Pierre Borel et Léon Fontaine : Le destin tragique de Guy de Maupassant, d’après des documents originaux, éditions de France, 1927, pp. 89-96.
Chapitre VI Chapitre VII Chapitre VIII

La dernière visite de Maupassant au « Bosquet ». — Un triste déjeuner. — Le réveillon mystérieux. — Le récit de Raymond. — La nuit tragique du chalet de l’Isère. — Le départ pour la maison Blanche.

« Quelques années plus tard, un après-midi de décembre, je vois arriver Maupassant au “Bosquet”. Il était venu de Cannes sur son tricycle Humbert. Il avait beaucoup de peine à parler ; il parvint cependant à me demander une tasse de thé. Au cours de cette conversation pénible, il me confia que, pareil à Don Juan, il n’arrivait plus à compter le nombre de ses amies. Et comme, discrètement, je lui faisais remarquer le danger d’un semblable exercice, Guy de Maupassant m’expliqua le plus sérieusement du monde :

« — Ce sont les médecins eux-mêmes qui me l’ont conseillé.

« Et il riait malicieusement...

« Brusquement, ayant changé de conversation, l’écrivain me déclara qu’il ne voulait pas retourner à Cannes avec son tricycle ; la route, disait-il, était bordée de précipices profonds qui lui avaient donné tout le temps le vertige.

« Je lui procurai donc une voiture, et il me quitta en m’invitant à déjeuner pour le lendemain au chalet de l’Isère.

« J’étais navré et quelque peu inquiet. Néanmoins, au jour dit, je me rendis à Cannes, convaincu que, dans l’état où il se trouvait, Maupassant avait dû oublier son invitation. J’allai tout d’abord sur le Bel-Ami, qui se trouvait dans le port de Cannes. Raymond, surpris par mon inquiétude, me rassura en me disant qu’il avait reçu la veille même l’ordre de monter au chalet pour nous servir à table.

« J’arrivai à midi. Au bout d’un instant, Maupassant descendit de sa chambre. Je remarquai qu’il marchait avec difficulté. Ses yeux étaient rouges et vagues ; dans le salon, il se laissa tomber sur le canapé, sans dire un mot. Il vint néanmoins s’asseoir à table, mais, à la première bouchée, il se leva et, ayant prononcé quelques vagues paroles d’excuses, il disparut. Je ne l’ai plus revu. »


Mme Laure de Maupassant a toujours été convaincue que la folie de son fils avait débuté subitement. C’est que son fils a réussi à lui cacher son mal jusqu’au dernier jour ; cela peut parfaitement expliquer le mystère qui a plané jusqu’ici sur la fameuse nuit de Noël qui précéda sa tentative de suicide.
Maupassant avait espéré pouvoir réveillonner avec sa mère à Nice. Brusquement, il change d’avis. Il donne comme raison qu’il doit aller réveillonner avec deux de ses amies, aux îles de Lérins.
Maupassant n’est pas allé, cette nuit-là, aux îles de Lérins. Ce rendez-vous n’a été qu’un prétexte. Se sentant malade, il n’a pas voulu donner à sa mère le triste spectacle de sa raison vacillante. Dans ses crises morales les plus dramatiques, Maupassant trouve le moyen de ne pas inquiéter sa mère. Mme de Maupassant écrit en effet à Petit-Bleu :
Je veux que vous sachiez que vous nous ferez toujours plaisir lorsque vous pourrez accompagner Guy dans les visites qu’il nous fait, et qu’il dépend de vous d’augmenter par votre présence la dose de bonne humeur et de gaîté que le voyageur nous apporte.
Voici, d’autre part, une lettre de Maupassant où il parle discrètement à sa mère de sa maladie, cherchant au contraire à en atténuer la gravité :
Ma chère mère,
Un mot seulement. Je viens de recevoir une de tes lettres, la dernière écrite envoyée directement ici. Je lis le roman de Bourget avec des réserves. Ce que j’en connais me plaît beaucoup. J’y trouve une étrange séduction, une atmosphère d’intérêt et de charme très curieuse, de rares qualités enfin.
Les critiques que j’aurais à faire seraient assez longues.
Ici, beau temps aujourd’hui, froid, très froid, mais beau.
Je vais bien. Les deux premières journées de traitement semblent réussir, car j’éprouve un bien-être physique sensible.
Je crois un peu que ma crainte excessive du froid est devenue un résultat de ma maladie même, dont le froid est la principale cause.
Adieu, ma bien chère mère ; je t’embrasse très tendrement.
Ton fils,
Guy.
Le pays est joli, plein de bois et de sources ; mais, après l’affreux été que nous venons de subir, tellement imprégné d’humidité que j’en tremble. On boit de l’eau en respirant.
Quelques jours plus tard, Maupassant, qui vient d’arriver à Cannes, se sentant gravement malade, adresse à son médecin et ami le docteur Albert Balestre ce mot écrit au crayon, d’une écriture désordonnée :
Mon cher docteur et ami,
Pouvez-vous me venir voir demain matin ? Tout va de mal en pis. Je crois qu’il m’est impossible de supporter l’air de ce pays.
Maupassant se trouve mal partout ; sitôt arrivé dans une ville, il veut en partir.
Le dénouement fatal approche.
Je tiens de Raymond le récit de la nuit tragique au chalet de l’Isère :

« Depuis plusieurs jours, monsieur de Maupassant nous inquiétait : un après-midi, à bord du Bel-Ami, il s’était mis à injurier des nuages, qui, disait-il, le poursuivaient. Une autre fois, monsieur de Maupassant prétendait que les vagues sifflaient et l’injuriaient. Un jour même, au port de Nice, il avait entendu des voix qui l’accablaient d’injures. C’était le moment où notre maître ne pouvait même pas supporter l’odeur des fleurs d’oranger dans sa villa de Cimiez, qu’il fut d’ailleurs obligé de quitter.

« Donc, dans la nuit du 1er janvier 1892, je veillais sur le sommeil de monsieur de Maupassant. Tout à coup, vers minuit, j’entends un fracas épouvantable : je grimpe au premier étage, et je trouve mon maître en train de faire battre contre la façade les volets de sa chambre. Avec toutes les peines du monde, je parviens à l’étendre sur son lit ; il se débattait avec une force inouïe. La mort dans l’âme, je me vis obligé de le ligoter ; enfin, il se calma et me fit des excuses. Je pleurais. C’est alors que je m’aperçus que mon maître était blessé à la gorge.

« La crise passée, monsieur de Maupassant était tombé dans une grande prostration ; lorsqu’il sortit de cette torpeur, il commença de parler : à ce que je compris, il s’imaginait être sur le terrain, en train de se battre en duel avec un dangereux adversaire.

« De temps à autre, il questionnait un de ses amis qui devait lui servir de témoin : “Eh bien, Potocki, qu’en dis-tu ?” Et il se penchait vers ce témoin imaginaire.

« Le jour arriva. J’étais exténué. Mon maître reposait enfin. »


Dans la voiture qui le conduisait à la gare, m’a raconté M. Muterse, Maupassant, craignant d’être reconnu, fit baisser les stores.

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