René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. I-IV.
Préface Chapitre I, 1

Préface

Entreprendre un livre de critique sur un auteur indifférent serait certes le plus sûr moyen de rester objectif, mais aussi de donner un ouvrage triste comme un pensum. Je confesse donc sans embarras dès la première ligne de ce volume que j’aime Maupassant. Le temps ni les changements de la mode littéraire n’y ont rien fait : il me ravit présentement comme aux jours de mon enfance, où je lisais en secret ses dernières œuvres, presque encore en leur nouveauté. Peut-être aujourd’hui l’aimé-je autrement, mais je l’aime sans doute davantage, car j’y retrouve toujours cette puissance créatrice, ce don d’évocation qui entouraient de personnages l’écolier reclus pendant l’étude du soir et lui apportaient le parfum de la terre et des bois, la fraîcheur des eaux et toute la forte saveur de la vie. Combien de fois ai-je relu ces pages si connues, sans déception jamais ?
Il n’est pas téméraire de penser que l’œuvre de Maupassant retrouvera bientôt, en France même, plus de crédit qu’elle n’en obtient aujourd’hui. Certains, en effet, lui font grief d’appartenir à une époque que l’on juge volontiers « démodée »... en attendant que les snobs la parent de toutes sortes de mérites extravagants. Et sans doute ce moment n’est pas loin. Aux yeux des lettrés étrangers (la distance dans l’espace est bien là l’équivalent du recul des années), Maupassant apparaît d’ailleurs comme un des maîtres de la prose, — opinion qui n’a jamais cessé d’être celle de maints Français. Son œuvre ne présente-t-elle pas toutes les conditions nécessaires et suffisantes pour assurer la pérennité des ouvrages de l’esprit, et, de surcroît, quelques autres qualités, comme la frappe d’un style que sa simplicité rattache à la meilleure tradition française ? Par la vérité humaine qui les anime, les livres de Maupassant possèdent une valeur psychologique et une portée générale de premier ordre ; mais en même temps, par la fidélité des peintures de mœurs, par l’art des détails, la justesse des descriptions de lieux, la finesse de l’observation, ils constituent un document de haut intérêt sur le XIXe siècle finissant. Mœurs rustiques et mœurs parisiennes, paysans cauchois, marins et pêcheurs, « cercleux » et boulevardiers — Georges Duroy, Jeanne de Lamare, Olivier Bertin, Christiane Andermatt, Yvette, Le Pè’Toine et sa couvée, Maît’Belhomme et sa bête, Boitelle et sa négresse, Maît’Hauchecorne et sa ficelle, le père Mathieu qui inventa le « saoulomètre » et la prière à saint Blanc — se retrouvent là, conservés pour les générations. Et même Bel-Ami et Boule de Suif ont la gloire de vivre comme Julien Sorel, le baron Hulot ou M. Homais. La « couleur temporelle », comme on l’a remarqué justement, est chez Maupassant aussi nette, aussi exacte que la couleur locale. Et c’est ce qui, après l’avoir un instant démodé, assurera sa durée. Son œuvre est d’un historien et d’un géographe, car nul mieux que lui n’a su fixer noir sur blanc, pour ses lecteurs, jusqu’aux plus fugitifs aspects d’un pays, suggérer jusqu’à l’indéfinissable saveur de l’atmosphère, et je ne sache pas qu’il existe pour aucune province rien de comparable aux contes et aux romans de Maupassant pour la Normandie.
On a beaucoup écrit sur Maupassant. Il a sa légende — ou plutôt ses légendes, et très différentes. Si l’on n’avait considéré que son œuvre (ce qui chez un écrivain reste peut-être encore l’essentiel), les choses, sans doute, n’eussent pas cessé d’être assez simples. Mais on a voulu, et on eut raison en principe, puisque ce principe est un des dogmes de la critique moderne, expliquer l’œuvre, toute l’œuvre, par l’homme et le détail biographique, et c’est alors que les choses se sont gâtées.
Maupassant a dit de lui-même qu’il avait traversé notre ciel littéraire comme un météore. Rien n’est plus vrai : les dates le prouvent. Boule de Suif, en un jour de 1880, lui vaut la gloire. En dix années, tout juste de 1881 à 1890, de La Maison Tellier à Notre Cœur, il publie deux cent soixante nouvelles ou contes, sept grands romans, trois volumes de voyages, trois pièces de théâtre, un volume de vers, le contenu de vingt-neuf gros tomes bien remplis. Et, pour expliquer cette surprenante fécondité (qui ne s’est point du tout manifestée au détriment de la qualité, bien que, naturellement, toute cette production ne soit pas d’égale valeur), on a prétendu qu’il donnait des livres comme le pommier ses pommes. Et, comme lui-même, assez volontiers, se révélait sous l’aspect de l’homme de plaisir, du canotier farceur, habitué de la Grenouillère et grand trousseur de filles, comme son existence s’acheva lamentablement à la maison de santé du docteur Blanche, comme on dévoila le secret de sa vie privée en y laissant tout juste assez de mystère pour aiguiser l’appétit des curieux indiscrets, on vit dans son « cas » une espèce d’énigme.
L’unité de son œuvre (qui s’explique assez par la formation littéraire de Maupassant, sa discipline flaubertienne, l’influence de Tourgueniev et puis aussi par la densité d’une production surabondante, répartie seulement sur dix années) fut invoquée en témoignage : le « cas » Maupassant, pour beaucoup, fut un cas pathologique, sinon tératologique. Alors, on rechercha patiemment, complaisamment les prodromes de la maladie terminale jusque dans les premiers écrits. Les farces de la jeunesse passèrent pour des signes avant-coureurs ; on évoqua dans le détail antécédents héréditaires et personnels, tares congénitales, maladies acquises, lésions organiques et troubles mentaux pour dissiper ce mystère ; de la critique littéraire, on fit une minutieuse autopsie, déplorant que l’exhumation fût trop tardive. Et l’on aboutit à cette conclusion paradoxale que jamais œuvres d’art moins morbides ne furent conçues et exécutées par un être, par un cerveau moins sain. Alors, pour expliquer le paradoxe, on fit le génie de l’écrivain fonction de ses tares physiques et pathologiques.
Que Maupassant ait produit ses œuvres « comme le pommier ses pommes », cela n’est point douteux si l’on entend par là, toutefois, qu’il suivit sa nature sans la violenter et qu’il se réalisa lui-même complètement dans ses écrits. Mais cela ne veut pas dire, — loin de là, — que ses ouvrages soient venus sans peine et qu’il les écrivit dans une sorte d’inconscience, d’état second, de dédoublement de sa personnalité, sans lequel il n’eût pas été capable de les écrire. Il a subi la loi commune à tous les hommes de lettres. Les témoins de sa vie, les camarades de ses débuts littéraires, J.-K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Bourget, avec lesquels j’ai souvent parlé de Maupassant, m’ont tous dit, au contraire, quel grand travailleur il fut et ne cessa d’être. Le « travail facile » et quasi inconscient de Maupassant n’est qu’une légende. Léon Hennique m’a rapporté les confidences de son ami, en proie au tourment de la « copie ». L’apprentissage du métier, durement acquis sous la férule impitoyable de Flaubert, n’eût point suffi à l’assurer d’une virtuosité sans défaillances, à le mettre en possession et pour toujours d’une sorte de moule inusable dont toute sa production dût sortir, idées et forme, sujets et style.
Pour fortifier l’hypothèse de l’inconscience, on a souvent opposé, et quelquefois avec une intention dénigrante, l’œuvre à l’homme. On a fait état d’anecdotes, contées sans doute par Maupassant lui-même, assez fanfaron et mystificateur au besoin, de propos libres et de plaisanteries salées, et on en a déduit des conclusions faciles. Mais l’argument est bien simpliste : oui, l’homme fut comme Flaubert, et comme beaucoup d’autres en son temps, gaulois à ses heures. Ce défaut — si c’en est un — est celui d’une époque, et l’équipage de la yole la Feuille à l’envers ni la délurée Mouche n’étaient point, au surplus, pensionnaires aux Oiseaux. Mais est-ce que tout Maupassant tient dans ses Contes de la Bécasse ? La même plume qui écrivit Ce Cochon de Morin a écrit aussi le Champ d’Oliviers (« de l’Eschyle », disait Taine) et puis encore la Préface aux lettres de Flaubert à George Sand, qui est un chef-d’œuvre d’analyse psychologique, et la Préface de Pierre et Jean, un chef-d’œuvre de critique pénétrante.
Faire tenir dans la pathologie le secret de son génie n’est pas moins téméraire. À supposer même que la phase initiale de la maladie qui devait le mener chez les fous ait valu à Maupassant une période d’excitation créatrice, celle-ci eût-elle duré dix ans ? Au contraire, n’eût-elle pas été tôt suivie d’une phase dépressive aboutissant rapidement à la déchéance ?
Qui veut trop prouver ne prouve rien, et d’ailleurs il est vain de prétendre découvrir le pourquoi des choses, alors qu’il est déjà si difficile d’apercevoir le comment et de le dégager des erreurs qui le cachent à nos yeux...

Préface Chapitre I, 1