Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 256-258, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Mlle L. Bogdanoff

Cannes, Chalet de l’Isère.
[Cachet : 10 nov. 1891.]
Mademoiselle,
Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi. Je vois qu’un monde nous sépare et que vous ignorez absolument ce qu’est un homme uniquement occupé de son métier et de la science moderne et dédaigneux absolument de toutes les balivernes de la vie.
L’interrogatoire d’album que vous m’envoyez a été pour moi une révélation stupéfiante.
Je tiens ma vie tellement secrète que personne ne la connaît. Je suis un désabusé, un solitaire et un sauvage. Je travaille, voilà tout, et je vis d’une façon tellement errante pour être isolé, que pendant des mois entiers, ma mère seule sait où je suis. Personne ne sait rien de moi. Je passe à Paris pour une énigme, pour une créature ignorée, liée seulement avec quelques savants, car j’adore la science, et avec quelques artistes, que j’admire, ami de quelques femmes les plus intelligentes peut-être qui soient au monde, mais dans les mêmes idées que moi, c’est-à-dire vivant dans une espèce de dédain de la vie et du monde, qui nous les fait regarder avec curiosité, en restant étranger à tout ce qu’on aime.
J’ai rompu avec tous les hommes de lettres qui vous épient pour leurs romans. Je ne laisse jamais un journaliste entrer chez moi et j’ai interdit qu’on écrivît rien sur moi. Tous les articles publiés sont faux. Je laisse seulement parler de mes livres.
J’ai refusé deux fois la Légion d’honneur et, l’an dernier, l’Académie1, pour être libre de toute attache et de toute reconnaissance, pour ne tenir à rien au monde qu’au travail. J’ai répondu à Mademoiselle Barskishef [sic] en effet, mais je n’ai jamais voulu la voir. Elle m’a écrit qu’elle y parviendrait ; je suis parti pour l’Afrique en lui répondant que j’en avais assez de cette correspondance. Elle est morte depuis sans que je l’aie connue. Sa mère a encore une dizaine de lettres d’elle à moi qu’elle ne m’a pas envoyées. Je n’ai jamais voulu en prendre connaissance, malgré les sollicitations dont j’ai été poursuivi.
Je vis presque toujours sur mon yacht pour n’avoir de communication avec personne. Je ne vais à Paris que pour regarder vivre les autres et y prendre des documents.
Si je vous ai envoyé ma photographie, c’est qu’on m’a tellement harcelé de lettres pour me la demander, que j’ai fini par la laisser vendre. Quant à me montrer, non. Je vais de nouveau disparaître six mois pour être délivré de tout le monde.
Vous voyez que nos caractères ne se ressemblent guère. Je mets mes hommages à vos pieds, Mademoiselle.
Guy de Maupassant

1 En 1891, le journaliste Jules Huret, ayant interviewé Maupassant, reçut un accueil qui confirme cette lettre : « Ne me parlez pas de littérature, dit l’écrivain, j’ai des névralgies violentes, je pars après-demain pour Nice... la preuve que je ne vous mens pas, c’est qu’on est venu, il n’y a pas si longtemps, m’offrir l’Académie... on m’a apporté vingt-huit noms sûrs, j’ai refusé, et les croix, et tout cela, non vraiment je ne m’intéresse pas... n’en parlons plus. » (Cf. J. Huret. Enquête sur l’Évolution littéraire, Paris, 1891.)