Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 115-118, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De Marie Bashkirtseff
à Guy de Maupassant

[Mars 1884.]
Vous vous ennuyez abominablement ! Ah ! cruel ! ! C’est pour ne point laisser d’illusion sur le motif auquel je dois votre honorée du... qui, du reste, arrivée à un moment propice, m’a charmée. Il est vrai que je m’amuse, mais il n’est pas vrai que je vous connaisse tant que cela ; je vous jure que j’ignore votre couleur et vos dimensions et que, comme homme privé, je ne vous entrevois que dans les lignes dont vous me gratifiez et encore à travers pas mal de malice et de pose.
Enfin, pour un pesant naturaliste vous n’êtes pas bête et ma réponse serait un monde si je ne me pondérais par amour-propre. Il ne faut pas vous laisser croire que tout mon fluide passe là.
Nous allons d’abord liquider les rengaines, si vous voulez, ce sera un peu long car vous m’en comblez, savez-vous ? Vous avez raison... En gros.
Mais l’art consiste justement à nous faire avaler des rengaines en nous charmant éternellement comme le fait la nature avec son éternel soleil et sa vieille terre, et ses hommes bâtis tous sur le même patron et animés d’à peu près les mêmes sentiments... Mais... Il y a ainsi les musiciens qui n’ont que quelques sons et les peintres qui n’ont que quelques couleurs... Du reste, vous le savez mieux que moi et vous voulez me faire poser. Comment donc, trop honorée...
Rengaine, soit ! La mère aux Prussiens en littérature et Jeanne d’Arc en peinture.
Êtes-vous vraiment sûr qu’un malin (est-ce bien ça ?) n’y trouvera pas un côté neuf et émouvant...
Maintenant il est évident que comme chronique hebdomadaire, c’est encore assez bon et ce que j’en dis... Et ces autres rengaines sur votre si pénible métier ! Vous me prenez pour une bourgeoise qui vous prend pour un poète et vous cherchez à m’éclairer. George Sand s’est déjà vantée d’écrire pour de l’argent et le laborieux Flaubert a geint sur ses peines extrêmes. Allez, le mal qu’il s’est donné se sent. Balzac ne s’est jamais plaint de cela, et il était toujours enthousiaste de ce qu’il allait faire. Quant à Montesquieu, si j’ose m’exprimer ainsi, son goût pour l’étude fut si vif que s’il fut la source de sa gloire, il fut aussi celle de son bonheur, comme dirait la sous-maîtresse de votre fantastique pensionnat.
Pour ce qui est de vendre cher, c’est très bien, car il n’y a jamais eu de gloire vraiment éclatante sans or, ainsi que le dit le juif Baahron, contemporain de Job (fragments conservés par le savant Spitzbube, de Berlin). Du reste tout gagne à être bien encadré, la beauté, le génie et même la foi. Dieu n’est-il pas venu en personne expliquer à son serviteur Moïse les ornements de son arche, recommandant que les chérubins qui devaient le flanquer fussent en or et d’un travail exquis.
Alors, comme ça, vous vous ennuyez, et vous prenez tout avec indifférence et vous n’avez pas pour un sou de poésie !... Si vous croyez me faire peur !
Je vous vois d’ici, vous devez avoir un assez gros ventre, un gilet trop court en étoffe indécise et le dernier bouton défait. Eh bien, vous m’intéressez quand même. Je ne comprends pas seulement comment vous pouvez vous ennuyer ; moi, je suis quelquefois triste, découragée ou enragée, mais m’ennuyer... jamais !
Vous n’êtes pas l’homme que je cherche ? Malheur ! (la voilà la concierge) Vous seriez bien aimable en m’apprenant comment qu’il est fait, celui-là.
Je ne cherche personne, Monsieur, et j’estime que les hommes ne doivent être que des accessoires pour les femmes fortes (la vieille fille sèche).
Enfin je vais répondre à vos questions et avec une grande sincérité car je n’aime pas me jouer de la naïveté d’un homme de génie qui s’assoupit après dîner en fumant son cigare.
Maigre ? Oh ! non, mais pas grasse non plus. Mondaine, sentimentale, romanesque ? Mais comment l’entendez-vous ? Il me semble qu’il y a place pour tout cela dans un même individu, tout dépend du moment, de l’occasion, des circonstances. Je suis opportuniste et surtout victime des contagions morales : ainsi il peut m’arriver de manquer de poésie, tout comme vous.
Mon parfum ? Celui de la vertu. Vulgo aucun. Oui gourmande, ou plutôt difficile.
L’oreille est petite, peu régulière, mais jolie, les yeux gris. Oui, musicienne mais pas aussi pianiste que doit l’être votre sous-maîtresse. Si je n’étais pas mariée pourrai-je lire vos abominables livres ?
Êtes-vous satisfait de ma docilité ? Si oui, défaites encore un bouton et pensez à moi pendant que le crépuscule tombe. Si non... tant pis, je trouve qu’en voilà beaucoup en échange de vos fausses confidences.
Oserais-je vous demander quels sont vos musiciens et vos peintres ?
Et si j’étais homme ?

0 [À cette lettre est joint un croquis représentant un gros monsieur assoupi dans un fauteuil sous un palmier au bord de la mer, une table, un bock, un cigare.]