II
La famille Le Poittevin est de vieille souche normande. Le grand-père de Maupassant, Jean-Paul-François Le Poittevin (dont le prénom usuel était le second), est un de ces hommes dont les idées reflètent à la fois deux siècles : orphelin élevé par un oncle, l’abbé Perques, prêtre non assermenté, fort érudit, il avait en son jeune âge traversé la Révolution et, malgré l’exemple de l’oncle, ses sentiments religieux en étaient sortis fort ébranlés. Libre penseur, il conserva pourtant le plus grand respect du catholicisme, appela un prêtre à son lit de mort et, malgré ses idées philosophiques, garda, comme le remarque Georges Normandy, un goût certain pour l’aristocratie. La famille avait d’ailleurs, de tout temps, vécu en rapports étroits avec des familles nobles : une Bérigny, aïeule de Paul Le Poittevin, et contemporaine de Mme Deshoulières, « fut en correspondance avec les beaux esprits de son époque et laissa des vers élégants et spirituels ». À Fécamp, un quai porte ce nom de Bérigny.
Georges Normandy rapporte, d’après Mme Renée d’Ulmès
1 qui fut l’amie de Mme de Maupassant, une anecdote sur Paul Le Poittevin, répétée dans la famille : « Il y a, près de Valognes, la vavassorerie de Gonneville, où se trouve une “chambre hantée”. Tous ceux qui y couchaient voyaient apparaître un mouton noir. Cette chambre inspirait une telle terreur que jamais personne ne s’y hasardait. Paul Le Poittevin y voulut dormir. Le mouton lui apparut et lui dit : “Tant que toi et tes descendants conserverez ce domaine, la chance persistera pour vous !” Paul Le Poittevin acheta le domaine dès qu’il le put
2... »
Maupassant, comme son grand-père et comme son oncle Alfred Le Poittevin, devait montrer pareille curiosité inquiète envers le surnaturel. Maintes nouvelles en témoignent (
Le Horla est la plus célèbre, mais
La Main d’écorché,
Fou,
Conte de Noël,
Apparition,
La Peur,
Un fou,
Sur les Chats,
L’Auberge,
La Morte,
La Nuit,
L’Endormeuse,
Qui sait ? montrent que, de 1875, date à laquelle parut dans
l’Almanach de Pont-à-Mousson, sous la signature Joseph Prunier, la première de ces nouvelles, jusqu’en 1890, date de la dernière, il en fut positivement hanté).
Paul le Poittevin
3 s’établit filateur à Rouen. Il eut deux usines, l’une dans la ville même, l’autre près de Darnétal, à Saint-Léger-du-Bourg-Denis. En 1815, il épousa la fille d’un riche armateur fécampois, Mlle Thurin, dont la beauté était célèbre, et qui avait été élevée à Honfleur avec Mlle Caroline Fleuriot, mariée plus tard au docteur Flaubert, père du romancier. Ce petit pensionnat d’Honfleur était tenu, au dire de Mme Commanville qui en parle dans ses
Souvenirs Intimes à propos de l’enfance de sa grand-mère, par deux anciennes maîtresses de Saint-Cyr. Quand elles moururent, Mlle Fleuriot, orpheline, fut envoyée chez une de ses cousines, Mme Laumonier, femme du chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Bientôt elle y rencontra le docteur Flaubert et se fiança, tandis que Mlle Thurin rentrait dans sa famille, à Fécamp ; mais le destin allait bientôt réunir les deux amies.
En 1812, Mlle Fleuriot épousait Achille-Cléophas Flaubert ; en 1815 Mlle Thurin épousait Paul Le Poittevin et venait rejoindre à Rouen son ancienne compagne d’Honfleur. Un moment séparées, écrit René Descharmes dans sa préface aux
reliquiae d’Alfred Le Poittevin
4 elles se trouvèrent, après leur mariage, habiter la même ville, fréquenter le même monde, avoir des relations communes ; et bientôt les rapports les plus suivis s’établirent entre le ménage de l’industriel et celui du médecin. Les naissances consécutives de leurs enfants raffermirent encore l’intimité des deux jeunes femmes ; garçons et filles devinrent
tout naturellement compagnons de jeux. Mme Flaubert avait eu un premier fils, Achille, qui devait plus tard succéder à son père ; Mme Le Poittevin, le 28 septembre 1816, mit elle aussi un garçon au monde, et lui donna les prénoms de Paul-Alfred. On pria le docteur Flaubert d’en être le parrain ; quand Mme Flaubert, en 1821, eut un second fils, ce fut M. Le Poittevin qui fut le parrain de Gustave
5. Puis les deux jeunes mères eurent chacune une fille : Laure Le Poittevin naquit le 18 septembre 1821 et Caroline Flaubert trois ans plus tard. Ces parrainages, cette intimité des deux familles expliquent les légendes qui ont fait de Gustave Flaubert et de Maupassant des parents. Un peu plus tard Mme Le Poittevin eut encore une fille, Virginie, qui devint Mme Harnois de Blangues.
Alfred Le Poittevin, bien qu’il fût de cinq ans l’aîné de Gustave Flaubert, allait être bientôt l’ami le plus intime de celui-ci, exercer sur l’esprit du futur romancier une influence décisive. Mais ce pessimisme si profond, si désespéré, dont il s’imprégna dès l’enfance, ce fut précisément chez les parents de son jeune camarade du collège de Rouen que Le Poittevin en prit le germe : « Tout jeune, remarque René Descharmes, il erra dans les couloirs du vieil Hôtel-Dieu, attentif à tout, curieux des moindres nouveautés, et dans son esprit observateur et sérieux, la vue des misères humaines développa un instinctif besoin de méditation, en même temps qu’un penchant marqué au pessimisme. Les impressions qu’il remportait de ces escapades restaient en lui d’autant plus profondément gravées qu’elles n’étaient point celles de chaque jour, et qu’ailleurs, dans la maison de ses parents, il en recevait d’autres certainement très différentes ; sa sensibilité n’en était que davantage émue, sa réflexion plus vivement stimulée. Il entrevit sans doute pour la première fois les grands problèmes de la vie et de la mort que sa pensée devait scruter plus tard avec tant d’opiniâtreté : elle y contracta l’habitude de dépasser les simples données de la perception, de rechercher sous les apparences la nature secrète des phénomènes, leur origine, leur raison d’être ; il apprit à voir, juger froidement. La tournure d’esprit philosophique et critique dont on constate
les manifestations dans ses lettres et dans ses œuvres dérive donc très vraisemblablement de cette première éducation, de ce contact prématuré avec les plus lamentables aspects de l’existence. »
Peut-être serait-on tenté de croire inutile d’exposer ici les raisons du pessimisme dont font preuve, dès leur prime jeunesse, et Flaubert et Le Poittevin : Maupassant est né en 1850, deux ans après la mort de son oncle. Mais, si celui-ci ne put, évidemment, exercer une influence immédiate sur la formation du caractère et des idées de l’auteur d’Une Vie, il avait, avant de disparaître si prématurément, agi sur l’esprit de sa sœur — la mère de Guy de Maupassant. Et Flaubert, lui aussi, subit l’ascendant de Le Poittevin, et l’on sait quel fut son rôle près de Maupassant lorsque le jeune homme, au sortir du collège, s’essayait à écrire. Comment Flaubert n’eût-il pas évoqué devant lui le souvenir du cher Alfred, dédicataire des Mémoires d’un Fou, de La Tentation de Saint-Antoine ? En Flaubert, dans l’ami paternel qui l’accueillait à Croisset avec les marques d’une affection si profonde, il trouvait comme une survivance de ce qu’eût été pour lui le frère de sa mère, l’homme dont, auprès de lui, on ne se consolait point qu’il fût mort si tôt, avant d’avoir donné sa mesure. Dans une lettre de Flaubert, datée du 23 février 1873, on trouve cette phrase : « Depuis un mois, ma chère Laure, je voulais t’écrire pour te faire une déclaration de tendresse à l’endroit de ton fils. Tu ne saurais croire comme je le trouve charmant, intelligent, bon enfant, sensé et spirituel, bref (pour employer un mot à la mode), sympathique ! Malgré la différence de nos âges, je le regarde comme un ami, et puis il me rappelle tant mon pauvre Alfred ! J’en suis même parfois effrayé, surtout lorsqu’il baisse la tête en récitant des vers ! Quel homme c’était, celui-là ! il est resté dans mon souvenir, en dehors de toute comparaison. Je ne passe pas un jour sans y rêver... »
Et la « morale » dont Flaubert, à la fin de la lettre, dit qu’il la transmet au jeune Guy, est celle que Le Poittevin eût enseignée lui-même à son neveu.
Le ton affectueux de cette lettre, le tutoiement fraternel, montrent quelle intimité unissait les enfants des deux ménages amis, les Le Poittevin et les Flaubert. L’Hôtel-Dieu ne servait pas seulement de décor aux méditations romantiques des enfants ;
dans le logement du chirurgien en chef, une grande pièce du rez-de-chaussée, le billard, était à peu près abandonnée à leurs jeux. En été, par les fenêtres ouvertes, on apercevait l’amphithéâtre, et l’on pouvait voir le chirurgien penché sur sa dissection. Mais cela n’empêchait point les enfants de s’amuser : avec Ernest Chevalier, un autre camarade de collège, Gustave avait organisé un théâtre. Alfred et lui écrivaient les pièces, réduisaient, adaptaient les chefs-d’œuvre aux ressources de la troupe. Eux-mêmes jouaient. Caroline et Laure taillaient et cousaient les costumes et puis, coquettes et duègnes tour à tour, donnaient la réplique à leurs frères.
Alfred Le Poittevin, constate Édouard Maynial, exerça sur la formation intellectuelle de sa sœur et de ses amis une très grande influence. De bonne heure, Laure reçut de son frère le goût des lettres : il la familiarisa avec les classiques, lui apprit l’anglais assez parfaitement pour qu’elle lût Shakespeare dans le texte
6.
Les vacances ne séparaient point ces enfants : ils se retrouvaient à Déville, dans la propriété que le docteur Flaubert habita l’été avant d’acheter Croisset ; à Fécamp, chez les Thurin, aux Andelys, chez les parents d’Ernest Chevalier. La Correspondance de Flaubert atteste cette intimité de tous les instants. Un peu plus tard, Louis Bouilhet — un ancien camarade de collège, mais qui ne devint un véritable ami que vers 1845 — prit part aux longues discussions, aux rêveries des jeunes gens, à ces séances où, dans la fumée des pipes, la poésie, au dire de Flaubert, « leur chauffait l’embêtement de la vie à 70° Réaumur ».
Car ils étaient las de l’existence, découragés, persuadés de la triste inutilité de toutes choses, comme de véritables enfants du siècle et de bons romantiques. Lorsqu’il épousa Aglaé-Julie-Louise de Maupassant, Alfred Le Poittevin, comme Flaubert, portait au plus profond de son être une peine d’amour. La mystérieuse Flora avait été pour lui ce que fut pour son ami Elisa Schlésinger — Mme Arnoux de l’
Éducation Sentimentale ; mais, au contraire de Flaubert, il avait cherché dans le mariage une consolation... Avocat, il voulut entrer dans la magistrature et tenta de se faire nommer substitut dans le ressort de Rouen. Il n’y
put parvenir et il fut convenu que le jeune ménage irait habiter à Paris, tout en faisant de fréquents séjours à la Neuville-Champ-d’Oisel. Le mariage fut célébré à l’église du village, Gustave de Maupassant, intéressé d’agent de change (charge Stolz, à Paris), épousait Laure Le Poittevin.
Le mariage d’Alfred Le Poittevin fut pour Flaubert une espèce de deuil. En 1863 — seize ans plus tard — il l’avouait à Laure de Maupassant : « J’ai eu lorsqu’il s’est marié un chagrin de jalousie très profond : ça a été une rupture, un arrachement ! Pour moi, il est mort deux fois. » Tous deux s’étaient juré de vivre pour l’art, rien que pour la littérature. Et Le Poittevin manquait à cette promesse. Peut-être Flaubert, mieux renseigné que personne sur l’état de santé très précaire de son ami, prévoyait-il ce qui allait venir : après un séjour assez bref à Paris, le jeune ménage vint se réinstaller à la Neuville-Champ-d’Oisel. Mais la maladie de cœur dont souffrait Alfred fit de rapides progrès. Il n’avait rien fait pour la combattre au moment où, peut-être, il en eût été temps. Sa misanthropie, son nihilisme lui faisaient accepter le pire avec une espèce de délectation. En mars 1845 (quinze mois avant son mariage), n’écrivait-il pas à Flaubert : « Je mène une vie fort déréglée, et je m’affaiblis beaucoup. J’étouffe... » En septembre de la même année : « J’use toujours un peu trop de ce vieux trois-six : j’en ai été malade l’autre jour... Décidément, il ne me paraît pas qu’avec un pareil régime, je sois appelé à faire de vieux os
7 ! » Moralement, il ne se soignait pas mieux, cultivait son spleen avec férocité : « J’ai été élevé dans ce pays : le Havre et Honfleur, pour beaucoup de causes, me donnent encore un attendrissement singulier. J’y rêvais d’amour quand j’étais très jeune, de cet amour que je refuserais aujourd’hui, d’où qu’il vînt, quel qu’il fût. J’ai aujourd’hui le mot de cette bouffonnerie exquise entre toutes, mais j’aime à revenir dans le passé, quand je croyais !... Je suis comme ce Grec qui ne pouvait plus rire après être descendu dans l’antre de Trophonius. Reviens donc : j’ai soif de toi. Nous sommes deux Trappistes qui ne parlons que quand nous sommes ensemble
8... »
Il y avait en lui, comme en Flaubert, beaucoup d’orgueil — ou
plutôt un sentiment net de sa supériorité réelle. Tous ceux qui l’ont approché, Bouilhet, Du Camp (peu prodigue de louanges) en furent éblouis. Il resta calme devant la mort qu’il avait souhaitée, par dégoût de la vie, et qu’il aurait pu, maintenant, redouter : depuis le 22 mai de l’année précédente (1847), un fils lui était né
9. Mais il ne gardait aucun espoir, aucune illusion ; sa sérénité étonnait ses intimes ; il suivait avec intérêt les événements, car il avait prévu la Révolution de 1848. Et il écrivait : « Je commence à ne regarder plus les choses de ce monde qu’à la lueur de ce terrible flambeau qu’on allume aux mourants. Je te préviens que cette phrase n’est pas de moi : elle est de Saint-Simon, qui s’est trompé : le flambeau n’est pas terrible
10. »
Le 3 avril 1848, à minuit, il mourut après une longue agonie : « Jusqu’au moment où il lui a été impossible de rien faire, il lisait Spinoza tous les soirs dans son lit. Un de ces derniers jours, comme la fenêtre était ouverte et que le soleil entrait dans sa chambre, il a dit : “Fermez-la, fermez-la, c’est trop beau
11 !” »
La tristesse romantique, remarque René Descharmes, « une sorte d’inaptitude constitutionnelle à accepter les conditions de sa destinée, usèrent son énergie dans une inutile révolte et firent sombrer son talent. Ce que nous savons de son caractère, ce que nous pouvons deviner de ses dispositions naturelles, nous invite à croire qu’il était né pour écrire de grandes choses : il mourut sans avoir donné sa mesure
12 ». Mais il exerça autour de lui, et spécialement sur sa sœur Laure, une action des plus vives et qu’il importe de noter pour comprendre la formation du génie de Maupassant. Par sa mère, par Flaubert (sur lequel Le Poittevin eut une influence si profonde), le flambeau fut transmis.
1 Georges NORMANDY, Maupassant, p. 8.
2 Mme Renée d’ULMÈS (pseudonyme de Mlle Ray) a publié deux articles sur Maupassant et sa mère, l’un dans la Revue des Revues du 15 juillet 1901, l’autre dans l’Éclaireur de Nice du 12 décembre 1903.
3 L’ortographe du nom a varié : Flaubert et sa nièce écrivent couramment Lepoittevin en un seul mot. De même on écrit aussi Thurin et Turin, sans h.
4 Cf. René DESCHARMES, Introduction à Une promenade de Bélial et Œuvres inédites d’Alfred Le Poittevin. Paris, Les Presses (Bibliothèque romantique publiée sous la direction de Henri Girard), 1924.
5 Mme Renée d’ULMÈS, loc. cit., ajoute que Mme Le Poittevin fut la marraine de Gustave Flaubert. C’est inexact.
6 Éd. MAYNIAL, La Vie et l’œuvre de Maupassant, p. 19. Paris, Mercure de France, 1906.
7 Alfred Le POITTEVIN, loc. cit. pp. 189 et 196.
9 Descharmes a vérifié les dates à la mairie de La Neuville : Louis Le Poittevin est né le 22 mai 1847. Peintre distingué, dont plusieurs œuvres sont au musée de Rouen, il a fait l’objet d’une notice publiée dans la Grande Encyclopédie. Mais par erreur, on l’y fait naître le 21 mars 1852, et on le dit fils d’Edmond-Modeste Poittevin, dit Le Poittevin...
10 DU CAMP, Souvenirs littéraires, I, 271.
11 Correspondance de Flaubert, lettre du 7 avril 1848.
12 René DESCHARMES, loc. cit., p. XCI.