Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 137-138, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De Marie Bashkirtseff
à Guy de Maupassant

[Avril 1884.]
Votre lettre sent trop bon. Il n’y avait pas besoin de tant de parfum pour que j’en sois suffoquée. Ainsi, c’est là ce que vous avez trouvé pour répondre à une femme coupable tout au plus d’imprudence ? Joli.
Sans doute Joseph a tous les torts, c’est même pour cela qu’il est si vexé. Mais il avait la tête remplie de toutes les... légèretés de vos livres comme d’un refrain dont on ne peut se défaire.
Pourtant je le blâme sévèrement, car il faut être sûr de la courtoisie de son adversaire avant de risquer des plaisanteries comme les siennes.
Enfin vous auriez pu, il me semble, l’humilier avec plus d’esprit.
Maintenant je vous dirai une chose incroyable et surtout que vous ne croirez jamais et qui venant après coup n’a plus qu’une valeur historique. Eh bien, c’est que, moi aussi, j’en avais assez. À votre cinquième lettre j’étais refroidie1... La satiété ?
Du reste je ne tiens qu’à ce qui m’échappe. Je devrais donc tenir à vous maintenant ? Mais presque.
Pourquoi vous ai-je écrit ? On se réveille un beau matin et l’on trouve qu’on est un être rare entouré d’imbéciles. On se lamente sur tant de perles devant tant de cochons.
Si j’écrivais à un homme célèbre, à un homme digne de me comprendre ? Ce serait charmant, romanesque et qui sait au bout d’une quantité de lettres ce serait peut-être un ami, conquis dans des circonstances peu ordinaires. Alors on se demande qui ? Et on vous choisit.
De pareilles correspondances ne sont possibles qu’à deux conditions. La première est une admiration sans bornes chez l’inconnu. De l’admiration sans bornes naît un courant de sympathie qui lui fait dire des choses, qui infailliblement touchent et intéressent l’homme célèbre.
Aucune de ces conditions n’existe. Je vous ai choisi avec l’espoir de vous admirer sans bornes plus tard ! Car, comme je le pensais, vous êtes très jeune, relativement.
Je vous ai donc écrit en me montant la tête à froid et j’ai fini par vous dire des « inconvenances » et même des choses désobligeantes en admettant que vous ayez daigné vous en apercevoir. Au point où nous en sommes, comme vous dites, je puis bien avouer que votre infâme lettre m’a fait passer une très mauvaise journée.
Je suis froissée comme si l’offense était réelle. C’est absurde.
Adieu, avec plaisir.
Si vous les avez encore renvoyez-moi mes autographes ; quant aux vôtres, je les ai déjà vendus, en Amérique, un prix fou.

1 En fait, Maupassant n’avait encore envoyé que quatre lettres.