À une inconnue
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... La demi-page du Joanne
1 m’a remis en mémoire tout ce que je sais de ces choses, de ces femmes et de ces hommes, de cette vilaine chronique secrète de l’Art, qui fait s’intéresser au lit de l’artiste plus qu’à sa plume ; et je me suis vivement félicité tout seul de n’avoir pas cette curiosité que je qualifie de
malsaine...
J’ignore la pudeur physique de la façon la plus absolue, mais j’ai une excessive pudeur de sentiment, une telle pudeur qu’un soupçon deviné chez quelqu’un m’exaspère.
Or si je devais jamais avoir assez de notoriété pour qu’une postérité curieuse s’intéressât au secret de ma vie, la pensée de l’ombre où je tiens mon cœur éclairée par des publications, des révélations, des citations, des explications me donnerait une inexprimable angoisse et une irrésistible colère. L’idée qu’on parlerait d’Elle et de Moi, que des hommes la jugeraient, que des femmes commenteraient, que des journalistes discuteraient, qu’on contesterait, qu’on analyserait mes émotions, qu’on déculotterait ma respectueuse tendresse (pardonnez cet affreux mot qui me semble juste) me jetterait dans une fureur violente et dans une tristesse profonde
2...
1 Sur les Charmettes qu’il vient de visiter.
2 Publiée par Mme Leone Ginzburg dans La Cultura (Rome, anno X, fascicolo III, luglio-settembre 1932).