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« Quelques années plus tard, un après-midi de décembre, je vois arriver Maupassant au “Bosquet”. Il était venu de Cannes sur son tricycle Humbert. Il avait beaucoup de peine à parler ; il parvint cependant à me demander une tasse de thé. Au cours de cette conversation pénible, il me confia que, pareil à Don Juan, il n’arrivait plus à compter le nombre de ses amies. Et comme, discrètement, je lui faisais remarquer le danger d’un semblable exercice, Guy de Maupassant m’expliqua le plus sérieusement du monde :
« — Ce sont les médecins eux-mêmes qui me l’ont conseillé.
« Et il riait malicieusement...
« Brusquement, ayant changé de conversation, l’écrivain me déclara qu’il ne voulait pas retourner à Cannes avec son tricycle ; la route, disait-il, était bordée de précipices profonds qui lui avaient donné tout le temps le vertige.
« Je lui procurai donc une voiture, et il me quitta en m’invitant à déjeuner pour le lendemain au chalet de l’Isère.
« J’étais navré et quelque peu inquiet. Néanmoins, au jour dit, je me rendis à Cannes, convaincu que, dans l’état où il se trouvait, Maupassant avait dû oublier son invitation. J’allai tout d’abord sur le Bel-Ami, qui se trouvait dans le port de Cannes. Raymond, surpris par mon inquiétude, me rassura en me disant qu’il avait reçu la veille même l’ordre de monter au chalet pour nous servir à table.
« J’arrivai à midi. Au bout d’un instant, Maupassant descendit de sa chambre. Je remarquai qu’il marchait avec difficulté. Ses yeux étaient rouges et vagues ; dans le salon, il se laissa tomber sur le canapé, sans dire un mot. Il vint néanmoins s’asseoir à table, mais, à la première bouchée, il se leva et, ayant prononcé quelques vagues paroles d’excuses, il disparut. Je ne l’ai plus revu. »
« Depuis plusieurs jours, monsieur de Maupassant nous inquiétait : un après-midi, à bord du Bel-Ami, il s’était mis à injurier des nuages, qui, disait-il, le poursuivaient. Une autre fois, monsieur de Maupassant prétendait que les vagues sifflaient et l’injuriaient. Un jour même, au port de Nice, il avait entendu des voix qui l’accablaient d’injures. C’était le moment où notre maître ne pouvait même pas supporter l’odeur des fleurs d’oranger dans sa villa de Cimiez, qu’il fut d’ailleurs obligé de quitter.
« Donc, dans la nuit du 1er janvier 1892, je veillais sur le sommeil de monsieur de Maupassant. Tout à coup, vers minuit, j’entends un fracas épouvantable : je grimpe au premier étage, et je trouve mon maître en train de faire battre contre la façade les volets de sa chambre. Avec toutes les peines du monde, je parviens à l’étendre sur son lit ; il se débattait avec une force inouïe. La mort dans l’âme, je me vis obligé de le ligoter ; enfin, il se calma et me fit des excuses. Je pleurais. C’est alors que je m’aperçus que mon maître était blessé à la gorge.
« La crise passée, monsieur de Maupassant était tombé dans une grande prostration ; lorsqu’il sortit de cette torpeur, il commença de parler : à ce que je compris, il s’imaginait être sur le terrain, en train de se battre en duel avec un dangereux adversaire.
« De temps à autre, il questionnait un de ses amis qui devait lui servir de témoin : “Eh bien, Potocki, qu’en dis-tu ?” Et il se penchait vers ce témoin imaginaire.
« Le jour arriva. J’étais exténué. Mon maître reposait enfin. »
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