Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 16-18, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De Laure de Maupassant
à Gustave Flaubert

Étretat, le 26 nov. 1869.
De moi à toi, mon vieux camarade, il ne peut être question d’excuses, et tu sais déjà que si je ne suis pas accourue tout de suite pour te dire merci, et encore merci, c’est que j’ai dû en être absolument empêchée. Il faut pourtant que je te parle de la malheureuse expédition que je viens de faire, et que je m’expose à t’entendre rire un peu beaucoup à mes dépens. Dimanche dernier, à neuf heures du matin, je me mettais en route pour Rouen avec mes deux fils, mes domestiques et mon chien, et avant-hier, à quatre heures de l’après-midi, la susdite bande faisait sa rentrée dans Étretat, l’oreille basse, et la contenance aussi piteuse qu’une armée qui vient d’essuyer une déroute.
Qu’était-il donc arrivé ?
Tout simplement ceci : j’avais pris peur en entendant dire dans la ville de Rouen que la fièvre typhoïde régnait un peu de tous les côtés ; mais sévissait surtout dans le lycée, c’est-à-dire à notre porte ; j’étais allée en hâte chez monsieur Achille1, et celui-ci m’avait dit sans hésitation, sans cérémonie : « Allez-vous-en, emmenez vos fils le plus vite possible ; et ne revenez que lorsque je vous rappellerai. » ; Tu me connais, et tu t’imagines bien que je ne me suis pas fait répéter l’avis ; le lendemain matin nous étions tous en chemin de fer, roulant à toute vapeur vers notre chère maison blanche. Nous voici donc de retour ici, bien résignés à hiverner s’il le faut dans ce petit trou de falaise, et respirant à pleine poitrine l’air pur et vif de la mer. On est bien à Étretat, je te l’affirme, la solitude est douce sur cette belle plage, et il ne m’arrive jamais, quant à moi, de regretter la foule bigarrée que l’été nous amène et que le vent d’automne vient balayer chaque année. La nature est toujours charmante, même sous le brouillard de novembre, et quand elle soulève ici un coin de son voile pour nous montrer les barques errantes sur la mer, mes yeux ne regrettent rien, et votre grande capitale pourrait bien m’appeler en vain... mais j’ai tort de dire ces choses, car elles ne sauraient être absolument vraies. N’ai-je point à Paris des parents, des amis bien-aimés ? Ne faut-il pas toujours souffrir par quelque côté ? Tâchons seulement de nous cramponner aux consolations qui sont à notre portée, et acceptons bravement la vie telle qu’elle est.
Parmi mes bonnes heures, mon cher Gustave, se placent celles passées en tête-à-tête avec ton livre2, que je n’ai pu cependant parcourir encore que trop légèrement ; mais avec quel plaisir j’ai retrouvé le charme captivant de ces pages, qui exhalent pour moi des parfums tout particuliers. Tu sais voir la nature et la peindre, tu sais comprendre le cœur humain et en compter les battements ; tu passes avec une superbe aisance du gracieux au terrible ; tu fais sourire et tu fais pleurer. Que te dirais-je de plus aujourd’hui ? je suis sous le coup de la première émotion, je vais lire et relire ce livre, et savourer lentement par petites gorgées tout ce qu’il contient d’exquis. Il m’est bien permis, à ce qu’il me semble, d’avoir de l’orgueil en prononçant ton nom, mon bon camarade, et de dire tout haut : Gustave Flaubert est le meilleur de mes amis, le vieux compagnon de mon enfance ! Cette vanité-là est celle qui vient du cœur. Dis à ta chère mère que je pense à elle et que je l’aime toujours. Je lui écrirai prochainement. Offre aussi à Caroline et à son mari mes plus affectueux compliments et prends pour toi une bien longue et bien cordiale poignée de main.
Le P. de Maupassant
Mes fils t’envoient tous leurs souvenirs. Je me suis battue avec Guy pour ton livre qu’il a prétendu lire le premier. Il en est enchanté et veut que je te le dise.
Les trois galets d’Étretat m’ont fait plaisir ; merci du souvenir.

1 Le docteur Achille Flaubert, frère aîné de Gustave.
2 L’Éducation sentimentale.