Georges Normandy : Maupassant, Rasmussen, 1926, pp. 181-191.
L’Écrivain La Folie et la Mort

VIII
La Folie et la Mort.

Guy de Maupassant arriva à la maison de santé du docteur Blanche, rue Berton, à Passy (tout près de cette rue Raynouard, pleine de souvenirs littéraires et artistiques, où, sept ans auparavant, il avait connu de belles heures d’amour), le 17 janvier 18921.
Il avait dormi pendant presque toute la durée du voyage et semblait, pourtant, bien las.
Il reposa durant toute cette première journée. François était auprès de lui.
Le 10, à onze heures du matin, alors que le malade commençait à déjeuner, le docteur Blanche vint le voir. Il assista à son repas, lui parla de diverses choses et lui posa des questions à l’improviste. Maupassant, qui connaissait et aimait beaucoup le célèbre aliéniste, répondait avec à-propos. En sortant, le docteur dit à Tassart :
— Il fait tout ce que vous lui demandez ; c’est une bonne chose. Il a bien répondu à mes questions, c’en est une autre. Tout espoir n’est peut-être pas perdu. Attendons.
Tout alla bien jusqu’au 20 avril. L’état physique et moral s’améliorait — à quelques courtes hallucinations près. Guy se plaisait à conter, avec sa verve coutumière, des histoires très drôles à son gardien et à son valet de chambre, qu’il était content de voir rire.
Un soir, brusquement, tout changea. Alors que François était en train d’écrire à Mme de Maupassant, Guy lui reprocha violemment de s’être substitué à lui au journal le Figaro et d’avoir médit de lui dans le ciel. Il conclut :
— Je vous prie de vous retirer. Je ne veux plus vous voir.
Baron, le gardien, connaissant son métier, dit à Tassart, interloqué, de se retirer pour ne pas contrarier le malade.
Le lendemain, Maupassant reçut François aussi aimablement qu’à l’ordinaire et lui demanda quand ils retourneraient, chez lui, rue Boccador.
Le docteur Blanche, informé de la scène de la veille, fronça les sourcils :
— Tant pis ! murmura-t-il. C’est ce que je craignais.
Alors, Mme de Maupassant, Mme d’Harnois, songèrent, comme François, à faire transporter le romancier à la campagne, à lui organiser une existence plus gaie. (Il demandait toujours à retourner rue Boccador.) Ce ne fut pas possible : c’eût été dangereux. Il fallait absolument qu’il demeurât enfermé.
Le jour même où François fut informé de cela, il eut la douleur d’entendre son maître, apparemment tout à fait en possession de lui-même, le questionner encore :
— François, quand irons-nous, enfin, rue Boccador où j’ai tout ce qu’il faut pour ma toilette ? Et puis, enfin, mes manuscrits sont là ainsi que mes livres ! La nourriture que vous savez si bien me préparer me remontera, tandis qu’ici je ne guérirai jamais !

Dès septembre, il ne parlait plus de retourner rue Boccador.
En octobre, les jours sont courts, le temps est mauvais. Des brouillards malsains montent de la Seine. Guy de Maupassant ne sort pas. Il passe son temps au salon. Il joue aussi au billard.
Un jour, selon le docteur Raymond Meunier, il a un accès de folie furieuse, et blesse, d’un coup de bille de billard, un des malades de la maison.
François ne fait aucune allusion à ce drame qu’il a pu ignorer, qu’il a peut-être voulu ignorer, avec sa discrétion et sa délicatesse habituelles — et que nous considérerions comme une légende (encore), si nous n’avions la plus grande considération pour la personnalité du docteur Raymond Meunier. (Cf. Candide, 23 juillet 1925, art. de Léon Treich.) On en trouve trace, d’ailleurs, dans le travail (sans conclusion, bizarre, mais aussi complet qu’il pouvait l’être en 1905) de M. Lumbroso.
Ce n’est pas à François qu’il faut demander une précision absolue sur la marche de la maladie de Maupassant à Passy. Dans sa touchante piété pour cette grande mémoire, il ne nous fournit que quelques indications rapides concernant surtout les heures où le malade était lucide. Exemple :

« Le lundi de Pâques, 3 avril 1893, je suis dans le jardin avec mon maître et son infirmier. Il a beaucoup maigri pendant ce long hiver et sa marche est moins sûre. Nous nous asseyons sur un banc, sous un marronnier, dont les jeunes feuilles laissent filtrer des rayons de soleil. Malgré tout, le malade éprouve de la satisfaction à voir la renaissance de la nature ; il admire cette jolie pelouse au vert tendre qui s’étend devant nous et repose nos yeux. Je lui fais remarquer la beauté d’un petit arbuste qui a déjà sa couronne de feuilles panachées, presque blanches. Il me répond :

« — Oui, ce petit arbre fait bien, mais ce n’est pas comparable à mes peupliers blancs d’Étretat, surtout sous un coup de vent d’Ouest... »

Et ce souvenir de l’heureux passé est particulièrement émouvant qui survit dans cette intelligence moribonde.
Quelle mélancolie encore — et quelle matière à réflexions — dans ces regrets sincères du bon serviteur : « Dans ce jardin, clos de murs sévères, je pense aux nombreuses promenades que nous avons faites ensemble sur les montagnes au grand air... Je nous revois sur le haut du mont Revard, quand mon maître, du bout de sa canne, m’indiquait où se trouvaient Chamonix, Zermatt et le mont Rose. Je me souviens aussi que c’est là qu’il me dit, avec un accent embarrassé qui trahissait un regret, que ce voyage de Suisse avait contribué à rompre un mariage projeté2.
« ... S’il s’était marié, il aurait eu une tout autre destinée ! Cette femme qu’il devait épouser, je la connais : elle est d’une intelligence supérieure. Sans nul doute, elle aurait su retenir son mari, lui épargner bien des fatigues... Mon maître ne serait pas paralytique... »
Ce n’est point impossible, mais ce n’est pas sûr.
Les docteurs Franklin-Grout et Meuriot (ce dernier succéda au docteur Blanche), qui soignèrent Maupassant spécialement à Passy, avaient rédigé un cahier d’observations. Ce cahier vint en la possession du comte Primoli. Diego Angeli, journaliste italien, tira de ce cahier des renseignements qu’il publia dans le Giornale d’Italia, en juillet 1902. Edmond de Goncourt nota dans son Journal (avec cette vague hostilité qu’il eut toujours, sans raison bien sérieuse, contre Maupassant) ce que l’on disait de son état dans les milieux littéraires. Quelques autres personnalités du monde et de la littérature ont connu et publié des détails, parfois inexacts, sur le même pénible sujet.
Nous savons ainsi qu’en février 1892, Guy de Maupassant croyait « être salé », — passait alternativement de l’abattement à l’irritation, redoutait les médecins qui l’attendaient dans le corridor « pour lui seringuer de la morphine » dont les gouttelettes « lui faisaient des trous dans le cerveau », — qu’il avait l’idée qu’on le volait, qu’on lui avait soustrait 6 000 francs, — lesquels, un peu plus tard, étaient devenus 60 000 francs ; qu’en août, il s’entretenait avec des banquiers, des courtiers, des hommes d’argent et ne reconnaissait plus le docteur Blanche ; que Mme Lecomte du Nouy lui ayant, un jour, envoyé des raisins, il les repoussa en riant et en répétant plusieurs fois : « Ils sont en cuivre ! » ; que, se promenant dans le parc de la Maison, il planta une branche dans un parterre en disant à son infirmier :
— Plantons cela ici : nous y trouverons, l’an prochain, des petits Maupassant !
Il observait les plantes longuement, visiblement préoccupé par les manifestations de la vie végétale et il déplorait les ravages faits aux racines et aux germes par des êtres imaginaires — ou par les insectes, peut-être ?
— Voilà, disait-il (selon M. Cahen d’Anvers), les ingénieurs qui fouillent la terre, les ingénieurs qui creusent...
Il se promenait dans la cour du premier préau où, parfois, il poursuivait un ennemi invisible contre lequel il voulait se battre, criait : un, deux, trois ! comme dans un duel, — et, « la nuit, parlait de millions et de pédérastie ». Le 13 janvier 1893, lorsque M. Pol Arnault vint le voir, le malheureux écrivain, qui avait la camisole de force, ne le reconnut pas. Il finit, lamentable détail rappelé par Maurice de Waleffe, par lécher les murs de sa cellule...
Mais ne nous attardons pas à ces détails lugubres.

La mort de Maupassant fut lente à venir.
Quatorze mois avant d’expirer, il n’était plus que l’ombre d’un homme, « vieilli, affaibli », flétri, les yeux « rouges et éteints », les muscles détendus de ses mâchoires « lui faisaient comme des bajoues, six semaines avant son agonie ».
Le 6 juillet 18933, il s’éteignit non pas « très calme », ainsi que l’écrit M. Maynial, non pas « comme une lampe qui manque d’huile », selon le propos de M. Lumbroso, attribué à l’un de ses gardiens, mais, au contraire, et selon la norme, dans des convulsions épileptiformes dont la première avait eu lieu le 25 mars et l’avant-dernière le 28 juin. À la suite de celle-ci, il resta dans le coma jusqu’au 2 juillet. Les piqûres d’ergotine, les sinapismes n’empêchèrent pas le retour des convulsions qui persistèrent. La seule et l’horrible consolation que nous puissions avoir est de savoir que, depuis mai 1892, il était gâteux, halluciné et que son atroce agonie fut inconsciente.
Telle est la sombre vérité, en dépit des fantaisies ou des imaginations de quelques biographes, au premier rang desquels j’ai le triste devoir de placer M. Albert Lumbroso — que l’on confond souvent, à tort, avec son célèbre compatriote, le criminaliste Cesare Lombroso. Le baron Albert Lumbroso a amassé pêle-mêle des documents et des fables. Il sied de choisir dans son bizarre dossier avec une extrême prudence. Seul, M. Louis Thomas, d’instinct, s’est méfié du livre du baron Lumbroso.

*

À partir du jour où son illustre enfant fut interné, l’admirable mère de Guy de Maupassant trouva encore, parmi ses oreillers de malade sexagénaire, l’énergie de prendre ses intérêts en mains. On avait essayé de lui cacher la vérité — mais il fallut tout lui dire, certaines dispositions rendant son intervention indispensable.

L’écrivain mort, son mobilier et sa bibliothèque furent vendus à l’hôtel Drouot, les 20 et 21 décembre 1893.
Un bronze de Rodin, cette chimère atrocement symbolique que François a décrite, fut achetée par le baron Cahen d’Anvers, — et le Bouddha qui ornait le cabinet de travail dessiné par Fraipont « fit » 205 francs... Une dame poussa jusqu’à 185 francs un minuscule porte-mine en or ; une autre obtint un tire-boutons moyennant une enchère de 40 francs...

La villa de Cannes fut sous-louée.
Le yacht Bel-Ami, que Maupassant a tant aimé, — le Bel-Ami qui lui fit tourner la tête plusieurs fois, alors que, dément, on allait l’emmener à Paris, — le Bel-Ami, qui avait continué à balancer doucement sur les vagues claires ses lignes élégantes, fut vendu en août 1893, par l’intermédiaire d’une agence, à M. Frédéric de Neufville. Ce dernier le revendit, en juillet 1895, au comte de Barthélemy... Et puis, en 1900, François Tassart le retrouva à Saint-Nazaire : le joli yacht, fatigué, n’était plus, alors, qu’un simple bateau de pêche.

Laure-Marie-Geneviève de Maupassant mourut à Nice, le 8 décembre 1904.
Gustave-François-Albert de Maupassant, après avoir passé les dernières années de sa vie, à Sainte-Maxime-sur-Mer (Var), était mort le 24 janvier 1899.

*

La tombe de Guy de Maupassant est au cimetière Montparnasse, non loin de celle de César Franck, dans la 26e section, sous un épais massif de fusains et de chrysanthèmes. Deux colonnes corinthiennes, supportent un modeste chapiteau sur lequel on ne lit que ce nom :

GUY DE MAUPASSANT

Rien de plus. C’est assez.
Suivant sa volonté, — car il ne voulait pas retarder « sa réunion au Grand Tout, à Notre Mère la Terre », — il ne fut pas mis dans un cercueil de plomb.
Nous l’admirons.
Aimons-le. Il a aimé. Il a triomphé. Il a pleuré. Il a créé.
Des cimes étincelantes de soleil, il a été, comme les héros d’Eschyle, lancé par l’éternelle Némésis aux ténèbres de l’Abîme.
Lisons ses œuvres. Plaçons, de temps en temps, sur la sépulture modeste et sacrée de cet homme de génie, quelques branches de ces joncs marins en fleurs qui dorent les falaises de notre Fécamp et de son Étretat.

FIN

1 Cette maison de santé n’était autre que l’ancienne propriété de Mme de Lamballe, qui y demeurait lorsqu’elle fut massacrée par la populace. Maupassant habitait à gauche, dans une aile en retour d’équerre. Il se promenait souvent avec son gardien autour de la pelouse qui s’étendait devant le perron dont la rampe était un chef-d’œuvre de ferronnerie. Rasée par l’acquéreur du domaine (une dame américaine), cette charmante et tragique résidence est en cours de reconstruction.
2 C’est moi qui souligne. — G. N.
3 L’acte de décès fut rédigé de l’étrange façon que voici à la mairie du XVIe arrondissement :
0 « L’an mil huit cent quatre-vingt-treize, le sept juillet à neuf heures du matin, acte de décès de Henri-René-Albert-Guy de Maupassant, âgé de quarante-trois ans, né à Sotteville, près Yvetot (Seine-Inférieure), domicilié à Paris, 24, rue Boccador, décédé le six juillet courant à neuf heures du matin, fils de..., etc. ». — Voir le chapitre II, p. 26.

L’Écrivain La Folie et la Mort