Georges Normandy : Maupassant, Rasmussen, 1926, pp. 171-180.
La Maladie L’Écrivain La Folie et la Mort

VII
L’Écrivain.

Raconter la vie de Maupassant, remarque justement Édouard Maynial, c’est déjà faire l’histoire de son œuvre. Le cas du célèbre écrivain reste, en effet, exemplaire et typique. Henri de Régnier l’a résumé dans cette formule heureuse : « Maupassant fut un grand conteur dont la vie fut un conte tragique. »
De fait, il serait malaisé de dégager les principales composantes de l’œuvre du grand Cauchois en faisant totalement abstraction de sa vie et vous avez vu qu’en résumant cette vie j’ai dû toucher plusieurs fois à cette œuvre.
La génération de Maupassant, sans atteindre encore à l’ignorance et à la brutalité de celle qui nous suit, ne considérait déjà plus la culture de l’esprit comme la fin de toute éducation. Elle apprit le latin et, un peu, le grec. Elle rechercha le baccalauréat. Elle perdit peut-être son temps à apprendre des choses superflues. Mais, malgré tout, elle reçut une discipline traditionnelle salutaire, éprouvée. Je crois que la discipline, assez routinière, d’alors valait beaucoup mieux que la démence et l’anarchie d’aujourd’hui.
Elle ignora, cette génération, les idées humanitaires ; elle ne prit guère souci des idées sociales auxquelles, par une réaction inévitable, sacrifia trop notre jeunesse. Elle admit l’oppression des lois naturelles, s’y soumit avec résignation, goûta passionnément la vie, où elle trouva souvent l’arrière-goût de la mort, et laissa l’instinct parler haut.
On voit que cette psychologie globale d’une génération correspond, d’une manière assez probante, à la psychologie individuelle de Maupassant — toutes questions héréditaires ou pathologiques écartées. À quelques nuances près, l’auteur de Mademoiselle Fifi peut passer pour le prototype de l’homme parfait, à son époque.
Précisons. Bachelier, ayant subi non seulement l’éducation universitaire, mais, en outre, l’influence de Bouilhet et l’impérieuse direction de Flaubert, Guy de Maupassant eut bien, jusqu’à la fin, cette méthode traditionnelle qui est en partie responsable de la clarté d’expression, de la solidité de pensée et de la perspicacité (voire de la subtilité, quand ils veulent !) de tous les grands Normands. C’est, sûrement, grâce à cette méthode traditionnelle que Jean Lorrain, par exemple, lancé en plein centre symboliste, ne consentit jamais écrire ni un vers libre, ni une prose extérieure à la bonne langue française.
Tant qu’il fut en possession de sa raison, Maupassant n’eut aucune superstition. Nous l’avons vu, dès son enfance, familier avec les fantômes qu’il parodiait volontiers. Il n’eut même pas la superstition des « carrières libérales », pourtant si répandue alors, et, s’il entra dans l’Administration, c’est que sa famille eut cette superstition pour lui. Même, il eut la haine avouée, prouvée, écrite, de ces carrières, comme il eut l’horreur de tout ce qui attentait à sa liberté, limitait ses gestes, diminuait autour de lui l’air et l’espace. Mieux : il ignora (et par là il se distingue nettement de Flaubert, de Barbey d’Aurevilly, de Jean Lorrain, de Jean Revel, de Robert de la Villehervé, pour qui notre Art resta le but unique) la superstition et le culte de la Littérature. Écrire ne fut pour lui qu’un pis-aller choisi parce qu’il se sentait capable — en faisant bien ce qu’il ferait, en bon Normand, — de trouver dans la carrière littéraire toutes les satisfactions morales et physiques qu’il exigeait de l’existence. Vraisemblablement, en un autre temps et dans une situation financière et sociale différente à l’origine, il eût dédaigné le vélin et revécu la vie tumultueuse des ancêtres. Les souvenirs d’Hugues Le Roux sont très explicites là-dessus. « Un hiver durant, rapporte-t-il, Maupassant passa avec Flaubert toutes ses soirées, la moitié de ses nuits. Dans ces causeries, le vieux maître lui fit comprendre ce qu’est le caractère. Il lui apprit à choisir le détail typique, unique, particulier, momentanément essentiel, dont l’observation et l’expression sont toute l’originalité d’une œuvre d’art... » Et pendant six ans Guy travailla avec opiniâtreté sans publier autre chose qu’un livre de vers. Ce livre, il l’a jugé lui-même de la façon révélatrice que voici : « ... Ce n’est pas l’œuvre d’un inspiré, mais d’un homme qui a réfléchi. J’ai la certitude que je n’étais pas né pour écrire plus que pour toute autre besogne.... Je n’ai trouvé dans le travail aucune joie. »
Il risqua plus encore. Écoutez :
Maupassant était alors en pleine gloire... et, hélas ! en plein snobisme mondain. Un jour, Octave Uzanne lui reprochait le dénouement « salonnier » d’un de ses grands romans.
— Avec votre tempérament, mon cher Maupassant, cela aurait dû normalement finir en pleine nature, en pleine fougue, hors de ce « Monde » qui vous accapare, et vous paralyse...
— Oui, mon cher Uzanne, oui... Vous avez peut-être raison...
Et, après un silence, Guy de Maupassant conclut par ce mot bien normand — et bien caractéristique :
Vous avez même certainement raison. Oui... Mais... et la clientèle ?
Cela ne l’empêchait pas d’avoir des idées très claires sur le métier d’écrivain. Témoin ces conseils qu’il donnait au débutant Maurice Vaucaire qui faisait alors son volontariat à Rouen :
— Voir et voir juste, tout est là. J’entends par voir juste, voir avec ses propres yeux et non avec ceux des maîtres. L’originalité d’un artiste s’indique d’abord dans les petites choses et non dans les grandes. Des chefs-d’œuvre ont été faits sur d’insignifiants détails, sur des objets vulgaires... Celui qui m’étonnera en me parlant d’un caillou, d’un tronc d’arbre, d’un rat, d’une vieille chaise, sera, certes, sur la voie de l’Art et apte, plus tard, aux grands sujets. On a trop chanté les aurores, les soleils, les rosées, les jeunes filles et l’amour pour que les derniers venus n’imitent pas toujours quelqu’un en touchant à ces sujets... Surtout, surtout, n’imitez pas, ne vous rappelez rien de ce que vous avez lu. Oubliez tout et (je vais vous dire une monstruosité que je crois absolument vraie) pour devenir bien personnel n’admirez personne.
Comparé par Taine à un jeune taureau, au sang bouillonnant, se ruant, à travers la vie, vers tous les plaisirs, sans aucun autre souci que sa satisfaction personnelle, Guy n’éprouva pour les idées humanitaires et pour les questions sociales que de l’indifférence.
L’âge et la satiété venant, — la maladie croissant, — il laissa son cœur s’ouvrir, sur le tard, à la pitié, une pitié universelle, désespérée, dénuée de tout artifice, qui ne fut jamais égalée, sauf peut-être, mais voyant les choses d’en bas au lieu de les considérer de très haut, par Charles-Louis Philippe.
Sa philosophie resta très vague jusqu’à 1890. Alors de nouveaux besoins intellectuels, des curiosités scientifiques fortifèrent en Maupassant cette conviction ancienne que le mot instinct est vide de sens quand on l’oppose au mot intelligence. Il faut choisir l’un indifféremment et supprimer l’autre, pense-t-il.
L’utilité essentielle des études scientifiques est de donner au sage le calme de la pensée et de lui enlever la crainte de la mort. Le vieux Lucrèce a dit cela, il y a fort longtemps. Ce calme de la pensée, ce dédain de la mort, Maupassant ne les connut jamais, faute, peut-être, d’avoir fait de telles études, mais, plus sûrement, faute de n’avoir pu dompter, par suite de sa fatigue morale et physique, son extraordinaire sensibilité qui, littéralement, le mangea vivant.
Très voisin de la nature, il souffrit plus que quiconque de l’oppression de ses lois et s’il se résigna, après avoir constaté que toute résistance était vaine, il n’atteignit pas à ce « stoïcisme qui affranchit » dont parle Abel Hermant. Il voulut, au contraire, aller jusqu’au bout de sa sensibilité et de son intelligence, au point d’user d’éther et d’excitants divers permettant à son intelligence de progresser encore un peu malgré le mal. Il s’affina ainsi, volontairement, jusqu’à pressentir, jusqu’à interroger, jusqu’à imaginer un au-delà. Le vertige le prit « parmi le perpétuel écoulement des choses », sur les cimes de la Connaissance — et le Néant ne lui obéit point lorsque, follement, il l’appela.
Ce que sa sensibilité était devenue, il nous l’a dit. Dès 1886, des symptômes inquiétants prennent corps. Dans Mont-Oriol, le seul de ses livres qui soit mal construit, Paul Brétigny déclare :
« Moi, Madame, il me semble que je suis ouvert ; et tout entre en moi, tout me traverse, me fait pleurer et grincer des dents. Tenez, quand je regarde cette côte-là, en face, ce grand pli vert, ce peuple d’arbres qui grimpe la montagne, j’ai tout le bois dans les yeux ; il me pénètre, m’envahit, coule dans mon sang, et il me semble aussi que je le mange, qu’il m’emplit le ventre : je deviens un bois moi-même... » « Quand j’écoute une œuvre que j’aime, il me semble d’abord que les premiers sons détachent ma peau de ma chair, la fondent, la dissolvent, la font disparaître et me laissent comme un écorché vif sous toutes les attaques des instruments. Et c’est, en effet, sur mes nerfs que joue l’orchestre, sur mes nerfs à nu, frémissants, qui tressaillent à chaque note. Je l’entends, la musique, non pas seulement avec mes oreilles, mais avec la sensibilité de mon corps vibrant des pieds à la tête. » (Mont-Oriol, Albin Michel, éd.)
La démence n’est pas loin. Mais l’œuvre est faite.

Quelles furent les raisons du foudroyant succès de Maupassant en pleine effervescence symboliste ? Pourquoi ce succès dure-t-il et durera-t-il ? Brunetière a condensé ces raisons en quelques mots lorsqu’il a parlé de « la sincérité toute nue » des descriptions de Maupassant, de ses « procédés neufs et impersonnels », de son « parti pris de raconter sans tirer de morale des événements et celui de n’inventer rien qui passe l’ordinaire ». Émile Faguet, dans un de ces raccourcis dont il emporta le secret, résume cela mieux encore en écrivant que l’âme de Maupassant fut une magnifique « machine à découper la réalité ».
C’est vrai. Maupassant sait qu’il ne faut point tenter de tout dire. Au contraire, l’artiste doit dégager des dominantes, chercher parmi cent incidents insignifiants les seuls qui aient une importance et un sens. On est un grand artiste, quand on peut caractériser nettement en n’employant qu’un minimum d’indications. Pas de digressions. Pas de longueurs. Une composition bien équilibrée. Une phrase qui s’allonge rarement et « retombe toujours carrément sur ses pieds ». Clarté, simplicité, vigueur, — et que tout cela marche donc alertement ! Maupassant ne triche pas. Il est sobre, logique, limpide et fidèle comme une glace sans tain.
Il est français. Il est classique de conception, d’exécution, de langue. Encore qu’il se soit montré aussi médiocre dans la théorie qu’il est inégalable dans l’exécution, il a fait cette déclaration magistrale : « ... Quelle que soit la chose que l’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer, qu’un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe, cet adjectif, et ne jamais avoir recours à des supercheries, à des clowneries de langage pour éviter la difficulté. Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué et chinois qu’on nous impose aujourd’hui (1888) sous le nom de vocabulaire artiste... Ayons moins de mots au sens insaisissable. Efforçons-nous d’être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares. »
Goncourt ne pardonna jamais ces lignes à Maupassant.
Il est évident, aujourd’hui, que l’auteur de Boule-de-Suif eut raison contre l’auteur de Germinie Lacerteux. Goncourt, c’est de la sculpture polychrome, exquise, mais composite, et dont le charme passe.
Maupassant, comme Flaubert et plus complètement encore que lui, peut-être, c’est la perfection, c’est l’éternité du marbre, pur de tout artifice et de tout assemblage.
L’œuvre des Goncourt, malgré sa valeur, date déjà. L’œuvre de Guy de Maupassant n’a point bougé. Elle ne vieillira pas.

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