Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 163-164, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Émile Zola

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, ce 2 juillet 1878.
Mon cher Maître,
Je venais d’aller chez vous quand j’ai trouvé votre lettre ; car je n’étais point rentré le matin en revenant de la campagne.
Je ne vous avais point écrit tout d’abord parce que les choses que je veux vous expliquer sont nombreuses.
J’ai vu plusieurs habitants de Poissy et voici les renseignements que j’ai eus sur les charpentiers et bateaux du pays.
L’homme chez qui vous avez été doit se nommer Baudu ou Dallemagne (je défigure peut-être les noms). Enfin tous les deux sont également voleurs et ne méritent aucune confiance. Il ne faudrait pas leur faire remettre un manche de gaffe. Tous les bateaux des propriétaires ou des Parisiens qui sont là-bas ont été construits à Bougival, Argenteuil ou Asnières.
Quant à leurs nacelles c’est tout simplement ce qu’on appelle partout le bachot des pêcheurs. Si vous achetiez un monument pareil, vous seriez obligé de le revendre immédiatement : les hommes dont c’est le métier parviennent à les faire avancer mais lentement, et avec un déploiement de force considérable. Quand la Seine est rapide, comme cette année, il est impossible à un homme qui n’en a pas la plus grande habitude de remonter le courant là-dedans sur une longueur de cent mètres seulement.
Le bateau le plus usité et le meilleur pour les promenades en famille c’est la norvégienne légère.
J’en ai vu quatre fort jolies, mais construites par des constructeurs connus qui en demandent de 260 à 450 francs. J’en ai conclu qu’il est inutile que vous alliez voir Wauthelet ou Philippe dont les prix sont également encore plus élevés.
À Argenteuil on m’a proposé d’en faire une pour 200 francs ; mais il faudrait attendre au moins 3 semaines.
Je dois aller à Asnières un de ces jours et je verrai Picot et Chambellan dont les prix sont également raisonnables.
Maintenant j’ai trouvé un bateau dit Chasse-Canard, de 5 mètres de long sur 1 m. 35 de large, dont je puis répondre comme solidité. Le bois ne contient aucun aubier ; il est fort léger à manier et gentil à l’œil. Ses inconvénients sont ceux de tous les bateaux de ce type. Comme il convient spécialement à la pêche ou à la chasse il est moins bien disposé qu’une norvégienne pour les promenades en famille. Il ne peut guère contenir plus de 4 personnes (une norvégienne de même grandeur en contiendrait 5 ou 6 au plus, mais serait beaucoup plus lourde à conduire). Il a deux paires d’avirons légers et flexibles. Il est tout neuf. Avec ce genre de bateau on peut aller partout et remonter le courant sans mal ; c’est ce que choisissent ordinairement les pêcheurs amateurs. Le prix est de 170 francs, je crois qu’on trouverait toujours à le revendre sans aucune perte.
Que faut-il faire ?
Je vous serre la main, mon cher Maître, et vous prie de présenter à Mme Zola mes compliments respectueux.
Guy de Maupassant
Si vous vous décidiez pour le chasse-canard, le constructeur lui donnerait, avant de vous l’envoyer, une nouvelle couche de peinture. Comme il est neuf les deux premières sont insuffisantes et le bois les a déjà absorbées. Cette peinture est comprise, bien entendu, dans le prix de 170 francs, que je vous ai indiqué.