qui nous fut réservé, à ma compagne et moi, fut affable (Madame Devaulx est une excellente cuisinière).  S'ensuivirent, à l'image du lieu (et peut-être de l'homme même), de ces heures calmes dont on aime profiter.  Et la littérature dans tout cela ?  Noël Devaulx y venait.  De me dire ses regrets d'avoir participé à Apostrophes lors d'une émission consacrée à la nouvelle mais mise, comme avec le plus grand soin, en plein mois d'août.  De contester cette image de lui que l'on cherche à imposer (moi le premier), savoir qu'il est un auteur de récits fantastiques alors qu'il se considérerait plutôt comme un observateur de l'étrange.  Me rappelant ma lettre où je lui réclamais un texte pour Plein Chant, il m'avoua qu'il avait été assez choqué de lire que je ne souhaiterais pas recevoir de fonds de tiroir (je reviendrai sur cet épisode, qui m'amuse toujours beaucoup quand j'y repense et qui me valut ailleurs de beaux déboires), qu'il avait donc été tenté de ne pas répondre, mais qu'en réfléchissant bien il en avait trouvé mais oui des fonds de tiroir !  Quelle récompense pour moi, cet aveu.  Non de savoir qu'un écrivain conserve des fonds de tiroir (ce que personne ne devrait ignorer), mais d'entendre un auteur consacré, et non sans humour, le reconnaître.  Quelle leçon pour la cohorte de gros menteurs qui soutiennent le contraire.
Par la suite, Noël Devaulx continua à m'adresser, dédicacés, ses nouveaux recueils, mais il ne m'a plus écrit, je ne sais pourquoi.

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Jean-Paul Pellaton

Il existe des points communs entre Jean-Paul Pellaton et Noël Devaulx.  Un même nombre de lettres : vingt.  Une correspondance qui se poursuit (encore plus) fidèlement depuis 1974 (avec des années d'échange "fastes" : 1975, 1986, 1987).  C'est en août 1974 que Jean-Paul Pellaton m'écrivit pour la première fois à l'occasion de la sortie de mon étude aux P.U.F.  Sa lettre me permettait de découvrir un auteur que je ne connaissais absolument pas.  Qui le connaît d'ailleurs, en dehors de sa Suisse natale ?  Jean-Paul Pellaton, c'est à la fois, pour la discrétion et la modestie, Jean Fougère et Noël Devaulx réunis; même plus, j'ai rarement eu, presque à en être gêné, de correspondant plus respectueux.  Avec cette première lettre, j'avais encore la révélation d'un auteur qui lisait les autres nouvellistes : l'exception, avec Marcel Arland, Pierre Gripari ou Christiane Baroche, qui infirme cette boutade de Jules Renard, qui m'a toujours ravi : "Les auteurs ne lisent pas les ouvrages de leurs confrères, ils les surveillent."  Dès ce moment, Jean-Paul Pellaton se tint régulièrement informé sur mes travaux (c'est mon meilleur acheteur !; à l'instar de tous les Suisses avec qui j'ai traité, il répond par retour du courrier, et curieusement sur du papier à lettres ligné), comme si l'auteur qui avait pensé avant moi à écrire une histoire de la nouvelle au XX° siècle concrétisait ce projet à travers mon entreprise.  D'où une sorte d'empressement, qui ne s'explique que par cette attitude, à répondre présent à chacune de mes demandes. Croyez que je ne tire aucune vanité de ces collaborateurs sûrs : il m'a toujours semblé que si j'avais été nouvelliste (ce que je ne serai jamais), j'aurais réagi de la sorte.  Ma seule rencontre avec Jean-Paul Pellaton remonte en juillet 1975.  Profitant de vacances passées dans les Alpes avec mon fils et ma fille, il m'avait invité chez lui à Delémont dans le Jura.  J'ai gardé de notre arrivée un souvenir amusé.  S'imaginant sans doute avoir affaire à un grave et engoncé professeur (ce que devaient laisser supposer mes austères travaux initiaux, que je ne renie pas), il m'attendait, plein de déférences, en costume et cravate (ah! ces complexes idiots devant les universitaires).  Or il faut savoir qu'il est mon aîné et que je débarquai en jeans, au volant d'une vieille 2 CV cabossée, avec deux enfants plutôt débraillés !  La belle entrée en matières.  Mais Jean-Paul Pellaton se révéla un hôte charmant, sa femme s'occupant avec gentillesse de ma petite famille, en la nourrissant plus qu'il le fallait.  Quant à moi, je passai des heures intelligentes avec un lecteur averti, curieux, attentif, mais qui ne s'avisait pas de porter de jugements définitifs sur cette nouvelle qu'il pratique si bien, nanti en plus d'une bibliothèque, qui, à cette époque, me fit rougir de la mienne.  Cet homme était une mine de renseignements (j'ai beaucoup appris sur la nouvelle suisse), ayant entassé peu à peu, par amour pour la nouvelle, une masse de documents (pourquoi ne les avoir jamais utilisés? lorsque je pense aux prétentieux de notre époque qui n'ont pas le centième de son savoir et qui s'érigent en censeur...).  Il me fit notamment découvrir la perle de sa collection : la série des douze volumes des Mille Nouvelles Nouvelles, cette revue mensuelle du début du siècle (1910-1912) qui se voulait le miroir mondial de la nouvelle de l'époque, et que j'ai tant cherché, par la suite, à me procurer.
J'ai essayé, à plusieurs reprises, de rencontrer à nouveau Jean-Paul Pellaton, mais Delémont est loin et il se déplace peu.  Dommage.

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Georges-Olivier Châteaureynaud

Tout comme moi, Georges-Olivier Châteaureynaud est un familier des Puces (il fut brocanteur à la Porte de Vanves... un de mes lieux de prédilection, ma compagne vous le dira avec un de ces soupirs), un grand amateur aussi de bandes dessinées, appelé dans notre jargon du neuvième art bédéraste (je le croisai ainsi à des Conventions parisiennes, ces Salons que je préférerai toujours aux autres); nous avons encore en commun une sainte horreur de l'avion (mais lui ne l'a jamais pris).  Voilà des traits qui me rendent proche un homme, qui, sous des dehors sévères, est la cordialité même.  Et puis un auteur qui est un bédéraste (j'insiste) ne saurait m'être que sympathique.  Cela fait tellement peu sérieux !  (Est-ce un hasard si la réciproque est vraie ?).  Je le revois avec beaucoup de plaisir aux Festivals de Saint-Quentin, aux Salons du Livre à Paris ou à la remise du Prix de la Renaissance de la Nouvelle à Ottignies : impossible de la manquer avec sa grande taille, sa chevelure abondante (avec Pierre Gripari, il est le seul que mes étudiants aimaient aborder).  Si, parmi les nouvellistes français actuels, il est celui que je recommande volontiers, c'est évidemment pour d'autres raisons.  La principale demeure que ses sujets me sortent de l'ordinaire, réaliste ou psychologique, si ennuyeux ou si commun, de tant de ses collègues : et son univers, ton, effets, style, que patiemment il crée (contrairement à beaucoup, il n'a jamais rougi du titre de conteur), est unique, à l'instar de ses grands prédécesseurs (Marcel Arland, Marcel Aymé, S. Corinna Bille, Pierre Gripari, Paul Morand...).  Le meilleur souvenir que je garde de lui, c'est sa venue à un de mes cours, en 1988, où, pour la première fois, il se laissa aller à "disserter" sur la nouvelle (ce qu'il avait toujours refusé : étonnant de constater comme les bons nouvellistes contemporains sont peu dogmatiques), à s'exprimer sur une conception de la littérature fondée sur le refus de toute mode, de tout cliché, persuadé que le nouvelliste ne raconte des histoires que pour mieux se raconter lui et que c'est à ce prix qu'il interpellera son lecteur : tout le contraire d'un "faiseur" de nouvelles comme Daniel Boulanger.  Mes rencontres avec Georges-Olivier Châteaureynaud, c'est encore ce beau texte consacré par lui, dans le n° 16 de Roman, à L'Invention de Morel de A. Bioy Casarès.  La découverte, tardive de ce livre extraordinaire (cela fait longtemps que je ne lis plus - malheureusement - que des auteurs français) eut cette conséquence de me persuader que les textes de Georges-Olivier Châteaureynaud, trop peu connus, sont bien à la hauteur des oeuvres des meilleurs conteurs sud-américains.  J'aime des gens comme lui qui me rappelle le plaisir de lire par plaisir.

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Claire Dé

Un homme qui fait pleurer une femme : quel spectacle désolant, n'est-ce pas ?  Mais comment va-t-on le qualifier quand il s'agit d'une femme écrivain que son interlocuteur (en l'occurrence, moi), dans un café, à une heure d'affluence, amène à s'effondrer en larmes ?  C'est le souvenir embarrassant que je garde de ma première rencontre avec Claire Dé.  C'était fin 1986 dans cet endroit à la mode nommé Café Beaubourg (ce monument de laideur fonctionnelle qui est une offense au café parisien).  Ayant lu, en son temps, un recueil écrit en collaboration avec sa soeur jumelle Anne Dandurand, mais ignorant que Claire Dé vivait à Paris, j'avais contacté, au sujet du collectif de Plein Chant, un éditeur à Montréal, qui avait fait parvenir ma lettre à Anne, qui avait accepté de m'envoyer un texte, qui avait prévenu sa soeur, qui m'avait alors téléphoné par me marquer elle aussi son accord et souhaiter me voir.  En présence de Claire Dé, je réalisai, un peu tard, que j'allais recevoir non pas un texte mais deux (ce qui n'était pas prévu au programme).  Quand Claire Dé comprit à son tour qu'un texte serait de trop, elle s'imagina, Dieu sait pourquoi, que ce serait le sien.  D'où le drame évoqué plus haut : vous n'allez pas, vous aussi, me préférer ma soeur ?  Et quel drame : elle toute frêle (mais mignonne), et moi, rouge de confusion.  Et les gens qui nous dévisagent.  Et son chien-nain, Clovis il s'appelle (je n'aime pas les chiens), qui n'a pas l'air d'apprécier.  Heureusement qu'on ne m'appelle pas pour rien le "souteneur de la nouvelle" : la belle affaire, mon collectif, lui jurais-je, pèsera un texte de plus !  Claire Dé ne m'en voulut pas.  Par après, ayant lu tout le bien que je pensais de ses nouvelles, dans une interview accordée à une revue québécoise, encore dans ce même café (ah! les goûts que m'imposent les nouvellistes), elle m'embrassa (sur la joue).  Imaginez le spectacle : moi qui en restais bleu, elle, toujours mignonne, toute d'extravagance vêtue (chapeau, voilette, bijoux, invraisemblablement excentrique : Claire Dé est sans conteste une de ces femmes qu'on remarque...).  Par la suite, lors de nos rencontres ultérieures, dans sa correspondance, c'est cette spontanéité, cette nature franche et directe - le lot des Québécois que j'ai approchés - que je retrouve chaque fois.  De m'avouer ainsi - mais chut - comme elle rédige ses textes si sulfureusement érotiques (à côté desquels ceux de Régine Desforges sont d'insignifiantes niaiseries).  De me plaisanter encore sur ce que son compagnon ne voyait pas d'un bon oeil nos entretiens, me soupçonnant (!) de l'approcher pour d'autres raisons que littéraires.  De fait, une femme qui dénude autant les fantasmes féminins est un bel objet de curiosité, mais passons.  Voilà tout ce qu'il m'est permis de dire de Claire Dé, cette Québécoise déracinée, et à Montréal (elle ne supporte plus son climat : elle n'a pas tort) et à Paris (où, malgré un Prix Stendhal de la Nouvelle, en 1989, elle n'a toujours pas convaincu la critique journalistique française).

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Marie José Thériault

Comme Claire Dé, Marie José Thériault (sans trait d'union entre les prénoms, s'il vous plaît) est une auteure (je ne me ferai jamais à ce féminin prôné par les Québécois).  Mais elle, je ne l'aurais pas fait pleurer.  Dès notre premier contact, j'appris à connaître son caractère difficile (elle a longtemps foudroyé de ses critiques, aux Lettres Québécoises, les médiocres écrivains que sont plusieurs de ses compatriotes).  Lorsque je la conviai à participer au collectif de Plein Chant, elle m'imposa de répondre à une liste, en sept points, de demandes, d'éclaircissements, dont je ne résiste pas à détailler le sixième : "Il me semble aussi essentiel de prévoir une lettre d'entente qui préciserait le cachet visé (soit S100 ou S150 dollars); la date du paiement; le délai pendant lequel l'auteur s'engage à ne pas utiliser son texte ailleurs; la mention du propriétaire du copyright; le nombre d'exemplaires remis gratuitement à l'auteur participant; le tirage; les délais de publication; les autres conditions." (?) (lettre du 6.XI.1986).  Comme à Plein Chant on aurait été bien en peine de payer quoi que ce soit, et je passe sur les autres desiderata parfaitement incongrus pour un petit éditeur français, je dus m'employer, après avoir refréné un juste mouvement d'humeur - à part elle, personne n'avait réclamé de l'argent - à la convaincre de travailler pro Deo.  De toute façon, la nouvelle n'a jamais nourri ses vrais partisans (les faux, les Mallet-Joris, Sagan et consort, oui).  Mon séjour, en janvier 1991, à Montréal corrigea très heureusement cette opinion un peu négative que j'avais de Marie José Thériault.  Avec Jean-Pierre April, un de mes anciens étudiants québécois en 1969 (!), elle fut la seule à accepter d'intervenir dans le cadre d'un séminaire que je dirigeais à l'Université de Montréal sans exiger de rétribution.  Trouvant là sans doute une belle occasion de se démarquer quelque peu d'une corporation jugée à présent trop affairiste.  Quand elle me reçut chez elle, un appartement où elle aménageait, je dus sacrifier à la couleur locale : enlever mes bottes (la neige !), et de prendre le café, et de parler de son défunt père, Yves Thériault, ce grand nouvelliste, ignoré de ce côté de l'Atlantique, que j'aurais aimé rencontrer, et de débattre des choses de la littérature... en chaussettes.  Mais tous mes efforts pour ne pas salir ce nouvel antre de création furent réduits à néant : au moment de partir, j'oubliai, en bon Européen, de remettre mes bottes au dehors, d'où hélas ! des taches sur le parquet, d'où et oui ! la belle et verte remarque.  Mais je ne lui en tins pas rigueur.  Je ne manque pas une occasion de recommander le nom de cette Québécoise, qui rêve de s'installer en Italie.  Il est vrai que j'ai reçu ma récompense : elle aussi m'a embrassé (sur la joue : deux fois), et elle assure que je suis son meilleur attaché de presse.

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Gilles Pellerin

Terminons cette suite québécoise par un auteur, Gilles Pellerin, que je connais depuis 1984, et dont je suis le témoin, privilégié, d'un parcours exemplaire de défenseur et d'illustrateur de la nouvelle.  Mieux que moi certainement, mérite-t-il le titre de "souteneur de la nouvelle".  Nouvelliste, il fut le premier Québécois à accepter de collaborer au collectif de Plein Chant, et sans la moindre réserve; mon seul problème : une curieuse question de vocabulaire américano-québécois (voir sa lettre p.     ).  Critique littéraire, il se singularise (et c'est tant mieux) de ses compatriotes en refusant de s'enfermer dans sa "Belle Province".  Lorsque, à l'occasion d'un dossier sur la nouvelle (dans la revue Nuit Blanche en 1986), il invita des Francophones à élire le recueil de nouvelles qu'ils emporteraient sur une île déserte (1), je lui en voulus d'avoir songé le premier à ce test : car choisir un recueil plutôt que l'inévitable roman quel pied de nez à celui-ci ?  Éditeur, il a décidé de ne publier que des textes courts.  Par cette audace, qui confine à la franche inconscience si l'on considère l'éternel non statut commercial du genre, il concrétise d'une certaine manière un de mes rêves : créer un espace littéraire/critique réservé à la seule nouvelle.  J'ai rencontré plusieurs fois Gilles Pellerin : en 1990, en plein hiver canadien, où, malgré une tempête de neige que l'Européen frileux que je suis n'appréciait guère, il avait fait le déplacement de Québec à Montréal pour me voir; en 1991, au festival de Saint-Quentin, où sa gentillesse ne lui fit que des amis; et depuis quelque temps à tous ces colloques sur la nouvelle (à Louvain-la-Neuve en 1994, à Dublin en 1995, où il ne manque pas de représenter la nouvelle québécoise, et de servir tout à la fois la nouvelle francophone.  Un peu, il me ferait aimer les éditeurs !  Malgré notre différence d'âge (je commence, hélas, à être l'aîné de beaucoup), c'est lui dont je me sentirais le plus proche de culture.  Pour lui, j'éprouve une sympathie vraie, qui pourrait devenir complicité si un océan ne nous séparait.  Gilles Pellerin, ou la fraternité de la nouvelle.

(1) Mon choix s'était porté, et se porterait encore, sur Il faut de tout pour faire un monde de Marcel Arland (1947)

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Christian Congiu

J'ai rarement côtoyé quelqu'un d'aussi hanté par la nouvelle que Christian Congiu.  Quelqu'un d'aussi malheureux surtout, parce que, après tant d'années d'écriture, il n'a pas encore acquis le moindre statut de nouvelliste.  Ses textes paraissent régulièrement en revue; il en a dirigé une de 1985 à 1991; il participe à de nombreux jurys de concours de nouvelles; il a fondé, la belle idée, le premier mensuel de la nouvelle (en octobre 1991, devenu trimestriel en 1994 : l'entreprise était périlleuse); néanmoins il n'a toujours pas réussi à être publié chez un éditeur digne de ce nom (comptons pour peu, hélas pour lui, sa collaboration avec Ph. Epaud : je dirai pourquoi p. 31).  D'un tempérament passionné, excessif (il s'arroge le droit - puéril - de maître à penser), en rage contre beaucoup (il s'estime persécuté par le monde parisien de l'édition), parfois maladroit (invité à un de mes cours à Paris III, il s'est même disputé avec une de mes bonnes étudiantes), il n'est pas loin d'être un cas tragique.  C'est qu'il n'a pas encore compris (mais comprendra-t-il un jour ?) que pour attaquer un système il faut d'abord entrer dans ce système.  Et pourtant j'aime bien Christian Congiu.  Ses colères, ses indignations sont vraies; son rôle de promoteur de la nouvelle n'est pas négligeable; ses textes, de qualité, mériteraient d'être publiés dans de bonnes maisons, et ce en lieu et place de tant de mauvais titres qui paradent dans les principaux catalogues actuels.  Cela fait tellement d'années que j'assiste, impuissant, à ce mauvais drame, et j'en viens à me dire que la nouvelle est une croix lourde à porter...  Depuis, il me bat froid, lassé sans doute de mes attaques contre ce ghetto où il s'est enfermé.

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L'Affaire Maupassant

Cela faisait longtemps que me trottait dans la tête cette remarque acide d'Edith Thomas, datée de 1954 : "Si Maupassant, si Tchekhov revenaient sur cette terre, ils ne trouveraient vraisemblablement pas, en France, d'éditeur."  Comment imaginer, voyons, pareille chose ?  Ce serait impensable.  Quoique, comme dirait Raymond Devos...  J'eus donc l'idée, fin 1990, de monter de toutes pièces un canular, dont je ne suis pas fier au vu de ses résultats.  Je fis envoyer par la belle-mère de ma fille, qui le signa, un texte de Maupassant au concours de nouvelles d'Evry 1991 (dans mon esprit, il n'était pas question de l'adresser sous mon nom : trop suspect, mon refus d'écrire la moindre nouvelle étant connu), et à cinq revues de nouvelles : L'Encrier Renversé, NYX, XYZ, Taille Réelle, Nouvelles Nouvelles (manquait à l'appel Brèves, la plus ancienne : je ne me sentais pas capable, je l'avoue, de gruger des éditeurs qui m'avaient toujours fait confiance).  Le texte de Maupassant, Regret, tiré du recueil Miss Harriet, rapporte l'histoire suivante : un homme, à la fin de sa vie, réalise que la femme d'un ami, aimée en secret depuis toujours, aurait cédé à ses avances s'il avait été plus entreprenant.  Pour, croyais-je, brouiller les pistes, j'avais changé le titre (devenu Tristesse), les noms des trois protagonistes et des termes trop "français" comme "lycée", "préfecture".  Le temps passa.  Certains accusés de réception me laissèrent déjà perplexes : pour Nouvelles Nouvelles et Evry, il fallait de toute urgence envoyer une seconde copie; pour Nouvelles Nouvelles et XYZ, il était vivement conseillé de s'abonner à la revue; pour XYZ en outre, il était exigé d'acheter d'anciens numéros d'une valeur de dix dollars (la commande, partie en mars 1991, n'a jamais été honorée !).  Le temps passa à nouveau.  Vint alors le moment si attendu de la sanction des comités de lecture.  Et ce fut la catastrophe !  A l'exception de L'Encrier Renversé qui acceptait (je dévoilai à G. Charpentier, son directeur, la supercherie, et sa réponse ne manque pas de piquant : voir p. 44), les autres exprimaient un refus sans appel.  Les bras m'en tombaient à lire les raisons invoquées.  Passe encore pour Taille Réelle, fermé au pathétique du texte, mais que penser des rapports des deux lecteurs de Nouvelles Nouvelles (il y eut donc six refus pour un accord).  Pour le premier, "l'écriture, la fin manquent de force qu'on regrette"; pour l'autre, "Il faut absolument donner à ce texte, qui a une réelle profondeur (ouf !), une dimension littéraire (!) en le débarrassant des faiblesses d'expression qui le gênent", et de conclure sur un superbe "Courage !"  Assez incroyable n'est-ce pas quand on songe au manque de jugement de ceux qui se prétendent/prétendaient (Nouvelles Nouvelles a cessé - heureusement - ses activités) les maîtres à juger de la nouvelle contemporaine (à Evry, le texte n'a même pas été retenu sur les 1037 mis au concours).  Et de rester coi quand cette incompétence se double d'une prétention inqualifiable : le rédacteur en chef de NYX de m'avouer ainsi, fin 1991 à Evry, que même signé Maupassant le texte n'eût pas été repris.  Un ami à qui je racontai toute cette (triste) affaire, avança que j'aurais dû pousser la plaisanterie plus loin et soumettre Boule de suif, rebaptisé par exemple Pâté de suif...
L'affaire me parut trop énorme pour ne pas être portée sur la place publique.  Je fis donc parvenir un dossier à L'Événement du Jeudi, qui en rendit compte dans son numéro du 19-25 décembre 1991 - avec la relation d'un autre canular peut-être encore plus énorme : un libraire de Versailles avait proposé aux grands éditeurs parisiens un ensemble de poèmes de Rimbaud, qui, en pleine année de sa commémoration, se virent proprement interdits de publication !  Sans commentaire.
 

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Miscellanées

De bons souvenirs, ce sont encore dans le désordre, ces quelques personnes, ces quelques rencontres qui donnent tout son sel à mon quotidien de liseur de nouvelles.

Martine et Daniel Delort, mes fidèles éditeurs de fiction depuis 1978.  Qui m'ont toujours laissé une totale liberté dans mes choix de noms ou de textes (à charge de revanche, je n'ai jamais voulu intercéder auprès d'eux pour l'une ou l'autre recommandation).  Qui m'ont soutenu dans l'"affaire Trassard" (Voir plus loin p. 20).  Qui ont pris des risques financiers en publiant mes trois anthologies de Nouvellistes contemporains de langue française (je me demande qui d'autre aurait accepté : les "petits" éditeurs de nouvelles, ce quasi quart monde de l'édition).  Certes, ils ne payent pas (très) bien, ils m'exaspèrent à répondre aussi tardivement à mes lettres, se pressent encore moins de publier, mais je ne leur en veux pas : ils servent la nouvelle, et ne s'en servent pas comme certains à des fins personnelles.

Des nouvellistes malheureux, publiés sans problème dans des revues ou journaux mais qui ne trouvent pas d'éditeur, en ai-je croisé.  Après Christian Congiu, Michel Marx en est (désolé pour lui) le meilleur représentant.  Cela fait maintenant des années que je côtoie ce jeune homme sympathique, que j'assiste à ses tentatives ratées de placer ses textes.  Quel navrant spectacle ce jour où je l'ai vu, à un Salon du Livre à Paris, devenir positivement malade à se fixer sur les séances de dédicaces des "vedettes" du moment.  Et je ne parviens pas à comprendre pourquoi pas lui : quand on consulte (il n'est pas nécessaire de lire) les titres actuels de chez Gallimard, Denoël ou autres Seuil...  Mais à propos Rimbaud ne vient-il pas d'être refusé par ces mêmes éditeurs ?

J'ai rarement eu l'occasion de pénétrer dans la demeure de nouvellistes.  Celle dont je garde le souvenir le plus ému est l'appartement de la rue du Bac de Marcel Brion.  En décembre 1988, sa veuve m'y reçut en toute simplicité (je cherchais des inédits).  Rarement ai-je senti la présence physique des livres : ils étaient partout, entassés sur des rayonnages montant au plafond (qui est haut), envahissant chambres, bureau, couloirs (je ne suis pas allé dans la cuisine !).  Ce qui aviva encore plus mon regret de n'avoir pas pu approcher le maître, toujours présent, de ces lieux.

Derniers venus dans ce palmarès des bons souvenirs :

Lise Gauvin, dont j'ai fait la connaissance à l'Université de Montréal, que je revois avec plaisir à Paris.  Mon exact contraire : professeur, exégète de la nouvelle mais qui écrit des nouvelles (elle ne peut pas être - ouf ! - une auteure et elle déclare fermer la porte à toute théorie lorsqu'elle écrit).  Comme son premier recueil est prometteur (quel démenti à tous ces mauvais produits de professeurs tentés par l'écriture), j'attends le suivant.

Nicole Fiesbach, la directrice des éd. Alfil, qui, depuis 1993, a créé cette collection de petits livres soignés composés d'une ou de plusieurs nouvelles françaises ou étrangères, toutes de première qualité.  La voilà la vraie propagande pour la nouvelle.  Le voilà le vrai travail de recherches de la part d'un éditeur sur la nouvelle, qui se consacre à faire ressortir tant et tant de titres oubliés ou méconnus (lisez Le Dîner des bustes de G. Leroux, Le Bal masqué de Dumas, La Courte vie de Balthazar Aldramin de H. de Régnier ...)  Et j'enrage de voir le courage de Nicole Fiesbach battu en brèche par ces laides éd. des Mille et une Nuits, qui se contentent de publier pour la nième fois un Poe, un Maupassant ...  Quel plaisir de rencontrer Nicole Fiesbach (elle fait maintenant partie de "la" famille), de la voir porter un regard neuf et si rafraîchissant sur le monde de la nouvelle.  Il y a des moments où je regrette de ne pas avoir son indulgence ...

Joël Glaziou, le directeur de Harfang, la revue de la nouvelle, qui, en 1993, a osé consacré un dossier sur moi (heureusement/dommage que la revue n'a pas une grande diffusion ...).  Sous des dehors un peu sévères, cet universitaire est un authentique serviteur de la nouvelle - et je lui dois d'avoir découvert le plaisir de manger les asperges froides à l'angevine.

Vincent Engel, enfin un Belge !, à qui nous devons déjà en 1993 et le recueil L'Année Nouvelle (1)  (achetez-le pour avoir la joie de connaître les mille et une facettes de la nouvelle francophone de la fin du XX° siècle) et l'organisation d'un grand colloque sur la nouvelle francophone à Louvain-la-Neuve, à qui nous devrons bientôt la création du Promotion Nouvelles, promesse de multiples réalisations dont la revue En français dans le texte.  Avec lui, la nouvelle pourrait bien devenir une opération lucrative.  Comme nous avons la même approche de la nouvelle, loin des diktats des théoriciens, loin des discours fumeux et creux des pseudo-défenseurs du genre, je crois tenir en lui le futur-nouveau patriarche de la nouvelle (voir ci-dessous).  Notre seule différence : il écrit des nouvelles, mais je lui pardonne.

Daniel Walther, que je ne connaissais que par voie épistolaire avant de le rencontrer dans son Alsace natale en 1994.  C'est l'auteur dont je possède le plus de courrier : non seulement pour me faire savoir son impatience à propos du projet Epaud dans lequel je l'avais imprudemment embarqué, mais aussi pour étaler ses états d'âme de nouvelliste - qu'on ne veut plus publier, lui qui était dans les années 80 une locomotive de la science-fiction française.  Serais-je quelque part le "confesseur" de la nouvelle ?

Pour être un bon liseur de nouvelles, il faut être un grand acheteur de livres.  Mais pour cela, il faut un bon portefeuille (combien, à l'heure actuelle, de recueils n'ont-ils pas de chiffre supérieur en argent à leur nombre de pages ?).  Or quand on vit de son traitement de professeur...   D'autant qu'aux yeux du monde de l'édition, on ne représente rien : on a beau mendier les services de presse, on n'obtient rien (quand on songe que parmi les attachées de presse a figuré l'ancienne directrice du Festival de Saint-Quentin...)  Alors on se venge : on n'achète plus que des livres bradés, soldés (surtout à partir de 70 % de leur prix).  On se met en quête des librairies d'occasion, ces cavernes d'Ali-Baba où l'on est toujours sûr de sortir les mains pleines (en dira-t-on autant des autres librairies où dénicher un recueil relève de l'exploit) : le Marché aux Livres à Montréal, les villages du Livre à Redu, à Becherel (quand on passe par Rennes pour aller respirer l'air de l'océan à Belle-Ile), les brocantes de Liège, de Bruxelles, de la Porte de Vanves, les librairies d'Aix-en-Provence, du Quartier Latin (avec en tête certaines de la rue Dante et de la rue des Écoles), et, last but not least, cet endroit magique qu'est le Parc Brassens.  Combien de recueils à peine sortis nantis toujours de leur dédicace, sinon de leur lettre d'accompagnement; combien de recueils des années 1940-1950 aux feuillets non découpés n'ai-je pas découverts ?  Il m'est même arrivé - et il m'arrivera encore - d'acheter des nouvelles au poids, tels ces deux recueils des années 1940 pour 16,50 F...

Quelqu'un vient de me surnommer l'abbé Pierre de la nouvelle : je n'aime pas fort, mais aurait-il raison ?

Il faut croire que j'attire les surnoms : "le boy-scout de la nouvelle", "le vieux routier de la nouvelle", "le missionnaire de la nouvelle" et ce savoureux (c'est du moins ainsi que je l'interprète) "patriarche de la nouvelle" dû à la plume d'un thésard syrien de l'Université de Paris III.  J'avoue préférer celui de "maître", que me décerne la belle et distinguée Carmen Camero, professeur à l'Université de Séville : la récompense suprême !

Deux souvenirs assez cocasses pour terminer.  C'était en 1980 et c'était la proposition du gérant de l'"Amicale des Anciens Membres du Club des Intellectuels Français" (authentique) de décerner un "Grand Prix Annuel Godenne René de la Nouvelle", assorti d'un somme en espèces ou d'une médaille (en argent hélas).  Éberlué, je déclinai l'offre : le dévouement à la nouvelle a des limites !  C'était en 1994 et c'était l'épreuve de lire plus de quatre-vingts textes dans le cadre du Concours Richelieu- Simenon de la Nouvelle (à Liège), épreuve que ne peut supporter un des membres du jury puisqu'il me pria de lui communiquer ma liste des dix textes qu'il fallait retenir ...
 

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 Jean-Loup Trassard

Oeuvrer sur des écrivains vivants n'est pas une sinécure.  Etre liseur de nouvelles contemporaines réserve des surprises désagréables.  Alors que je prétendais au départ me mettre au service de gens, certains d'entre eux, pour toutes sortes de raisons (je plaiderai coupable à l'occasion), ont reçu mon message zéro sur cinq, pire, ont fini par me prendre littéralement en grippe.  Comme je comprends les universitaires qui s'enferment dans le passé ou attendent - avec quel empressement suspect parfois !- la disparition, c'est un euphémisme, de "leur" auteur, auquel ils feront dire, trop souvent, ce qu'ils veulent qu'ils disent eux.  Je les ai donc, depuis une quinzaine d'années, accumulés les mauvais, les pénibles, les ahurissants, les navrants, etc, souvenirs, qui en arrivaient même à me faire oublier les bons moments passés avec les Gripari, Châteaureynaud ou autres.  Et pourtant je ne regrette aucune de ces mésaventures, dont je fus le héros ou le témoin involontaire : inattendues, imprévisibles, surprenantes, elles m'ont appris beaucoup.

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Mon souvenir le plus pénible ?  (On croirait lire, n'est-ce pas ?, un début cher à Maupassant).  Sans conteste, mes démêlés avec Jean-Loup Trassard.

C'est une histoire qui commence sous les meilleures auspices.  Datées des années 1981, ses premières lettres me révélaient quelqu'un de très attentif à mon travail : et de m'adresser des exemplaires dédicacés de ses livres, prêt aux confidences : et de m'apprendre qu'il n'avait pu empêcher le pilonnage de certains décidé par son éditeur, disposé en outre à recommander mon nom : je lui dois d'avoir rédigé la préface aux deux collectifs de nouvelles publiés par Europe en 1981.

C'est une histoire qui prend ensuite vilaine tournure.  Il n'apprécia pas du tout, mais pas du tout, la fiche du Liseur de nouvelles que je lui avais consacrée dans Brèves (1982, n° 6), une fiche censée introduire le texte inédit que Martine Delort lui avait réclamé pour le t.I des Nouvellistes contemporains de langue française.  De m'accuser d'erreurs grossières d'interprétation, de contresens énormes, et j'en passe et des pires.  De me mettre en demeure de refaire cette fiche sous peine de ne pas envoyer le texte.  Assez stupéfait devant une attitude aussi dictatoriale (c'était ma première expérience : depuis je me suis fait une raison), je finis par comprendre les reproches de Jean-Loup Trassard : il n'admettait pas que je considère ses textes comme l'illustration, assez exemplaire, d'une forme neuve de nouvelle que j'ai appelée "nouvelle-nouvelle", soit une forme qui bannit tout récit, toute action, tout intérêt anecdotique au profit d'une seule finalité : le travail sur les mots à partir d'évocations, de descriptions, voire des réflexions sur l'acte d'écrire; il ne me pardonnait pas non plus d'avoir avancé que ses textes exprimaient un retour à la terre (mais qu'y puis-je si cela se voit que Jean-Loup Trassard s'occupe d'exploitation agricole et qu'il élève des boeufs comme il est dit dans toutes les notices le concernant ?).  J'eus beau relire les textes (je les trouvais beaux mais agaçants), je ne pouvais me résoudre à renoncer à mon interprétation.  Il fallut avoir recours à l'arbitrage des éditeurs, qui, plutôt embarrassés, se rangèrent à mes côtés.
 
 

Voilà pourquoi mon t.I des Nouvellistes contemporains de langue française n'a jamais comporté un texte de Jean-Loup Trassard.  (1)

Mais c'est une histoire qui n'est pas finie.  Par une indiscrétion de la directrice du Premier Festival de la Nouvelle à Saint-Quentin (en 1985), j'appris qu'il ne souhaitait pas s'y montrer s'il devait croiser une personne comme moi qui débitait un "tissu d'inepties" sur son compte.  Comme la personne, indiscrète je le concède, n'appréciait pas la production de Jean-Loup Trassard (ouf !), elle ne l'invita pas.  Et j'en restai là avec cet auteur bien chatouilleux.

(1) La fiche a paru dans mes Études sur la nouvelle de langue française, Paris, Champion, 1993, p.65-69

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L'Affaire Plein Chant

Mon souvenir le plus malencontreux ?  L'Affaire Plein Chant sans hésiter.

Après avoir obtenu l'accord, en 1985, de Edmond Thomas, éditeur de la revue Plein Chant, de consacrer un numéro à un florilège de textes de nouvellistes francophones vivants, choisis par mes soins, je me mis à les contacter - se concrétisait là, avec quel bonheur, par objet interposé, mon rêve, toujours inaccompli, d'anthologiste (voir plus loin, p. 25).  Pour ceux que je connaissais personnellement, cela ne posa pas de problème : l'accord, dont je ne doutais pas, était immédiat.  Mais pour les autres, que j'avais choisis (j'insiste), les choses prirent une tournure que je n'avais pas imaginée un instant.  Un scénario catastrophe se mettait peu à peu en place : les uns (huit, dont Alain Nadaud, Roger Grenier) me faisaient faux bond, mais, ce qui est normal, en s'excusant; les autres, plus incorrect tu meurs (six, dont Paul Fournel, J.M.G. Le Clézio) ne répondaient pas - un septième, Jean-Joseph Julaud, avec une candeur désarmante, et qui me désarma, expédia son texte...  un an plus tard comme s'il allait de soi que son accord fût acquis.  Deux nouvellistes en vinrent presque à me faire renoncer  : l'un comme l'autre refusaient leur participation !  Anéanti (qui ne l'aurait été ?), je finis par saisir leurs raisons : ils n'avaient pas apprécié que j'ose manifester le souhait de ne pas recevoir des fonds de tiroir (A me relire, je concède que j'aurais dû être plus adroit, ou moins direct comme on voudra).  Et donc Jehanne Jean-Charles de pousser la méchanceté à me retourner ma lettre, assortie de commentaires fielleux sur mon indélicatesse, qui ne devait m'attirer que des refus, annotée en sus en rouge (les soi-disant fautes d'orthographe que mon écriture déplorable aurait pu laisser supposer).  Et donc Daniel Boulanger, avec lequel j'avais sympathisé au Festival de Saint-Quentin, de persifler sur mon insolence à avoir pensé que lui, le maître incontesté de la nouvelle française d'alors (surtout pour la critique journalistique) puisse conserver des textes de second choix.  Quand on saura que Jehanne Jean-Charles et Daniel Boulanger furent les premiers à me répondre, on imaginera dans quel état d'esprit je reçus la troisième réponse !  J'étais proprement consterné devant les réactions de ces personnes qui se dissimulaient derrière des écrivains que j'apprécie (je n'en ai pas modifié pour la cause le jugement que je porte sur eux dans ma Bibliographie - comme disait Toscanini à propos de Richard Strauss : devant le musicien, je retire mon chapeau, mais devant l'homme je le remets).  Et c'est peut-être parce que j'aime les textes de Marcel Béalu (il figurait aux abonnés absents) que je me décidai, en février 1986, à lui rendre visite dans sa librairie rue de Vaugirard.  De fait, en y songeant, il avait bien reçu ma lettre, mais, il fallait le savoir, il ne répondait pas à ce genre de proposition sans connaître les noms des participants; mais, à propos, en cherchant vraiment, il lui semblait, oui c'est cela, que j'avais parlé, comment donc, de fonds... de fonds de tiroirs, et qu'il avait été choqué.  Je m'expliquai, m'excusai, lui achetai son dernier recueil (je le découvris la semaine suivante à 10 F !), et, quelques jours plus tard, je recevais un texte !  Lorsque l'aventure de Plein Chant se termina (la catastrophe avait été évitée, mais à quel prix puisque je m'étais mis à dos des nouvellistes que je prétendais servir), je n'étais pas au bout de mes peines.

C'est que je connus l'amertume de voir le livre, un bel objet, superbement édité aux dires de beaucoup, passer inaperçu, et ce en raison, je dois le dire, de l'attitude de l'éditeur qui ne se donna pas beaucoup de peine pour le diffuser : ainsi une libraire de Toulouse, dans le cadre des manifestations du Prix du Jeune Écrivain en 1988, en commanda en vain des exemplaires.  Et l'amertume fut grande encore de voir la critique française ignorer l'apport des Francophones à l'entreprise, ce qui constituait, à mes yeux, son originalité car c'était la première fois qu'un florilège était conçu de la sorte.

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L'Affaire du Globe

Mon souvenir le plus ahurissant ?

Le voici - et j'en garantis l'authenticité.

En février 1990, je fus contacté par Véronique Philiponnat, une journaliste stagiaire au mensuel Le Globe, pour une interview en vue d'un dossier qu'elle préparait sur l'état actuel de la nouvelle .  Comme je revenais d'un mois de cours à Montréal et que je comptais me reposer avant de reprendre mes activités à Paris, accord fut pris pour que l'interview se passe, une semaine après, par téléphone de chez moi à Liège.  Une personne charmante (du moins la voix le laissait supposer), polie, attentive, m'interrogea donc pendant plus d'une heure.  Et moi de répondre consciencieusement, d'informer, de livrer dates, noms et tendances, bref de jouer mon rôle de souteneur de la nouvelle.  (Il était évident que l'entretien flattait quelque part ma vanité.)  Au terme de la communication, la voix charmante me susurra que le dossier, fruit de diverses participations, ne manquerait pas de paraître très prochainement.  Peut-être malgré tout une rencontre pour complément d'information serait-elle nécessaire ?  Que je téléphone à mon premier passage à Paris.  Pas de problème m'assura-t-on par après (la voix était encore plus charmante) : l'article était bouclé; il ne restait qu'à attendre.  Le fait de ne rien trouver sur la nouvelle dans le numéro de mars ne m'inquiéta pas.  Mais le fait de lire dans celui de mai l'article annoncé mais sans la moindre allusion à mon intervention me fit tomber des nues.  D'autant que plus d'un passage avançait des remarques que je suis le seul à faire depuis des années (notamment celle-ci : à savoir que La Princesse de Clèves est pour le XVII° siècle une nouvelle).  La voix charmante m'avait roulé dans la farine.  Quel coup en prenait ma vanité (Désormais je suis plus prudent).  Mais quel procédé (après tout ce n'était pas moi qui avais sollicité le journal).  Dois-je préciser que les lettres, pas très gentilles, que j'écrivis à la journaliste, si indélicate, à son directeur, demeurèrent sans réponse.  Encore maintenant j'en suis à me demander comment les choses se seraient passées si je n'avais pas accordé l'interview par téléphone.  Mais l'aurais-je donnée ?

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Un Jeu de 18 échecs

La palme du plus douloureux souvenir, le premier au hit-parade de mes déconvenues, revient indiscutablement à la suite d'échecs que j'ai rencontrés à vouloir placer mon projet d'une anthologie de la nouvelle au XX° siècle - d'autant que la plaie n'est pas près de se refermer puisque, à l'heure où j'écris, je continue à m'obstiner.

C'est dans les années 1980 que j'eus l'idée d'un tel projet, inédit et original, car il n'existe toujours pas, en cette fin de siècle, une anthologie de la nouvelle d'expression française au XX° siècle.  Dans mon esprit, elle devait constituer la meilleure défense et illustration d'une forme de récit si mésestimée (pour autant que soient rassemblés un nombre suffisant de bons textes, mais croyez-moi ils se pressent au portillon), être aussi un instrument de travail destiné à rendre service au monde de l'enseignement par exemple.  L'histoire des années 1980-1991 c'est pour moi (entre autres : heureusement !) une succession de démarches auprès d'éditeurs, français, suisses ou québécois, grands, petits, moyens, qui se soldèrent toutes par un échec (la foi ne soulève pas les nouvelles).  Mon triste bilan s'établit comme suit : 2 tentatives en 1980, 7 en 1981, 4 en 1982, 1 en 1984, 1 en 1985, 1 en 1988, 1 en 1990, 1 en 1991.  Soit 18 échecs, auxquels il convient d'ajouter plusieurs démarches informelles.

Les réponses ne variaient guère d'un éditeur à l'autre - même de nouvellistes-éditeurs comme P. Fournel, G. Klein : elles louaient le projet, appréciaient assez mes choix, mais regrettaient de ne pas accepter en raison des droits d'éditeur qu'il faudrait consentir avant d'entreprendre quoi que ce soit, avec comme effet de rendre quasi inabordable le prix du livre rendu sur le marché.  Je passe sur l'éditeur communiste qui réclame des auteurs maison comme Aragon, Triolet, sur l'académicien belge, consulté je me demande encore pourquoi, qui s'étonne du peu de Belges retenus, sur cette lettre expédiée aux éditions Belfond qui échoue chez Julliard, sur l'accusation de plusieurs de faire une anthologie "Gallimard" (qu'y puis-je si la majorité des bons nouvellistes du XX° siècle y furent publiés ?), sur cette idée qui m'effleura de contracter un prêt personnel à ma banque pour "subventionner" l'entreprise...

Une fois, je crus toucher au but : lorsque Pascal Quignard, qui me reçut chez Gallimard, s'avança - je croyais rêver - à me demander de me soumettre les sommaires de deux volumes qu'il verrait bien figurer en Folio, l'un pour la nouvelle française, l'autre pour la nouvelle hors hexagone.  (1)  Heureusement, le service commercial veillait pour le rappeler à l'ordre, et moi à la réalité : la lettre qui me stipulait que "les services de diffusion et de distribution continuent d'estimer extrêmement difficile de sensibiliser le grand public aux nouvelles, qui fait partie d'un genre tout à fait délaissé." (14.VI.1988) est une des plus terribles que j'ai reçues.

Arriverais-je à convaincre un éditeur à ne pas raisonner en termes de rentabilité financière immédiate ?  A ne plus avaler les couleuvres des a priori qui courent sur la nouvelle ?  (Jacques Sternberg me confiait que si les anthologies de nouvelles aux éditions Planète dans les années 1960 avaient rencontré un franc succès elles le devaient aux deux mots attractifs qui désignaient la série, Les Chefs-d'oeuvre de...).  Après tout n'a-t-il pas paru une anthologie de la raclette ?  Je ne perds donc pas courage; mais parfois j'en viens à penser qu'un jour j'apprendrai la publication d'une anthologie de la nouvelle française au XX° siècle qu'aura signée un certain X (ou Y).  Et ce souvenir-là, je ne le raconterai pas.

(1) Les sommaires figurent dans mon Premier Supplément, p.214-215

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L'Affaire de Cerisy-la-Salle

Le souvenir le plus irritant ? - à moins qu'il ne s'agisse du plus navrant : mes déconvenues avec la très respectable institution de Cerisy-la-Salle.

C'est en 1984 que me fut adressée l'invitation - flatteuse - de participer à la décade que l'institution désirait consacrer en 1986 à la nouvelle française.  Il m'était encore demandé d'aider les organisateurs du colloque dans leurs recherches d'intervenants pour le XX° siècle.  Ce que je fis volontiers, on s'en doute; et d'avoir l'idée, puisque les spécialistes de la nouvelle au XX° siècle se comptaient (se comptent toujours) sur les doigts d'une main (tel J.P. Blin, auteur d'une très bonne thèse, non publiée, sur la nouvelle de 1938 à 1975), de lancer des noms d'éditeurs (L'Atelier du Gué), de la directrice du Festival de la Nouvelle à Saint-Quentin, d'auteurs (Christiane Baroche, Pierre Mertens, qui ne vint pas).  Quant à moi, j'avais imaginé de ne pas faire une communication en bonne et due forme, mais de me laisser aller à évoquer - déjà - divers souvenirs de "liseur de nouvelles", ce qui me fut refusé, académisme oblige.

Quelques mois plus tard, je fus recontacté pour m'entendre dire par les organisateurs que l'on estimait, en haut lieu, trop peu médiatique dirait-on de nos jours, le seul terme de "nouvelle", et que par conséquent le titre du colloque s'articulerait autour du nom attractif de Maupassant, devant donc La Nouvelle.  Maupassant et après.  Devant cette réaction, que j'admettais difficilement, comme si on regrettait d'avoir eu l'idée de choisir pour sujet un champ d'étude qui ne devait intéresser personne, j'aurais déjà dû me méfier...

En juin 1986, je me rendis à Cerisy pour participer aux trois journées dévolues à la nouvelle au XX° siècle.  Si on parle tourisme, le voyage valait la peine d'être vécu : une région superbe, le Cotentin, l'endroit même : le château, son parc (mais ce n'est pas Chantilly), un établissement quatre étoiles (mais des repas une étoile), ses chambres, sans salle de bain, mais personnalisées (j'occupais la chambre Louis XIV).  Lorsque j'arrivai, ce fut pour apprendre que les premiers jours s'étaient plutôt mal passés, tout s'étant résumé à un affrontement, pénible, à la limite du psychodrame, entre exégètes de Maupassant, au grand dam - du maigre public qui s'était déplacé, proprement exaspéré par ces querelles de non-spécialistes de la nouvelle.  Les trois journées consacrées au XX° siècle furent au contraire, à la satisfaction générale, intéressantes, enrichissantes, avec de bonnes communications, compréhensibles pour tous, de bonnes interventions.  Et tout le monde se quitta content.

L'année suivante, je reçus d'un des organisateurs une lettre embarrassée pour m'avertir qu'en haut lieu on n'avait pu trouver comme éditeur des actes que les Presses Universitaires de Vincennes (Grandeur et Décadence !), qui consentaient à les publier à la condition d'éliminer tout ce qui concerne le XX° siècle : elles posaient là presque un ultimatum (ce serait Maupassant ou le miroir de la nouvelle ou rien), et le projet avait été accepté.  Envolée ma participation !

On imaginera sans peine ma réaction devant cette façon de rendre compte d'un colloque placé sous les auspices d'un label aussi réputé.  D'autant que lors de la parution du livre, en 1988, je m'aperçus qu'on m'avait menti : étaient bien parues certaines communications sur le XX° siècle, dont celle d'un universitaire à ses heures perdues nouvelliste, alors que les textes de Martine Delort, de Jean-Pierre Blin avaient disparu (le pauvre, c'était son premier article, et il le plaça, j'en suis encore désolé pour lui, dans une revue de création littéraire confidentielle) (1).  En somme, tout ce que j'avais proposé avait été éliminé !  J'étais d'autant plus furieux que la plupart des articles retenus sur Maupassant, je l'ai déjà écrit mais je le répète avec grand plaisir, étaient une suite de pages surréalistes où l'oeuvre se voit tellement détachée de son environnement littéraire et de son cadre historique qu'elle n'est plus qu'un prétexte à jargonner... (2) De qui se moquait-on ?  Je n'en faisais pas une affaire d'amour-propre personnelle (je suis blindé), mais, devant tant d'incorrections, j'écrivis, très incorrectement, aux responsables de Cerisy, et je me promis de ne plus remettre les pieds dans ce soi-disant haut lieu de la culture, où on la bafoue si aisément.

(1) Taille Réelle, n° 15, 2° trimestre 1989, p.22-23

(2) Un des co-éditeurs du colloque n'apprécia pas du tout mes prises de position; il usa d'un Droit de réponse dans le volume La Nouvelle II.  Nouvelles et Nouvellistes au XX° siècle (1992) pour émettre l'hypothèse (attristante) que j'"entends verrouiller l'étude de mon genre, et clôturer mon pré carré ?  Moi qui recommande toujours (je le certifie) ses manuels scolaires !

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Les Festivals de la nouvelle à Saint-Quentin

Les festivals de la nouvelle à Saint-Quentin (pas dans les Yvelines comme on le croit encore), ce sont mes retrouvailles habituelles avec une série d'auteurs que j'ai appris à apprécier, Georges-Olivier Châteaureynaud, Pierre Gripari, Gilles Pellerin..., avec d'autres visages sympathiques comme Christiane Baroche, Paul Fournel, Jacques Bens..., avec des éditeurs de revues Christian Congiu, Gilbert Charpentier, sans oublier ces quelques-uns qui m'ignorent ostensiblement.  J'aime errer dans ce Salon de la nouvelle, ouste le roman : on ne veut pas de vous, même s'il reflète peu la diversité de la nouvelle contemporaine.  J'ai expliqué ailleurs pourquoi cette fête annuelle n'est celle que de certains nouvellistes (comme je comprends Alain Nadaud, Hubert Haddad, Roland Topor, qui n'y sont plus revenus), pourquoi la Bourse Goncourt de la Nouvelle récompense de moins en moins les meilleurs, et je n'y reviendrai pas.  (1)  Je préfère évoquer ici ces souvenirs, plus amusés que désagréables que j'ai accumulés au fil de sept festivals, de 1985 à 1991.

C'est Jean Vautrin, sans doute le plus carriériste des nouvellistes actuels, qui glissa, en 1985, à l'oreille de Hervé Bazin que, ma foi, il serait intéressé à recevoir la Bourse Goncourt de la Nouvelle, et qui, comme c'est bizarre, l'obtint l'année d'après (conversation entendue par le plus grand/fâcheux des hasards dans les couloirs du Festival : éclairant, non ?).

C'est Daniel Boulanger qui, en 1985, n'y alla pas par quatre chemins pour m'expliquer pourquoi il n'avait pas répondu à mes lettres : c'est que j'étais ce "con" (authentique) qui ne l'avait pas cité dans son étude des P.U.F. (de fait, l'oubli était impardonnable).  Quel personnage que ce Boulanger ! - comment ne pas me souvenir que c'est moi, la même année, qui lui révéla le nom du lauréat de la Bourse Goncourt (cocasse, non ?)

C'est en 1986 le spectacle de la nouvelliste Gabrielle Rolin, quittant, tête basse, ignorée de tous, la salle dans l'instant où venait d'être rendu public le verdict des Goncourt, attribuant la récompense à un de ses "confrères" (navrant, non ?).

C'est la première directrice du Festival, qui, après m'avoir cordialement sollicité pour la mise en place des journées de 1985, ne songea plus à m'inviter, ni à m'adresser le moindre programme des festivals ultérieurs - moi qui, lors de son passage à Liège, lui avait offert de vieux albums Pilote ! (désolant, non ?)

Ce sont ces demandes répétées à certains, dont Alain Absire, de rédiger un texte pour mes enquêtes auprès des nouvellistes contemporains, une suite de promesses verbales jamais tenues (enrageant, non ?).

Ce sont, au cours des premières années, en plein repas du soir, ces lectures de nouvelles d'auteurs invités, faites par des comédiens assez balbutiants il faut le dire, et que personne, occupés à manger et à boire, n'écoutait - comme j'ai approuvé que Marianne Auricoste, la directrice du "Champ des Mots", qui défend la nouvelle en organisant elle-même, des lectures mais dans des endroits autrement appropriés, ait pris la porte (affligeant, non ?).

C'est ce spectacle - qui vaut la peine, croyez-moi - des auteurs de nouvelles , ce presque quart monde de l'édition l'ai-je déjà écrit, qui côtoient les monstres (sacrés) du Goncourt, pleins de suffisance, comme ennuyés de participer à pareilles manifestations "provinciales" (triste, non ?).

C'est cette idée, exaspérante, de savoir que de bons nouvellistes (Noël Devaulx, Marcel Béalu, Henri Thomas, Jacques Perret...) n'ont jamais été invités alors que d'autres sont là (Cordebard, Gibeau, Vanhove... : c'est qui ça ?).

C'est en 1991 ce journaliste de FR3 à qui j'avais sorti, en guise de boutade évidemment, qu'il avait affaire au spécialiste "mondial" de la nouvelle, et qui, au moment de me présenter à une émission en direct, me signala comme tel (rigolo, non ?).

C'est Pierre Maury du Soir, un journal belge, qui rendit compte du Festival 1991 sans mentionner mon nom alors que, cette année-là, j'avais été, grâce à l'obligeance de la nouvelle directrice, un des invités d'honneur (sans commentaire).

C'est enfin le fait d'apprendre en 1994 que j'étais devenu persona non grata.  Cette disgrâce (je m'en suis remis), je la devais à l'intervention influente de Jean-Pierre Cannet, jeune nouvelliste au gros cou, dont la chose est plaisante, j'ai toujours dit du bien, mais qui ne supporta pas, un soir du Festival Nova (voir p.    ), de m'entendre critiquer cet autre festival à qui il doit tant. (Indiscrétion rapportée par quelqu'un dont j'ai juré de taire le nom).

(1) Voir mon Premier Supplément, p.235

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 Mes deux seuls Festivals de la Nouvelle de Langue Française à Quetigny

C'est en 1992 que je fus invité à présider le jury du Prix Nova attribué dans le cadre du troisième Festival de la Nouvelle de Langue Française à Quetigny, près de Dijon (il s'agit de couronner l'oeuvre d'un nouvelliste francophone vivant).  Annie Saumont, la lauréate de l'année précédente, n'ayant pas souhaité exercer, comme le préconisaient les statuts, la fonction de président, les organisateurs avaient songé à moi (ma vanité était à nouveau chatouillée).  Rendez-vous fut donc pris pour début novembre.  Et les six membres du jury, deux Suisses, une bibliothécaire de l'endroit, une linguiste de l'Université de Dijon, les deux organisateurs, toutes personnes sympathiques, et moi de sabrer dans les listes pressenties par chacun, trente-sept noms au total ! (le bibliographe de la nouvelle que j suis ne manqua pas d'être surpris) pour en arriver à retenir deux noms : Daniel Zimmermann, Jacques Sternberg.  Tout un programme déjà, on ne saurait imaginer deux écrivains, deux hommes aussi opposés, d'autant que seul répondait aux exigences du Prix le second puisqu'il a une oeuvre, connue, et derrière et devant lui alors que le premier est d'abord un romancier, de surcroît que personne n'a lu.  Comme il ne me serait pas venu un instant à l'esprit de préférer le premier au second, j'appuyai la candidature de Jacques Sternberg... en vain, car il fallut se rendre à l'évidence, à part la linguiste et moi personne de ce jury soi-disant spécifique n'avait lu Sternberg !  (Il est vrai que dans un communiqué de presse, dû à l'initiative des organisateurs, le nom d'un auteur que j'avais proposé, j'étais le seul, Noël Devaulx, était devenu Noël ... Devautz ...)  C'est dès lors sans surprise que Daniel Zimmermann obtint le prix.  Avouez que la couleuvre, on frisait la malhonnêteté intellectuelle, était dure à avaler.  De consternante, la situation devint heureusement plus drôle (c'est du moins comme cela que je la vécus) quand il m'échut la charge de remettre à Daniel Zimmermann son prix de 30.000 francs - il devrait y avoir un prix pour les "souteneurs" de la nouvelle : le Prix de l'Aide à la Nouvelle, par exemple.  Quand on sait d'une part ce que je pense de Daniel Zimmermann, quand on sait qu'il le sait, quand on sait d'autre part ce qu'il pense de moi, quand on sait que je le sais, il y avait de quoi se divertir à m'entendre le féliciter, à l'entendre me remercier - lapsus tout à fait involontaire, je le jure, je me trompai dans son prénom ...  Ah ! les bienséances (lui, n'en eut pas toutes les élégances car il remercia par la suite les membres du jury, à l'exception d'un ...).  Et l'on remit ça l'année suivante.  Avec Daniel Zimmermann comme président du jury, moins un des Suisses, on se réunit cette fois à deux reprises avant le Festival - je vous recommande le restaurant Téjérina à Gémeaux.  Les choses semblaient être menées plus sérieusement.  Dans un premier temps, trois noms furent retenus : Daniel Boulanger, Jacques Sternberg, Georges-Olivier Châteaureynaud, qu'on ne put départager (les voix pour Sternberg étaient toujours les mêmes) - il faut préciser que deux des membres étaient absents et qu'ils avaient envoyé par lettre leur classement : ça recommençait à être moins sérieux.  Vint le jour où il fallut trancher.  Après un premier tour, Daniel Boulanger fut éliminé (tant mieux : n'avait qu'à continuer à écrire des nouvelles), les deux autres obtinrent trois voix chacun.  Un second tour était nécessaire.  Et c'est ici que les choses tournèrent mal pour moi.  Comme la linguiste m'avait "trahi" (elle avait ses raisons, je ne lui en voulus pas), comme la troisième voix pour Sternberg était celle d'une absente et qu'elle ne pouvait plus compter (ici, ça devient franchement indécent), c'est Châteaureynaud qui l'emporta.  La situation était d'autant plus enrageante pour moi que je considère ce dernier comme un des grands nouvellistes français de cette fin de siècle, qu'il le mérite cent fois son Prix et qu'en toute autre occasion j'aurais voté pour lui.  (Se retrouver plaider contre un nouvelliste qu'on aime, admettez qu'il y a mieux).  Seulement il me paraissait plus opportun de consacrer pour la première fois l'oeuvre d'un nouvelliste qu'aucune société littéraire n'avait eu le courage de récompenser.  Pire, ce qui me faisait pester, c'était de donner l'impression, une fois de plus, que le monde de la nouvelle en France se réduit à quelques noms, ceux des familiers du Festival de Saint-Quentin, car d'abord Saumont (n'en a donc pas assez !), Zimmermann ensuite, et pourquoi pas bientôt, je prends les paris, Claude Pujade-Renaud, son alter ego.  Alors que, sauf Châteaureynaud, Annie Saumont et Daniel Zimmermann ne pèsent pas lourd devant ces lauréats qu'auraient pu être Marcel Béalu (il était toujours vivant), Noël Devaulx, Marcel Schneider, Roger Grenier, Jude Stéfan (encore faut-il les avoir lus ?)  Et voilà comment se déroulent les délibérations du Jury du Prix Nova.  Mais je n'étais pas au bout de mes peines.  Entre le temps d'un repas et celui du Festival, je commis l'indiscrétion - impardonnable : j'assume - de révéler le nom du lauréat à un journaliste de mes connaissances, et qui le dévoila dans un éditorial daté du jour précédant le Festival.  Les choses ne traînèrent pas : une lettre suivit, me signifiant que ma présence n'était plus requise dans ce haut lieu (d'escroquerie littéraire).
Que garderais-je comme souvenir de mon passage à Quetigny ?
Des images : cette triste salle, à la limite de l'entrepôt, où se déroulait le Festival, situé plus dans un centre commercial, sinistre et désert, noyé dans une pluie très belge.  Où se pressaient les autorités locales, les membres du jury, les organisateurs, leur famille, les auteurs invités, en fait les mêmes que ceux côtoyés à Saint-Quentin (pas de doute : le Festival de la Nouvelle de Saint-Quentin bis était arrivé; voilà sans doute ses organisateurs n'avaient pas jugé bon de se déplacer), et encore tout le sel de ces manifestations de province : ces nouvellistes de concours, ces pseudo-nouvellistes éternellement en herbe, ces parasites des Festivals, avec en tête ce John Taylor qu'on s'obstine à inviter partout alors qu'il n'écrit pas en français.  Mais de public : point !  Le flop.  Quel contraste entre les organisateurs satisfaits (on rêve) et ces animateurs de revue dépités qui se juraient de ne plus revenir (demandez à Daniel Delort).  Je garde encore en mémoire l'image de Jacques Sternberg, à son arrivée à Quetigny, se précipitant vers moi en me disant que j'étais la seule personne qu'il connaissait ...  Heureusement quelques rencontres furent bonnes : avec Jacques Fulgence à qui j'aurais aimé donner un jour ma voix (n'avait-il pas eu le bon goût de retrouver une de mes pipes égarées, voir p.        ), avec Olympe Bhely-Quenum, dont c'était un plaisir d'écouter parler de ses amitiés littéraires des années 50.  Et puis le vieux Dijon méritait bien deux détours.

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Les Affaires Epaud

Mon souvenir le plus extravagant ?  Les deux affaires Epaud auxquelles je fus mêlé activement.

En novembre 1987, je fus contacté par un certain Philippe Epaud.  Ancien libraire, ancien conseiller littéraire, et futur ancien éditeur comme on va le voir, il avait le projet de lancer une maison d'édition, qui ferait la part belle à la nouvelle; manquant d'expérience, il sollicitait, dans ce domaine particulier, ma collaboration.  J'acceptai sans hésiter (sans réfléchir dirais-je plus tard), trouvant là une belle occasion d'entrer un peu dans le monde de l'édition contemporaine.

Pendant plusieurs mois, nous nous rencontrâmes à Paris dans un café près de la Bibliothèque Nationale.  Il était toujours le premier au rendez-vous, et, cela finit par me frapper, il avait déjà réglé sa consommation : j'aurais dû me douter de quelque chose.  Mais de quoi ?  Les choses semblaient se mettre en place : les contacts avec les banques, la Direction du Livre avançaient (Epaud n'avait pas d'argent); le programme éditorial prenait forme : huit titres en 1989, dix en 1990.  De mon côté, j'avais proposé deux manuscrits qui avaient été acceptés avec enthousiasme : l'un de Christian Congiu, dont ce serait la première publication, l'autre de Jean Fougère, qui avait repris du service - Michel Marx, lui, peaufinait un manuscrit qui allait être incessamment examiné.  Les choses commencèrent à se gâter à la sortie du premier livre fin 1988 : une étude sur la Roumanie, écrite conjointement par une spécialiste française et une journaliste roumaine.  Qui ne mirent pas longtemps à s'apercevoir que le livre n'était diffusé nulle part !  (Or c'était l'époque où les télévisions nous abreuvaient d'"images" d'un pays en révolution).  Une réunion (au café Wepler) s'en suivit avec l'éditeur, ses auteurs et moi, au cours de laquelle Epaud, pour se justifier, prétexta avoir reçu par téléphone des menaces de mort pour lui et sa famille !  Personne n'y comprenait mais, et la victime s'obstinait à rester dans le flou.  Néanmoins, promesse fut faite de donner le feu vert à la distribution.  Je laissai alors Epaud à ses affaires pour m'occuper des recueils de Congiu et de Fougère qui étaient, en mars 1990, sur le point de paraître (le second sortait en même temps un roman).

Quand je fus convoqué à une assemblée générale provoquée par les coauteurs de l'étude sur la Roumanie.  Elles avaient mené leur enquête : le livre n'était toujours pas diffusé, parce que l'imprimeur n'était pas payé, l'argent emprunté avait été utilisé en grande partie à nourrir la famille Epaud.  Et de sommer l'indélicat de contracter un nouveau prêt sinon c'était le procès assuré.  Ce qu'il accepta, en cédant en outre ses droits.  Lorsque j'appris, en quittant les lieux, que le nouveau prêt était déjà signé (la maison des parents avait été hypothéquée), qu'il avait servi à régler un nouvel imprimeur pour les livres de Congiu et de Fougère, je me dis que je devais abandonner au plus vite le navire (était-ce même un navire ? n'était-ce pas plutôt le rêve d'un enfant qui désirait un navire ?).  Pourquoi ne le fis-je pas ? (malgré les abjurations de ma compagne, qui, comme toujours, voyait clair).  Peut-être parce que je croyais pouvoir sauver les textes de Congiu et de Fougère que j'avais embarqués dans cette drôle de galère.

Mais mon entêtement, qui confinait à la stupidité je le concède, ne servit à rien.  Tous les deux constatèrent assez vite que leurs ouvrages, dont la presse avait rendu compte, et en bien, n'étaient eux aussi en place nulle part.  L'argent avait servi à nouveau à autre chose.  Nous en vînmes même à subodorer qu'Epaud, qu'il n'était plus possible de joindre (téléphone coupé), faisait directement de la vente aux libraires sans passer par son diffuseur.  Pour le coup, c'en était fini : Philippe Epaud n'était qu'un escroc mais de première (il mentait si angéliquement).  Et Congiu et Fougère (lui qui avait été publié par Gallimard) n'eurent de ressource que de récupérer le plus d'exemplaires de leurs livres, vivant là le drame de ces auteurs floués de La Pensée Universelle (de fait, le premier fut accusé d'avoir publié à compte d'auteur).

Mais mes rapports avec Epaud, une sorte d'extravagant, dans la lignée de ces personnages singuliers de nouvelles qui parcourent l'histoire du genre au XX° siècle, étaient loin de se terminer puisque, depuis début 1989, j'étais aux prises avec ce collectif de nouvelles érotiques dont il avait eu l'idée.  Je passe sur les démarches pour obtenir l'accord des auteurs choisis (1), sur les lettres de rappel pour recevoir les manuscrits à temps.  Je corrige, en mars 1989, les épreuves; je contacte un jeune photographe pour la couverture; Livres Hebdo annonce la parution prochaine du livre; rendez-vous est pris un 8 décembre, pour son lancement dans une librairie parisienne; et, puis, j'apprends, par Congiu, patatras !, que le livre reste bloqué au flashage à Toulouse, parce que rien n'est payé...  A mon tour d'avoir été grugé !  Pire encore, je finis par réaliser que les épreuves ne sont pas parvenues aux auteurs, sauf ceux de la région parisienne, qu'Epaud m'avait fait supprimer le texte d'une Québécoise, Anne Dandurand, sous le prétexte qu'elle se montrait trop exigeante, alors que, j'en eus la confirmation, lors de mon passage à Montréal, elle n'avait rien reçu !  Ah ! le beau mythomane que voilà !  Je passe à nouveau sur les démarches pour récupérer les épreuves, sur les lettres aux auteurs qui s'impatientait, sur les recommandés adressés à Epaud, qui me reviennent; et je me retrouve au printemps 1990 avec sur les bras un recueil dont j'étais assez satisfait mais au destin bien compromis.

Et c'est peut-être parce que je l'aimais ce recueil que je me mis en tête de le publier ailleurs.  En mai 1990, je le proposai aux éditions Régine Deforges en supprimant - lâchement - tout le mal, le mot est faible, que je disais des récits érotiques de sa fondatrice).  Son jeune directeur littéraire, Stéphane Leroy, se déclara intéressé.  Mon seul souhait était que le recueil paraisse vite afin que les participants, qui se montrèrent toujours conciliants, ne reprennent pas leurs textes.  Souhait pieux, qui ne fut jamais exaucé : malgré une nouvelle entrevue, fin 1990, avec ce Leroy, qui en vint même à parler d'à-valoir; malgré deux lettres de rappel en 1991.  Reverrais-je un jour les épreuves ?  J'en doute...  Mais de grâce qu'on ne me parle plus de Philippe Epaud.

(1) Françoise Brégis, Anne Dandurand, Claire Dé, Olivier Delau, Véronique Emmeneger, Daniel Gagnon, Pierre Gripari, Jean-Claude Hauc, Jean Raymond, Michel Marx, Cécile Philippe, Marie José Thériault, Anne Villeneuve, Daniel Walther, et trois auteurs qui avaient choisi un pseudonyme.  Un seul refus : Belen, soit Nelly Kaplan, qui, après avoir eu connaissance des noms des participants, ne donna plus signe de vie : mais elle se prend pour qui celle-là!

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Miscellanées

Maintenant, dans le désordre, ces quelques derniers mauvais souvenirs, qui ne manquent pas de saveur, même si certains sont plus cuisants que piquants.

C'est en 1982 la fin de non recevoir des éditions Garnier-Flammarion à mon projet de publication d'un choix de nouvelles de Dumas (de grâce, lisez-les), avec cette formule consacrée que ce projet n'entrait pas dans le cadre de l'orientation donnée à leur collection : Dumas refusé !

C'est le nombre de gens, qui, me croyant sans doute investi de pouvoirs éditoriaux que je n'ai jamais eus, me soumettent leur manuscrit de nouvelles, mais qui, après une réponse polie mais franche, donc souvent négative, ne me répondent plus ou me tirent la tête quand ils me rencontrent.

C'est, en 1984, à la Foire du Livre à Bruxelles, les éditeurs de l'Atelier du Gué qui avaient imaginé, les inconscients, d'organiser, à son stand, une séance de dédicace pour la sortie du t.I de mes Nouvellistes contemporains, et à laquelle personne, mais personne ne se présenta.  Il me fallut beaucoup d'imagination pour en expliquer le pourquoi à mon fils qui était tout fier de m'accompagner et qui était plus désolé que moi.

C'est Pierre Siniac, cet auteur de nouvelles policières, à qui, lors d'une lettre au sujet de mon enquête auprès des nouvellistes, je confiai l'engouement de mon fils (il avait grandi) pour ses récits et qui ne prit pas la peine de lui adresser l'exemplaire dédicacé demandé.

C'est ce nouvelliste occasionnel, Pierre Schaeffer, qui, fort peu amène, répondit à ma lettre toujours à propos de cette enquête, en m'accusant de lui faire faire le travail à ma place.

C'est l'anthologiste de nouvelles policières, Jacques Baudou, pas content de ma lettre dans laquelle je lui marquais mon étonnement devant le peu de nouvelles françaises répertoriées (il est vrai que lorsqu'on se limite à recenser les services de presse), qui me répondit vertement et ce sans le moindre accompagnement de formules de politesse.

C'est le refus sans justification des Presses Universitaires de France de faire une deuxième édition de ma Nouvelle Française, ce qui me fit réaliser encore plus à quel point le monde de la grande édition est indifférent à tout ce qui touche à la nouvelle.  Indifférence qui me fut confirmée pour la nième fois puisque plusieurs directeurs de collection d'enseignement, supérieur ou secondaire, ne répondirent pas non plus à ma proposition de faire chez eux cette édition.  Indifférence du monde de l'édition, mais aussi celui de l'enseignement universitaire français puisque l'Agrégation en 1992 mit à son programme la nouvelle mais étrangère.

C'est, à la Fureur de Lire à Evry en 1991, de voir si peu de monde à une Table Ronde sur la nouvelle alors que dans l'instant suivant la foule se pressait pour la remise des prix du Concours de Nouvelles.  Ah ! s'il existait en France autant de lecteurs de nouvelles que de nouvellistes.

C'est la stupéfaction d'apprendre que les auteurs québécois exigeaient, contrairement à leurs homologues français, d'être rétribués pour accorder la moindre entrevue, même à des étudiants.

C'est le compte rendu expéditif, en cinq lignes et demie, de ma Bibliographie par la rédactrice de Nouvelles Nouvelles, une revue qui se crut un temps le bulletin officiel de la nouvelle en France.  Il est vrai que j'avais expédié en un mot ma notice sur les recueils de la rédactrice...
C'est faire la découverte que cela n'intéresse pas les nouvellistes (pas tous) qu'on s'intéresse à eux.  De l'éternelle et regrettable défiance des écrivains à l'encontre du monde universitaire.  Les premiers devraient savoir pourtant que le second ne fossilise pas toujours les textes dont il s'empare.
C'est Jérôme Garcin, probablement le critique parisien dont j'apprécie le plus l'indépendance, qui s'empresse de répondre, presque dans l'heure même, à ma proposition de faire paraître dans L'Événement du Jeudi les résultats de l'affaire Maupassant (voir p.16), mais qui, jamais, jamais, n'a daigné, lui ou son service, rendre compte de mes livres que je lui avais fait envoyer en service de presse.  Scoop, quand tu nous tiens ...

Ce sont les rédacteurs de L'Encrier Renversé qui, après ma décision de ne plus siéger au jury de leur Prix (quelle pénitence, tous ces textes de concours : j'en suis arrivé à leur préférer, ce qui n'est pas peu dire, les travaux scolaires de mes étudiants), n'ont plus répondu pendant tout un temps à une demande d'abonnement de ma part.  Pourtant comme ils avaient su tirer parti, un peu trop immodestement à mon goût, du fait qu'ils avaient été les seuls à retenir pour publication le texte falsifié de Maupassant.
C'est la surprise, amusée, de m'entendre accuser par Daniel Zimmermann (dans une interview d'Harfang en 1994) d'avoir dit pis que pendre d'eux (je confirme) en raison de l'immense dépit qui aurait saisi toute ma personne pour m'être vu refuser la qualité enviable, si recherchée, de collaborateur de Nouvelles Nouvelles (Une revue de nouvelles, dites-vous.  Ah oui, c'était il y a longtemps alors ...).  Dois-je dire que cette qualité, je ne l'ai jamais cherchée ?

Ce sont ces cinq lettres de refus adressée par des maisons d'édition (ici, il faudra se résoudre à taire les noms) lors de l'envoi du premier manuscrit de ces Souvenirs.  Si l'un, les éd. Actes-Nord, vante les "qualités narratives certaines et une écriture solide" - dois-je le croire ? -, si l'autre, les éd. Le Temps qu'il fera, me tance de verser dans les ragots - dommage qu'il soit un des éditeurs de J.L. Trassard : voir ci-dessus, tous estiment que le livre ne pourra pas intéresser suffisamment de lecteurs (l'argent ne fait pas décidément bon ménage avec la nouvelle).  L'aventure de virer au cocasse, j'en ris encore, quand, inquiet de ne pas avoir reçu de réponse d'un autre éditeur, les éd. Arléac, je lui écrivis un 25 avril pour me rappeler à son souvenir; très courtoisement, il me fit savoir le 21 mai qu'aucun manuscrit à mon nom ne lui était parvenu, ce que me confirmèrent ses services le 10 juin; or, c'est ici que l'affaire devient énorme : dans l'entre-temps, le 14 mai, j'avais déjà été averti par ces mêmes services de leur refus !  (Je certifie que le manuscrit m'a été restitué).

C'est le dépit d'avoir vu ma communication sur les nouvelles de Beckett, lors d'un colloque à l'Université d'Angers (en 1984) organisé par le Département d'anglais, déplaire à un point tel qu'elle ne fut pas reprise dans les Actes.  Mais comment aurais-je pu imaginer, moi qui tiens pour des textes du plus haut ennuyeux ces nouvelles de surcroît illisibles, que les Anglo-saxons se roulent par terre de rire (ici j'exagère ...) en savourant pareils textes ? (1)

(1) La communication a paru dans mes Études sur la nouvelle de langue française, p.203-208

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Les Regrets

Dans la vie d'un liseur de nouvelles, il y a beaucoup d'autres rencontres qui sont restées inachevées.  C'est qu'il m'est arrivé, hélas ! souvent, d'avoir manqué un rendez-vous avec tel ou tel dont j'apprécie l'oeuvre.

Il y a ceux qui ont toujours répondu à mes propositions pour les refuser (mais avec courtoisie) : Danièle Sallenave, Roger Grenier, dont je tiens Une Maison place des fêtes pour une des meilleures nouvelles du XX° siècle.

Il y a ceux dont l'attitude au fil des années a changé et guère à mon avantage sans que j'y sois, du moins je le pense, pour quelque chose.  Et donc Alain Nadaud, Christiane Baroche, Georges Kolebka de me dédicacer avec une fidèle régularité leurs premiers recueils et puis cesser brutalement tout contact : le premier (invité lui à aussi à Censier), après son unique apparition au Festival de Saint-Quentin en 1987, comme s'il m'en avait voulu de l'avoir poussé à se rendre à une manifestation dont les mondanités ne correspondaient nullement à ses exigences littéraires; la deuxième, dont le carnet d'adresses dans les années 80 me fut fort précieux, a fini, même si elle paraît me revoir avec plaisir, par se détacher, peut-être parce que j'ai toujours refusé d'entrer dans ce cercle, (trop) fermé et qui lui est cher, des invités de Saint-Quentin; le troisième, dont le comportement plutôt déplacé (approché à un Festival, il était prêt à me revoir à Paris, mais ne se manifesta plus) demeure un mystère.  (Par contre, je n'éprouve aucun regret du détachement manifesté par Annie Saumont : il est vrai que la lecture de ses textes m'est devenue insupportable).

Il y a ceux qui ont dressé de tels obstacles qu'ils m'ont découragé de poursuivre un commerce entamé de manière prometteuse : Pierette Fleutiaux, qui inventa tous les motifs possibles, du spécieux au vrai, pour ne pas se déplacer à Censier; Paul Fournel, dont je partage l'amour de la compétition sportive (il est le seul nouvelliste que je connaisse à lire L'Équipe), qui n'a jamais consenti à me mettre sur une liste de service de presse des maisons d'édition successives qu'il dirigea; René Depestre, dont je garde en mémoire les truculents récits rapportés, à l'ombre de son invraisemblable chapeau, lors des déjeuners du jury du Prix du Jeune Écrivain à Toulouse, qui, dans le temps où il me refusait un texte pour le collectif Epaud sous le prétexte d'un contrat d'exclusivité avec son éditeur, en publiait un dans une revue de bandes dessinées à grand tirage (il ne pouvait évidemment pas savoir que j'étais bédéraste).

Il y a ceux que je n'ai jamais réussi à contacter, Jacques Perret et Roland Topor en tête - ce dernier, je l'aperçus un soir en débarquant à la Gare du Nord : plein d'affection touchante, il reconduisait à son train un vieil homme, aussi petit que lui; j'aurais dû l'aborder, je ne l'ai pas fait, et il m'a semblé que cela était mieux ainsi.
Et puis enfin, il y aurait pu avoir beaucoup d'autres noms, dont tout compte fait je n'ai pas envie de parler.
Ceux (entre autres) que j'ai approchés : Gloria Alcorta, Philippe Cousin, Pierre Mertens, André Stil, Georges Thinès.
Ceux (entre autres) avec qui j'ai correspondu : Jean-Pierre Andrevon, Jacques Chessex, Gaston Compère, Catherine d'Etchéa, Georges Ferdinandy, Marcel Schneider.

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Et quand le "liseur de nouvelles" devient le héros d'une nouvelle.  C'était en novembre 1992 quand je repartis du Festival Nova sans une de mes pipes, que retrouva et me renvoya Jacques Fulgence, accompagnée de ce texte :

Short story

 Ayant exploré pour la troisième fois la poche de son blazer, René Gaudierne dut se rendre à l'évidence : il avait perdu sa pipe.

 Il rangea ses notes avec une grimace de contrariété, insensible aux applaudissements nourris qui saluaient sa péroraison.  Question applaudissements nourris, de toute manière, René Gaudierne était quelque peu blasé.  Le Pape du short, comme on l'appelait dans les milieux couturiers parce que c'était lui qui tenait à jour le grand Catalogue, était incollable sur cette pièce vestimentaire, injustement réputée mineure, dont il s'était fait l'historiographe zélé.  Aussi sollicitait-on fréquemment son concours.  Foire de la fesse par-ci, symposium acrylique-polyester par-là.  Il discourait avec un égal bonheur de l'ourlet post-romantique, de la doublure québécoise, de la typologie de la braguette - et chaque fois, chaque fois, il faisait un tabac.

 Quand il avait sa pipe, naturellement.

 En l'occurrence, il avait accepté de quitter son lointain Luxembourg pour venir causer du "short coquin" au salon de Quartigny : à tout prendre, voilà qui était plus amusant que le sempiternel débat sur l'essence vestimentaire du short, sur la hiérarchie short/bermuda, sur les raisons profondes qui poussent certains à tailler court, et autres pantalonnades de saison.  Mais cette histoire de pipe perdue l'avait tracassé pendant tout le temps de sa causerie.  Il sortit de la salle de conférence l'oeil terne et le front soucieux.  Non qu'il fût spécialement en manque de nicotine : à la vérité, René Gaudierne était en manque de lui-même - car de cet objet, le seul au monde auquel se puisse appliquer l'épithète culotté, il avait fait le symbole ostensible de son personnage et de sa fonction.

 Nul n'aurait pu imaginer le Pape du short sans sa bouffarde.  Noire, tuyau droit, fourneau personnalisé (la maison Machprot de Saint-Claude l'avait façonné selon ses propres directives), elle empuantissait depuis trente ans le petit monde de la culotte courte francophone.  Mais naturellement aucun coupeur, aucune cousette ne s'était jamais enhardi à protester contre le pestilentiel accessoire, de peur de voir ses modèles disparaître du grand Catalogue.

 René Gaudierne traversa d'un pas nerveux le vaste hall où se tenait le salon.  Vérifia par acquit de conscience qu'il n'avait pas laissé l'objet au vestiaire.  Interrogea les auteurs, du plus succinct slip-styliste au plus volubile caleçonnier baroque, en passant par le nostalgique de la barboteuse, le roi du panty et l'effilocheur de jeans.  Même, il visita l'une après l'autre les cabines d'essayage : en vain.

 L'après-midi s'achevait.  L'historiographe dépipé avait un train à prendre.  Renonçant à sa quête infructueuse il s'en fut saluer la président de l'association Jeune haute-couture.  C'était une femme d'une grande élégance, avec un beau regard grave et quelque chose de pathétique dans l'articulation des consonnes labiales.

 - Vous offrirai-je un jus d'orange, Maître ?
 - Non, merci, fit-il sobrement.
 - Un fruit, alors ?
 - Non plus.
 Au moins, insista la présidente alarmée d'une si soudaine mélancolie, au moins acceptez en cadeau notre short-souvenir ...
 - C'est très aimable à vous, mais non.
 - Eh bien ... quelle chose vous ferait plaisir, Maître ?  Dites-moi, je vous en prie, dites-moi ...
 - Une pipe, avoua-t-il dans un soupir.
 Elle entrouvrit la bouche et stoppa fugitivement le geste d'ajuster sa voilette.  Son souffle parut manquer un bref instant, mais c'est à peine si ses pommettes rosirent.
 - Bien sûr, dit-elle.  Je manque à tous mes devoirs, pardonnez-moi...

 Elle ôta sa voilette et le dévisagea avec une hardiesse inattendue, à la fois honteuse et gourmande.  Ses lèvres frémissaient.  Puis, tirant un rideau au-dessus duquel on pouvait lire Toilettes-téléphone, en souriant elle lui fit signe de la suivre.

 Le Pape du short en oublia tous ses tracas.  Il se sentait frétillant comme un poisson-lune, et extrêmement, extrêmement ragaillardi.

 D'abord, parce que cette petite surprise valait bien à elle seule le déplacement.  Et tant pis pour la bouffarde.

 Mais surtout, surtout, parce qu'il tenait enfin sa revanche sur ces imbéciles de français qui n'arrêtent pas de raconter de soi-disant "histoires luxembourgeoises", en se gaussant des natifs du Grand Duché.  Se faire affûter le crayon, gratis, et par une femme belle comme le jour, simplement parce qu'elle a compris un mot de travers !  Les copains allaient bien se marrer, là-bas, à la brasserie Vauban, quand il leur raconterait cette succulente histoire française ...

 L'ami Albert se tapait sur les cuisses.
 - Ah nom de Dieu !  Ah nom de Dieu, elle est bien bonne !  Alors comme ça, derrière le rideau, elle t'a ... enfin tu t'es fait ...

 Le sourire rétrospectif qui flottait sur les lèvres de René Gaudierne se voila de nostalgie, avant de s'évanouir peu à peu.  A travers les vitres embuées de la brasserie Vauban on voyait la neige tomber à gros flocons.

 - Pas exactement, bougonna-t-il en tirant un objet de sa poche.

 C'était une boîte en carton.  Il y avait une pipe à l'intérieur.

 - J'ai reçu ça de Saint-Claude ce matin.  C'est la présidente elle-même qui a passé la commande.
 - Bon.  Mais raconte ... derrière le rideau ...
 - Derrière le rideau, elle m'a demandé comment je la voulais, ma pipe.  J'ai répondu : "faites au mieux, madame".  Alors elle a décroché le téléphone, et elle a appelé la maison Machprot pour leur dire de me refaire exactement le même modèle.

 Le Pape du short planta la bouffarde vide au coin de sa lippe et téta un long moment en silence.  Puis il ajouta sans amertume réelle :

 - Ce qui me chagrine le plus, tu vois, c'est qu'il y a un truc que je ne saurai jamais : si cette femme est une oie blanche qui ne connaît que les pipes en bois, ou si elle s'est vraiment imaginée que je parlais d'autre chose.  Merde, je suis bien certain de l'avoir vue faire le taille-crayon avec sa bouche ...
 - Est-ce que ça ne serait pas des fois de l'humour français ? subodora Albert.

J. Fulgence - novembre 1992

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