Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 127-129, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Marie Bashkirtseff

[Cannes], 3 avril 1884.
Madame, je viens de passer quinze jours à Paris, et comme j’avais laissé à Cannes les indications cabalistiques pour vous faire parvenir mes lettres, je n’ai pu vous répondre plus tôt.
Et puis savez-vous, Madame, vous m’avez rudement effrayé ! Vous me citez coup sur coup, sans me prévenir G. Sand, Flaubert, Balzac, Montesquieu, le juif Baahron, Job et le savant Spitzbube, de Berlin, et Moïse !
Oh ! maintenant je vous connais, beau masque, vous êtes un professeur de sixième au lycée Louis-le-Grand, je vous avouerai que je m’en doutais un peu, votre papier ayant une vague odeur de tabac à priser. Donc, je vais cesser d’être galant (l’étais-je ?) et je vais vous traiter en Universitaire, c’est-à-dire en ennemi. Ah, vieux madré, vieux pion, vieux rongeur de latin, vous avez voulu vous faire passer pour une jolie femme ? Et vous allez m’envoyer vos essais, un manuscrit traitant de l’art et la Nature, pour le présenter à quelque Revue, et en parler dans quelque article !
Quelle chance que je ne vous aie point prévenu de mon passage à Paris, j’aurais vu arriver chez moi, un matin, un vieux homme râpé qui aurait posé son chapeau par terre pour tirer de sa poche un rouleau de papier attaché avec une ficelle. Et il m’aurait dit « Monsieur, je suis la dame qui..... »
Eh bien, monsieur le professeur je vais cependant répondre à quelques-unes de vos questions. Je commence par vous remercier des détails bienveillants que vous me donnez sur votre physique et sur vos goûts. Je vous remercie également pour le portrait que vous avez fait de moi. Il est ressemblant, ma foi. Je signale cependant quelques erreurs.
1° Moins de ventre.
2° Je ne fume jamais.
3° Je ne bois ni bière, ni vin, ni alcools. Rien que de l’eau.
Donc la béatitude devant le bock n’est pas ma pose de prédilection.
Je suis plus souvent accroupi à l’orientale sur un divan. Vous me demandez quel est mon peintre parmi les modernes ? Millet.
Mon musicien ? J’ai horreur de la musique !
Je préfère, en réalité une jolie femme à tous les arts — Je mets un bon dîner, un vrai dîner — le dîner rare presque sur le même rang qu’une jolie femme.
Voilà ma profession de foi, monsieur le vieux professeur.
J’estime que lorsqu’on a une bonne passion, une passion capitale, il faut lui laisser toute la place, lui sacrifier toutes les autres, c’est ce que je fais.
J’avais deux passions. Il fallait en sacrifier une — j’ai un peu sacrifié la gourmandise. Je suis devenu sobre comme un chameau, mais difficile à ne plus savoir quoi manger.
Voulez-vous encore un détail. J’ai la passion des exercices violents. J’ai soutenu de gros paris comme rameur, comme nageur et comme marcheur.
Maintenant que je vous ai fait toutes ces confidences, Monsieur le Pion, parlez-moi de vous, de votre femme, puisque vous êtes marié, de vos enfants. Avez-vous une fille ? Si oui, pensez à moi je vous prie.
Je prie le divin Homère qu’il demande pour vous au Dieu que vous adorez tous les bonheurs de la terre.
Guy de Maupassant
Je rentre à Paris dans quelques jours, 83, rue Dulong.