De Laure de Maupassant
à Gustave Flaubert
Étretat, le 29 janvier 1872. |
Il faut, mon cher camarade, que je vienne te serrer les mains. À la bonne heure, cela s’appelle parler, et dire aux gens leurs vérités, bien en face. Ce que tu as fait est beau et brave, et notre pauvre Bouilhet, méconnu jusqu’à l’insulte par cette troupe d’oisons stupides est joliment vengé par ta plume. Quelle distribution, bon Dieu ! Il y en a pour tout le monde ! Allez donc, vous autres ; prenez, attrapez, ramassez, à chacun sa part. Courbez l’échine, le poids est lourd et vous avez beau faire, vous ne parviendrez jamais à vous relever...
J’applaudis, mon bon ami, j’applaudis de tout mon cœur et de toutes mes forces.
Guy est encore ici, près de moi et c’est ensemble que vous avons lu cette lettre si éloquente, si indignée, si railleuse. Tu nous as fait passer de bons moments dans notre solitude où les distractions sont rares, surtout les distractions de cette qualité. Mon fils voulait t’écrire, j’ai fait valoir mon droit, et je t’apporte tous ses compliments avec tous les miens. Nous avons, du reste, pris l’habitude de causer de nos amis le soir au coin du feu, et ton nom revient toujours, comme c’est justice. Guy me raconte la dernière visite qu’il t’a faite à Paris et me fait passer par toutes les impressions qu’il a ressenties en t’entendant lire les dernières poésies du pauvre Louis Bouilhet. Il m’assure que tu le consultais parfois, il en était tout fier, il se sentait grandi, et moi, je te remercie de ce que tu as fait, de ce que tu es pour ce garçon. Je sens que je ne suis pas seule à me souvenir du temps passé, de ce bon temps où nos deux familles n’en faisaient qu’une, pour ainsi dire. Quand je regarde en arrière et que j’évoque tout ce qui n’est plus, il se produit à mes yeux un étrange effet de perspective. C’est le lointain qui vient en avant, que je touche du doigt, et c’est le présent qui s’efface et pâlit. Rien ne peut donc les faire oublier ces heureuses années d’enfance et de jeunesse. Tu veux des nouvelles de ma santé. Ces nouvelles sont toujours à peu près les mêmes. Je ne suis pas précisément malade ; je me sens excessivement, effroyablement faible. Il y a des instants où ma tête est comme brisée et où je me demande positivement si je veille ou si je rêve. Cette impression est courte ; mais très pénible, c’est une véritable détresse.
Pourtant, notre hiver, ici, ne s’est pas trop mal passé. Le temps a été fort doux, souvent beau, et les fleurs n’ont pas disparu de mon jardin. Mes deux fils sont avec moi, ils sont excellents garçons et me rendent la vie bonne autant qu’il est possible. Hervé travaille et devient un homme. Je crois qu’il ne sera pas trop en retard, malgré le temps perdu. Je serais injuste si je ne te disais pas un mot du brave écolier qui, lui aussi, a lu et relu la fameuse lettre, et a su très bien l’apprécier. Il dit du reste qu’un campagnard peut goûter aux plaisirs de l’esprit, tout en faisant pousser son blé, ses choux et ses salades. Je ne suis pas éloignée de trouver qu’il a raison, et je le vois, sans répugnance aucune, arranger sa vie pour rester aux champs. Guy aura peut-être bien plus de mal à trouver la route qui lui convient.
Dis à ta chère mère que je l’aime et que je pense bien souvent à elle. Je serais très heureuse d’avoir de ses nouvelles et des tiennes, et si tu avais un tout petit instant pour m’écrire ce serait vraiment une bonne action. Je te sais si occupé que je n’ose trop te le demander. Nous ne voyons pas dans les journaux si les poésies de Louis Bouilhet et
Mlle Aïssé1 seront bientôt publiées. Nous sommes bien impatients de tenir dans nos mains ces dernières œuvres léguées par notre ami, et nous voudrions les faire venir de suite. Si tu m’écris un mot, dis-moi, je t’en prie, où et quand on pourra avoir ces livres. Adieu, mon bon et vieil ami, je t’embrasse ainsi que ta mère, et suis bien à vous deux, maintenant et toujours. Respects, compliments et amitiés de la part de mes fils.