IV
C’est à Étretat, à la villa des Verguies (verguie est la forme cauchoise de vergers), que se retira Mme de Maupassant. Ses deux fils la consolaient des déceptions et des tristesses de son mariage.
Guy vécut là comme un « poulain échappé », courant et vagabondant à son aise, libre de toute contrainte. La maison était charmante et rustique. Dans un article publié par le
Mercure de France, A. Guérinot en donne cette description : « C’était non loin de la mer et le long de la route de Fécamp, une maison à deux étages, sans recherche architecturale. Neuf fenêtres se découpaient dans la façade d’un balcon que soutenaient des piliers couverts de plantes grimpantes. Le rez-de-chaussée communiquait de plain-pied, par trois portes-fenêtres, avec un vaste jardin planté de sycomores, de tilleuls et de bouleaux se dressant parmi les touffes d’épines roses ou blanches et de houx ; des massifs et des plates-bandes de fleurs y jetaient l’éclat de leurs couleurs variées et l’embaumaient. À l’intérieur, les amples pièces renfermaient un riche mobilier ancien, rehaussé de bahuts provenant de l’abbaye de Fécamp et de merveilleuses faïences de Rouen, collectionnées avec amour par les grands-parents
1. » Ce jardin, Mme de Maupassant l’avait elle-même dessiné. Il était fort beau et elle en était fière.
Ce fut elle-même aussi qui donna les premières leçons de lecture et d’écriture à Guy. Elle ne voulut laisser à personne le soin d’éveiller l’intelligence, de former le goût de son fils. De longues promenades dans la campagne et sur la mer alternaient avec les causeries. Elle s’émerveillait de trouver en lui une ressemblance avec Alfred Le Poittevin chaque jour plus marquée.
Elle souhaitait que cette ressemblance s’accentuât et que, comme son oncle, l’enfant se sentît de l’inclination pour les lettres, et elle fit tout ce qu’elle put afin qu’il suivît plus tard ce penchant. Car elle estimait qu’il faut s’y prendre de bonne heure pour façonner les esprits. Elle l’intéressait au spectacle de la nature, lui faisait décrire ce qu’il voyait, partageait ses jeux, l’accompagnait quand il rejoignait les pêcheurs, dirigeait ses lectures. Il retenait les textes avec une facilité rare — comme Alfred Le Poittevin — et dès le jeune âge il prit contact avec les classiques. Il dut à Shakespeare, en lisant
Macbeth et le
Songe d’une nuit d’été, ses premiers enthousiasmes poétiques, ses premiers frissons dramatiques.
Plusieurs fois, pendant ses courses le long des falaises, il faillit se tuer. Un jour il fut surpris par la marée montante ; sa mère l’accompagnait et tous deux ne purent rentrer qu’à grand’peine, en escaladant des rochers où ils manquèrent de s’écraser. Il était brave et ne redoutait rien de ce qui, d’ordinaire, effraie les enfants. Pourtant il portait une vive curiosité aux choses surnaturelles, ce qui était une ressemblance de plus avec son oncle Alfred Le Poittevin et ce qui, sans doute, ne déplaisait pas à sa mère.
La maison des Verguies avait sa légende et, au dire de Georges Normandy, c’est cette légende qui lui avait donné son nom. Au vieux temps, dame Olive, châtelaine d’Étretat, accompagnait ses servantes sur la plage et les aidait à laver le linge à la fontaine d’eau douce qui, à mer basse, sourd entre les galets. Or un jour, comme Ulysse devant Nausicaa, surgit devant Olive un pirate normand. Les lavandières eurent grand’peur et s’enfuirent, abandonnant la dame. Mais Olive, comme les guerriers l’allaient prendre, fit vœu de bâtir une église si elle échappait à leurs mains. Aussitôt des anges l’enlevèrent dans les airs et elle regagna son château. Or, l’endroit qu’elle choisit pour y construire l’église au creux de la valleuse était hanté par un démon, le diable des Verguies. En une nuit, il enleva les pierres entassées par les maçons et les porta à l’entrée du val. Trois fois les hommes s’entêtèrent ; trois fois le diable recommença, tant qu’à la fin dame Olive s’écria : « Puisque le Dieu du ciel, qui est plus fort que le diable des Verguies, le laisse faire, c’est que l’emplacement lui convient. » Et c’est où le diable avait porté les
pierres que fut construite l’église romane qui existe encore
2.
Mais on s’entretenait dans le pays d’autres mystères, et plus étranges, qui fournirent à Maupassant le sujet de l’Anglais d’Étretat et de la Main d’écorché. Nous y reviendrons.
Un vicaire d’Étretat, l’abbé Aubourg, initia Guy aux déclinaisons et aux conjugaisons latines et lui enseigna le catéchisme. Il devint curé de Saint-Jouin, — dont Maupassant fit Join-le-Sault, comme il fit de l’abbé Aubourg l’abbé Loisel, lui prêtant même une parenté tout imaginaire
3 : « un grand curé osseux, carré d’idées et de corps. Son âme elle-même semblait dure et précise ainsi qu’une réponse de catéchisme. » Il donnait « des leçons à ses neveux dans le cimetière, sans doute pour leur rendre familière la pensée de la mort ». Mais, en réalité, la figure du bon curé cauchois — que l’on retrouvera dans
Une Vie sous les traits de l’abbé Picot — ressemble plus à celle de l’abbé Aubourg que le « grand curé osseux » que l’on retrouve dans le même roman sous le nom de l’abbé Tolbiac, et qui se fait si bien détester de ses ouailles.
Toute son enfance, constate justement Édouard Maynial, a été intimement, indissolublement mêlée au paysage haut-normand
4. À treize ans, Maupassant est déjà un grand et fort gaillard, capable de parcourir des lieues et des lieues sur les plus mauvais chemins, de porter de lourds fardeaux, de haler sur une bouline et de faire correctement une épissure. La pêche est pour lui sans mystères et la navigation côtière sans surprises. Il est basané comme un vieux marin, mais il sait aussi traduire sans trop de fautes une page de prose latine. Et, s’il ignore les langues vivantes, il parle, en revanche, le patois du pays de Caux aussi naturellement que s’il était né dans une caloge, comme un gars de
pêqueux. Il est parfaitement dépourvu de morgue et de pose, et même il n’admet point que ses camarades d’Étretat, parce qu’ils sont enfants du peuple, soient traités autrement que lui. Un jour
qu’une amie de sa mère, sans y songer, veut faire porter au gars qui accompagne Guy un panier de provisions :
— Nous le porterons chacun notre tour, madame, et c’est moi qui commence, dit Guy poliment, mais fermement
5.
Dans le pays, on l’adore. Il est l’ami de tous : il pénètre chez tous. Il observe, emmagasine dans sa mémoire des traits de mœurs, des mots, des attitudes, des paysages et des sensations. Son esprit gardera tout cela et, mieux qu’un carnet de notes, lui rendra, au moment d’écrire, la phrase exacte et précise, plus fidèle en sa concision qu’un document photographique.
Il fallut se résigner à la séparation. Mme de Maupassant voyait venir ce moment avec terreur, car elle savait que Guy ne se trouvait nullement préparé à l’existence recluse qui l’attendait au collège. Rouen et son lycée, trop lointains à son gré, furent écartés. Elle choisit Yvetot, plus près d’Étretat, Yvetot où se touve un petit séminaire, ou plus exactement une « Institution ecclésiastique », dont Hugues Le Roux dit très justement « qu’on y prend, parmi les fils des cultivateurs riches venus étudier le latin, des manières et un accent spécial que l’on garde toute la vie. Nous autres hauts-Normands, nous reconnaissons encore à l’âge de la barbe blanchissante un ancien élève d’Yvetot
6 ».
La « franchise brutale » de Guy de Maupassant le préserva de cette contagion. Même il fut une espèce de réfractaire. Il tenta de s’évader. Il languissait comme un prisonnier dans sa geôle ; tout lui semblait hostile, tous lui paraissaient malveillants, ses camarades et ses maîtres. Il rêvait de promenades en mer et de courses dans la plaine. Les murs du dortoir l’oppressaient. Il simula la maladie — et peut-être même n’eut-il pas grand’peine à paraître souffrant, tant il s’ennuyait à périr dans cette maison plus insupportable à sa jeune indépendance qu’une cage étroite. Les mœurs ecclésiastiques lui devinrent intolérables : « Aussi bien, quand le prêtre n’est pas tout à fait supérieur, sa fréquentation quotidienne tue-t-elle dans le germe la foi du jeune croyant. Les excellentes personnes à qui l’éducation de Maupassant avait été confiée ne comprirent point sa nature, il fallut se séparer. L’enfant était dès lors et pour toujours brouillé
avec la foi religieuse. “D’ailleurs, m’a-t-il dit un jour, si loin que je me souvienne, je ne me rapelle pas d’avoir jamais été docile sur ce chapitre. Tout petit, les rites de la religion, la forme des cérémonies me blessaient. Je n’en voyais que le ridicule.” Il était sincère en parlant de la sorte. Il a par nature l’âme la moins religieuse qui soit au monde
7. »
Pourtant, il écrira le
Dieu créateur, un poème philosophique que conserve un « cahier d’honneur » du lycée de Rouen. Et, s’il demeure indifférent en matière de religion, il ne sera jamais, à proprement parler, « anticlérical »
8.
Expulsé avant la fin de la seconde, sous prétexte d’une épître assez libre que ses maîtres avaient saisie, il respira — comme respirèrent certainement aussi ses maîtres, désormais à l’abri des farces de l’élève indiscipliné : « Une nuit, conte Maupassant à François Tassart, tandis que le directeur et les pions dormaient, nous avons pillé la cave et le garde-manger et, installés sur le toit de l’établissement, avec mille précautions, nous avons fait bombance jusqu’à l’aurore. J’avais quatorze ans ! J’étais un des meneurs... »
Maupassant termine l’année scolaire chez lui sans contrainte, et, à la rentrée de 1867 il est à Rouen en rhétorique, l’année suivante en philosophie. L’internat du lycée lui pèse moins que le régime du séminaire. Il rime éperdûment pendant les études, et sa « muse insuffisamment vêtue
9 », lorsque par hasard on la surprend, fait moins de scandale. Et puis, surtout, il a pour « correspondant » Louis Bouilhet chez lequel il passe ses dimanches. L’auteur de
Melaenis est conservateur de la Bibliothèque de la Ville. Il a été l’ami d’Alfred Le Poittevin — l’oncle vénéré. Il est l’intime de Flaubert ; parfois, en sa compagnie, on prend le chemin de Croisset, et d’autres fois c’est le romancier qui laisse son ermitage pour venir à Rouen chez Bouilhet. Tous deux sont pour le jeune Guy comme de vieux et charmants camarades que leur gloire ne guinde point, mais qui se mettent si facilement au niveau du rhétoricien. Il ose leur montrer
ses essais ; on les lit. On ne le flatte pas de compliments immérités ; on fait mieux : on le traite en confrère, on le critique, on lui montre la faiblesse des chevilles et les fautes de prosodie, mais aussi, on loue comme elles le méritent ses inventions et ses images originales, on lui apprend à redouter le médiocre, à se montrer sévère envers soi-même. On ne sait encore s’il sera poète, car faire des vers, ce n’est pas toute la poésie, il s’en faut, mais c’est toujours un exercice utile à qui doit tenir une plume...
Aux vacances, il retrouve Étretat avec une joie immense. Dans l’été de 1864, le hasard — un hasard providentiel — lui fait rencontrer Swinburne, auquel il porte secours alors que celui-ci est en danger de se noyer. Or Swinburne habite chez un autre Anglais, homme singulier chez lequel Maupassant, après ce sauvetage, est invité. L’Anglais a un singe en liberté qui, chaque fois que Maupassant veut porter son verre à ses lèvres, bondit et lui pousse la tête vers la table. On sert un rôti de singe. Aux murs pendent « des tableaux, parfois superbes, parfois étranges, fixant des conceptions d’aliénés ; une aquarelle représente une tête de mort naviguant dans une coquille rose, sur un océan sans limites, sous une lune à figure humaine. De place en place, on rencontre des ossements. Je remarque surtout une affreuse main d’écorché, qui garde sa peau séchée, ses muscles noirs mis à nu, et, sur l’os, blanc comme de la neige, des traces de sang ancien ». Comparez ces lignes, parues sous le titre L’Anglais d’Étretat, dans le Gaulois du 29 novembre 1882, à certain passage presque identique de La Main d’écorché (conte publié dans l’Almanach de Pont-à-Mousson, de 1875, sous la signature Joseph Prunier), puis encore à La Main, dans Les Contes du Jour et de la Nuit, et enfin à la préface de la traduction (par Gabriel Mourey) des Poèmes et Ballades de Swinburne, et vous verrez comme une impression d’enfance, développée par cet amour du surnaturel déjà constaté, devient chez Maupassant un inépuisable thème.
Dès ces dernières années de collège, aussi, ses idées, sa philosophie semblent fixées. Son pessimisme s’exprime dans cette pièce,
Dieu Créateur, qui, malgré sa gaucherie, fait parfois songer à Vigny :
Dieu, cet être inconnu, dont nul n’a vu la face,
Roi qui commande aux rois, et règne dans l’espace,
Las d’être toujours seul, lui dont l’infinité
De l’Univers sans borne emplit l’immensité
Et d’embrasser toujours, seul, par sa plénitude
De l’espace et des temps, la sombre solitude,
De rester toujours tel qu’il a toujours été,
Solitaire et puissant durant l’Éternité,
Portant de sa grandeur la marque indélébile,
D’être le seul pour qui le temps soit immobile,
Pour qui tout le passé reste sans souvenir
Et qui n’attend rien de l’immense avenir...
Dans l’éternel ennui d’un éternel présent,
Solitaire et puissant, et pourtant impuissant
À changer son destin dont il n’est pas le maître...
Le grand Dieu qui peut tout ne peut pas ne pas être !
Il a lu déjà Schopenhauer (qu’il citera jusque dans les
Dimanches d’un bourgeois de Paris) et qui sera pour lui, avec Spencer, l’alpha et l’omega de la philosophie.
Et j’imagine que, s’il apporta cette pièce un dimanche pour la soumettre à Bouilhet, celui-ci dut ratifier le jugement des professeurs qui la jugèrent digne d’être inscrite sur le cahier d’honneur, pour garder le souvenir du jeune bachelier
10.
Mais les causeries avec Bouilhet devaient bientôt finir. L’auteur des Fossiles s’éteignait le 18 juillet 1869. Et Flaubert allait, dans sa douleur, trouver de nouvelles raisons de s’attacher plus profondément encore à ce jeune poète qui, désormais, lui rappelait ses deux plus cher amis disparus, Alfred Le Poittevin et Louis Bouilhet.
1 A. GUÉRINOT, Maupassant à Étretat, Mercure de France, 1er novembre 1925.
2 G. NORMANDY, loc. cit., p. 39.
3 Dans une nouvelle qui parut dans le Gil Blas en 1883, et dont on retrouve les éléments dans Les Dimanches d’un bourgeois de Paris (Une triste histoire, où l’« oncle » est un « bon gros curé cauchois ») Cf. GUÉRINOT, Maupassant à Étretat, Mercure de France, 1er septembre 1925, p. 291.
4 Éd. MAYNIAL, loc. cit., p. 34.
6 Hugues LE ROUX, Portraits de Cire, p. 83.
8 Cf. Michel SINVAST, Les Yeux baissés de Maupassant (La Vie Catholique, 12 septembre 1925). Voir note 1, page 24.
9 Henri d’ALMÉRAS, Avant la Gloire, 1re série, p. 67. Paris, Lecène et Oudin, 1902.
10 Il fut reçu le 27 juillet 1869, à Caen.