À Marie Bashkirtseff
83, rue Dulong. [17 avril 1884.] |
Mon cher Joseph, la morale de votre lettre est celle-ci, n’est-ce pas ? Puisque nous ne nous connaissons nullement, ne nous gênons point l’un vis à vis de l’autre, et parlons franchement comme deux compères.
Soit, je vais même vous donner l’exemple d’un abandon complet. Au point où nous en sommes, nous pouvons bien nous tutoyer, n’est-ce pas ? Donc je te tutoye, et si tu n’es pas content, zut ! Adresse-toi à Victor Hugo qui t’appellera « Cher poète ».
Sais-tu que pour un maître d’étude à qui sont confiés de jeunes innocents, tu me dis des choses pas mal roides. Quoi tu n’es pas pudique du tout ? Ni dans tes lectures, ni dans tes écrits, ni dans tes paroles, ni dans tes actions, hein ? Je m’en doutais.
Alors tu veux que je t’indique les bons coins — Il y a en ce moment 4 rue Joubert un phénomène, un monstre charmant que j’ai découvert l’été dernier à Clermont-Ferrand.
Tu peux aussi aller, rue Colbert, simple et bon. Rue des Moulins cher et médiocre ; Rue Taitbout, ne mérite pas son nom, rue Feydeau. Honnête moyenne. Rue d’Amboise, au Tumulte, maison tombée.
Méfie-toi des spécialités, elles ne valent pas grand-chose en ce moment.
Je te parle de cela en connaissance de cause, car revenu hier de Cannes, j’ai fait le soir même ma tournée d’inspection.
Et tu crois que ça m’amuse ! Et que je me moque du public ? Mon pauvre Joseph, il n’y a pas sous le soleil d’homme qui s’embête plus que moi. Rien ne me paraît valoir la peine d’un effort ou la fatigue d’un mouvement. Je m’embête sans relâche, sans repos et sans espoir, parce que je ne désire rien, je n’attends rien — Quant à pleurer des choses que je ne peux pas changer, non, attends que je sois gâteux. Aussi, puisque nous sommes francs l’un vis à vis de l’autre, je te préviens que voici ma dernière lettre parce que je commence à en avoir assez. Pourquoi est-ce que je continuerais à t’écrire ? cela ne m’amuse pas, cela ne peut rien me procurer d’agréable dans l’avenir — Alors ?
Je n’ai pas envie de te connaître. Je suis sûr que tu es laid. Et puis je trouve que je t’ai envoyé assez d’autographes comme ça. Sais-tu que ça vaut de 10 à 20 sous pièce, suivant le contenu. Tu en as au moins deux à vingt sous. Veinard.
Et puis, je crois bien que je vais encore quitter Paris, je m’y ennuie décidément plus encore qu’ailleurs. Je vais aller à Étretat, pour changer, en profitant du moment où je vais m’y trouver seul.
J’aime immodérément être seul. De cette façon au moins je m’embête sans parler.
Tu me demandes mon âge au juste. Étant né le 5 août 1850 je n’ai pas encore 34 ans. Es-tu content ? Vas-tu pas me demander ma photographie maintenant. Je te préviens que je ne te l’enverrai pas.
Oui, j’aime les jolies femmes mais il y a des jours où j’en suis rudement dégoûté !
Adieu mon vieux Joseph, notre connaissance aura été bien incomplète, bien courte. Que veux-tu ? Il vaut peut-être mieux que nous ignorions nos binettes.
Donne-moi ta main, que je la serre cordialement en t’envoyant un dernier souvenir.
Tu peux maintenant donner des renseignements sérieux sur moi à ceux qui t’en demanderont. Grâce au mystère, je me suis livré ! — Adieu Joseph !
De même que
la lettre précédente de Marie à Guy avait été retouchée, celle-ci, publiée en 1901 dans le
Nouveau journal inédit de Marie Bashkirtseff (
pp. 206-209) a longtemps été coupée d’un passage jugé scabreux où Maupassant fait part de son expérience de quelques maisons closes. Voici la version expurgée de la
Correspondance, établie par Jacques Suffel en 1973, tome II, pp. 135-137 :
Mon cher Joseph, la morale de votre lettre est celle-ci, n’est-ce pas ? Puisque nous ne nous connaissons nullement, ne nous gênons point l’un vis à vis de l’autre et parlons franchement comme deux compères.
Soit, je vais même vous donner l’exemple d’un abandon complet. Au point où nous en sommes, nous pouvons bien nous tutoyer, n’est-ce pas ? Donc je te tutoye, et si tu n’es pas content, zut !
Adresse-toi à Victor Hugo qui t’appellera « Cher poète ».
Sais-tu que pour un maître d’étude à qui sont confiés de jeunes innocents, tu me dis des choses pas mal roides. Quoi tu n’es pas pudique du tout ? Ni dans tes lectures, ni dans tes écrits, ni dans tes paroles, ni dans tes actions, hein ? Je m’en doutais.
Alors tu veux que je t’indique les bons coins — Il y a en ce moment 4 rue Joubert un phénomène, un monstre charmant que j’ai découvert l’été dernier à Clermont-Ferrand.
Tu peux aussi aller, rue Colbert, simple et bon. Rue des Moulins cher et médiocre ; Rue Taitbout, ne mérite pas son nom, rue Feydeau. Honnête moyenne. Rue d’Amboise, au Tumulte, maison tombée.
Méfie-toi des spécialités, elles ne valent pas grand-chose en ce moment.
Je te parle de cela en connaissance de cause, car revenu hier de Cannes, j’ai fait le soir même ma tournée d’inspection.
Et tu crois que quelque chose ça m’amuse ! Et que je me moque du public ? Mon pauvre Joseph, il n’y a pas sous le soleil d’homme qui s’embête plus que moi. Rien ne me paraît valoir la peine d’un effort ou la fatigue d’un mouvement. Je m’embête sans relâche, sans repos et sans espoir, parce que je ne désire rien, je n’attends rien, quant à pleurer des choses que je ne peux pas changer, n’en attends que je sois gâteux. Aussi, puisque nous sommes francs l’un vis à vis de l’autre, je te préviens que voici ma dernière lettre parce que je commence à en avoir assez.
Pourquoi est-ce que je continuerais à t’écrire ? Cela ne m’amuse pas, cela ne peut rien me procurer d’agréable dans l’avenir
Alors ?
Je n’ai pas envie de te connaître. Je suis sûr que tu es laid, et puis je trouve que je t’ai envoyé assez d’autographes comme ça. Sais-tu que ça vaut de 10 à 20 sous pièce, suivant le contenu. Tu en as au moins deux à vingt sous. Veinard !
Et puis, je crois bien que je vais encore quitter Paris, je m’y ennuie décidément plus encore qu’ailleurs. Je vais aller à Étretat, pour changer, en profitant du moment où je vais m’y trouver seul.
J’aime immodérément être seul. De cette façon au moins je m’embête sans parler.
Tu me demandes mon âge au juste. Étant né le 5 août 1850 je n’ai pas encore 34 ans. Es-tu content ? Vas-tu pas me demander ma photographie maintenant. Je te préviens que je ne te l’enverrai pas.
Oui, j’aime les jolies femmes, mais il y a des jours où j’en suis rudement dégoûté.
Adieu mon vieux Joseph, notre connaissance aura été bien incomplète, bien courte. Que veux-tu ? Il vaut peut-être mieux que nous ignorions nos binettes.
Donne-moi ta main, que je la serre cordialement en t’envoyant un dernier souvenir.
Tu peux maintenant donner des renseignements sérieux sur moi à ceux qui t’en demanderont. Grâce au mystère, je me suis livré !
Adieu Joseph !