Pierre Borel et Léon Fontaine : Le destin tragique de Guy de Maupassant, d’après des documents originaux, éditions de France, 1927, pp. 97-103.
Chapitre VII Chapitre VIII

Émouvants souvenirs d’un infirmier. — Le calvaire de la « plus aimée ». — Réception des fantômes. — La chasse aux idées. — Maupassant reconnaît son médecin. — La dernière vision.
Sur le séjour de Maupassant à la maison Blanche, nous avons le témoignage de son valet de chambre, François Tassart.

« Six mois avant son internement, monsieur de Maupassant avait cessé tout travail régulier. Il écrivait bien quelques lettres, il recevait encore de rares amis, mais il ne travaillait plus à ses derniers romans, l’Angélus et l’Âme étrangère.

« Chez le docteur Blanche, où je l’avais accompagné, il m’appelait toujours par mon nom et me parlait comme autrefois. Un jour, il reçut la visite du docteur Balestre, qui l’avait soigné longtemps auparavant et que je ne reconnaissais même pas ; il lui tendit la main et l’appela tout de suite par son nom.

« Il avait des moments d’hallucination, pendant lesquels il revoyait constamment les dames du monde qu’il avait connues ; alors, il les saluait, leur disait des bonjours aimables, avec son bon rire, comme autrefois quand il les recevait. On retrouvait dans ses yeux et aussi dans ses paroles tout le plaisir qu’il éprouvait à se croire encore avec elles. On aurait cru un enfant s’amusant avec ses jouets. Mais il n’en était pas de même quand le souvenir de cette gueuse de madame X... se présentait à sa mémoire ; il l’insultait avec des mots que j’aurais souhaité qu’elle entendît. Cependant, il ne prononçait son nom que très bas.

« Il souffrait bien, par exemple, d’être dans cette maison de santé, il ne pouvait pas supporter de rester enfermé, il aurait voulu être chez lui. »

— Est-ce qu’il avait des accès de colère ? demandons-nous à François Tassart.
— Non, il arrivait parfois qu’outré de ne pouvoir sortir, il disait à Baron, son gardien habituel :

« — Mettez-moi le gilet (c’était une sorte de camisole qui ne laissait pas les mains libres), je sens que mes hallucinations vont me reprendre. C’est vous qui me retenez ici, je vais vous donner des coups de poing dans la figure.

« — Oh ! monsieur de Maupassant, lui disait Baron, vous ne voudriez pas en venir là. Nous sommes trop bons camarades, et puis vous êtes un homme du monde, un homme bien élevé. Vous êtes incapable de faire cela.

« Il se calmait aussitôt et répondait :

« — Vous avez raison, Baron, je ne vous frapperai pas.

« Et c’était tout.

« Que de fois il a dit : “Pour être plus sûr de ma sagesse, mettez-moi tout de même le gilet, et je me couche.”

« On l’attachait, il se couchait. Cinq minutes après, il était debout, l’accès passé, nous disant :

« — À quoi cela sert-il, votre gilet, mon bon Baron ?

« Et Baron de répondre :

« — En effet. Ces sortes de choses ne sont pas faites pour des gens comme vous, monsieur de Maupassant.

« Baron m’a souvent répété : “Durant ma longue carrière, dans cette maison, je n’ai jamais vu un malade semblable. Qu’il soit halluciné ou non, il raisonne toujours. Si une idée folle lui passe par la tête, on lui dit de la chasser, il convient qu’on a raison et fait effort sur lui-même pour y arriver.” »

— Est-ce qu’il recevait des visites d’amis ?
— Il n’y avait que monsieur Albert Cahen qui pouvait le voir. Quant aux autres personnes qui se présentaient, on les recevait dans un salon, mais on ne les laissait pas approcher monsieur de Maupassant. Il lui dit un jour, au cours d’une visite : « Allez-vous-en, mon ami, je ne serai plus moi-même dans un instant. »
Je tiens ce détail navrant du docteur Franklin-Grout, qui vit Maupassant à la maison Blanche : « Il arrivait à Maupassant de courir après un objet invisible : il se plaignait alors de ne pouvoir attraper ses idées. »
La « plus aimée » souffrait horriblement de l’internement de son ami : elle chercha à faire sortir Maupassant de la maison Blanche : elle avait loué aux environs de Paris une villa où, pensait-elle, Guy aurait pu être soigné et guéri. Cela ne fut pas possible.
Un jour, l’amante obtint l’autorisation de voir son amant : « Je le revis de loin, le 4 mai 1893, a-t-elle écrit. Il était assis dans la cour de l’asile, sous le ciel bleu, mais combien pâle, vieilli, affaibli : une ombre !

« Je distinguais ses traits flétris, ses yeux rouges et éteints, les muscles détendus de ses mâchoires qui lui faisaient des bajoues. Ses épaules s’étaient voûtées. Et, de sa main maigre et pâle il se caressait inconsciemment le menton.

« À un moment, je poussai un faible cri. Le malade l’entendit-il ? car il tourna ses yeux de notre côté... »

Quelque temps avant sa mort, un matin, Maupassant était encore dans la même cour : ses yeux furent attirés par un rideau qui, à une fenêtre, était agité par la brise. Un pauvre sourire courut sur son visage décharné.
Il s’était penché en avant, comme attiré par une vision lointaine. Il semblait écouter le passé...
Peut-être à ce moment, entendait-il à travers les ténèbres qui s’épaississaient la douce et chantante voix de la « plus aimée », peut-être même revoyait-il le visage adoré, illuminé de passion, la fine silhouette blanche sur le pont du Bel-Ami, peut-être revoyait-il ses visions de lumière : Antibes debout sous le ciel éclatant, les matins triomphants sur l’Alpe vertigineuse, les jardins en fleurs du « Bosquet », les promenades au clair de lune sur le chemin du Cap tout embaumé de senteurs tropicales.
Ces étapes divines où Maupassant, oubliant dans l’Amour l’angoisse de la Mort, se reprenait à goûter les joies délirantes de la Vie.

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