François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 64-69.
Chapitre IX Chapitre X Chapitre XI

X
CANNES — VILLA CONTINENTALE

Promenade à Agay — lunch royal.
Huit heures du matin, M. de Maupassant a déjà ouvert les fenêtres du salon et se promène sur le balcon. Je me présente pour demander les dispositions à prendre pour la journée. « Ici, me dit-il, le réveil présente de nouveaux charmes chaque jour. Cette mer et le lever du soleil sur les montagnes de l’Estérel me révèlent toujours de l’inconnu. Voyez ces teintes de vert que prennent ces pins sous cette aurore faite de douze rayons lumineux, là, ainsi perchés, accrochés, se serrant l’un contre l’autre sur cette pierre de feu, ils me font penser à quelque bataillon aux culottes rouges et tuniques marines, contournant et escaladant des rochers tortueux, bizarres, et d’une majesté surprenante comme s’il s’agissait de la prise de quelque Tour de Malakoff1.
Puis, au pied des monts, les collines de Théoule et de la Napoule déroulent leurs lignes plus sombres, mais cependant d’un beau vert de bronze, et plus près de nous, le mont San Peyre semble les protéger tous, de sa modeste cime.
Voyez, il est rond comme une crinoline que portèrent nos grand-mères et sur laquelle on aurait jeté une robe de myrthe.
Enfin, c’est lui que j’aime le plus de toutes ces cimes. Je ne sais si c’est parce qu’il est le plus rapproché, et qu’il est pour ainsi dire le compagnon de mes promenades dans le golfe de la Napoule, ou encore par ce que m’en a conté M. Pol Arnauld. Enfin je lui promets, si j’en ai le temps un jour, de le placer dans un conte qui sortira de l’ordinaire, croyez-moi ».
En rentrant, le soir, du tir au pistolet, M. de Maupassant trouva un mot de la Marquise de Gallifet2 qui disait : « Cher Monsieur, demain huit heures du matin, si vous daignez me recevoir, je serai bien heureuse ».
M. de Maupassant, fatigué, commenta : « Encore une tuile !... Que je me dépêche de dormir... ». C’était encore une petite pièce drôle, amusante que la Marquise sollicitait pour servir à un roitelet des bords du Maï-Kong3. Oui, car depuis que ce beau pays de France a supprimé sa cour, la Princesse de X... faisait les honneurs aux têtes couronnées de passage sur la terre des Bourbons.
« Cette fois, me dit M. de Maupassant, je vais leur en servir une qui ne leur donnera pas envie de revenir ».
Je crois qu’il tira cette pièce de sa nouvelle La Patronne4. Il dit à sa mère : « Elle a passé, et même bien. C’était trop fort, cependant. Mais que veux-tu, nous marchons à une vitesse surprenante. J’ai vu le roi. Il est jeune et beau. Sa figure a même bien du caractère. Sa tête est couronnée d’une toison de cheveux noirs et crépus qui lui sied assez ».
On organisa pour le roi une promenade à Agay sur le « Bel-Ami » où fut servi un lunch. Mais voilà, pour cela, il fallait trouver de quoi divertir cette société multicolore. M. de Maupassant mobilisa alors ses meilleurs musadieux, hommes et femmes, en l’honneur de cette réunion royale.
La traversée de Cannes à Agay fut l’une des plus particulièrement originales que le pont du « Bel-Ami » eût à supporter devant les déchirures mirifiques de l’Estérel, de la pointe de l’Esquillon et des roches alignées le long de la côte, semblables à des naïades drapées d’andrinople.
En ce moment, je souhaitais que le Créateur eût donné à toutes ces choses l’entendement et la parole, pour qu’elles puissent dire, raconter aux voyageurs qui passeraient après nous, en ce lieu, ce qu’elles avaient vu et entendu.
Oui, à la vue du tableau que présentait le pont du « Bel-Ami » avec le fond majestueux déjà décrit, j’appelais de tous mes vœux M. Gervex, cet artiste peintre humoriste à ses heures.
Quand le grappin fut mouillé dans les eaux bleues de la rade d’Agay, toutes les Altesses se firent le plus petites possible pour assister au lunch.
À l’intérieur du bateau, le salon, la chambre du Capitaine, le couloir conduisant au poste, la descente de l’arrière, tout était garni. Ces humains des deux sexes étaient serrés comme des harengs dans un tonneau.
Au milieu de la table était dressé un buisson d’écrevisses, tout de têtes et de queues, haut d’un mètre, et flanqué d’un entourage de tortues qui sortaient de temps à autre leurs petites têtes rondes pour mordre les feuilles de vigne dont elles étaient entourées. Elles portaient sur leur carapace des piles de sandwichs assortis. Puis un cortège de grenouilles. Je m’arrête. Les convives et surtout le roi, apprécièrent ces mets légers et délicats.
À un moment donné, le buisson des crustacés s’écroula comme un château de cartes, et des centaines de souris de toutes couleurs se répandirent partout et sur le pont du yacht.
Mais la surprise ne fut pas générale, à l’apparition des minuscules animaux, le roi prononça : « Mon Dieu, ces petites bestioles paraissent bien inoffensives. Qu’est-ce à côté des essaims de rats dont je me suis quelquefois vu entouré pendant mes longues traversées ? » Et il reprit un sandwich.
Tout à coup, Mme la Comtesse de O... s’écrie : « Oh ! Oh ! il y en a une qui monte dans la jambe de mon pantalon. À moi, au secours... ».
Puis la Princesse de X..., toute pâlissante et tortillant sa longue personne, disait : « Il me paraît qu’il y en a plusieurs qui se trompent de route. Je vous en supplie, Maupassant, appelez votre chatte ».
Piroli fut amenée.
En ce moment ces dames s’enfuirent sur le pont, escaladant l’escalier, relevant bien haut leurs robes sans craindre l’œil d’Armand Sylvestre qui pouvait se trouver parmi les assistants.
Alors Bernard et Raymond reprirent, pour un moment, leurs fonctions de mousses, débarrassant les Altesses de ces grimpeuses qui les chatouillaient avec trop de délicatesse.
Pendant ces recherches Mme la Baronne d’Hondoir chantait :
Va petit Mousse5
Où le vent te pousse
Va, suis les flots
Jusqu’au fond des eaux
Peut-être qu’une reine
Te donnera sa main
Peut-être une baleine
Te mangera demain...
Bientôt un groupe d’hommes à l’avant, assis sur le bout-dehors, chantèrent doucement « La Vestale » de Vadé6 ; et comme c’était curieux, ces rythmes que l’on dit burlesques paraissaient en harmonie avec le beau site qui nous entourait :

1er couplet
L’aut’matin, je me disais comme ça
Mais qu’est-ce que c’est donc qu’un opéra
V’la que dans une rue au coin de la Halle
J’lisons : La Vestale
Faut que je m’en régale
C’est trois livres douze sous que ça me coûtera
Une Vestale vaut ben ça.
2e couplet
On me dit que la pièce est si triste
Que faudrait pour qu’on y résiste
Avoir un cœur d’rocher
Moi qui n’ai pas de mouchoir que pour moucher
Je vas trouver le voisin Baptiste
Qui m’prête un mouchoir de baptiste.
En réplique, la Marquise de San Paolo chanta bravement :
Je suis fille de Castille
Et je ris du monde entier
Quand je vole, vive et folle
Près de mon beau muletier.
C’est le plus beau d’Espagne
Nul ne saurait l’éclipser
Au travers de la campagne
Quand on le voit s’élancer.
Impassible, le roi était resté devant la pyramide d’écrevisses écroulée, avec deux de ses ministres, le maître de céans et quelques musadieux. Du reste, il se trouvait en sûreté puisqu’il caressait Piroli qu’il avait sur ses genoux, et dont le regard allait du bout de ses doigts carminés à sa figure, regard qui laissait percevoir une certaine inquiétude. Peut-être disait-elle : « Tout de même, tu es bien différent de mon maître »...
Quand tout le monde fut réuni sur le pont, un groupe des deux sexes se forma devant Sa Majesté, assise dans un fauteuil entoile, adossé au mât d’artimon.
Un Duc des mieux nourris entonna « Les droits du Seigneur »
Oh ! vous avez des droits superbes
Maître et Seigneur de ce canton
Vous avez les premières gerbes
Quand vient le temps de la moisson
Arrivez-vous, l’on vous présente
Avec pompe le vin d’honneur
Et le bailli vous complimente (bis)
Oh ! les jolis droits du Seigneur... (bis)
D’une légère inclination de la tête et du geste de sa main gantée, il remercia.
Et oui, après plus de trente cinq années passées, il m’a semblé encore entendre cette mélodie, et je me suis dit : Elle doit être restée par là, gravée sur ces rives et sur cette rade féerique.
La Comtesse de O... avait apporté, en cette circonstance, une aide précieuse à M. de Maupassant qui disait, en parlant d’elle : Elle a une jambe de Gaulois. Pour le reste, je passe, ne le connaissant pas. Elle est gastronome. Ce doit être une descendante de Brillat Savarin. Son estomac fut, sans nul doute, confectionné avec la peau d’une autruche. Quant à sa tête, c’est un pot pourri complet. Il y a de tout dedans : du Molière, du Vadé, du Paul de Kock, du Robert Houdin7 etc...
Le lendemain matin de cette fête, M. de Maupassant me donna une dépêche pour porter à Saint-Raphaël. Il prévenait sa mère qu’il restait un jour ou deux à Agay.
De retour, je le trouvai sous sa tente, et il me dit : « Vous voyez, j’ai demandé à Bernard de me mettre mes toiles, car il fait déjà chaud ; mais il fait si bon travailler ainsi, devant cet horizon clair, atténué par ces rives de verdure ». Je lui répondis : « Oui, Monsieur, Napoléon aussi, pendant les guerres d’Espagne, travaillait toujours sous ses toiles pour éviter la chaleur et la lumière trop vive du soleil. C’est ce que m’a raconté un de ses officiers d’ordonnance ».

1 François semble bien ici jouer sur les mots, car, si la prise de Malakof, en 1855, était un fait d’armes demeuré célèbre, il y avait, à Malakoff-la-Tour, commune détachée de Vanves par décret du 8 novembre 1883, un bal-restaurant, au pied d’une tour en bois, appelée tour de Malakoff, détruite en 1870, pendant le siège.
2 Femme du Général de Galliffet, qui s’était distingué pendant les guerres de Crimée et d’Italie et qui, de 1882 à 1884, avait été gouverneur de la place de Paris.
3 Graphie pour le Mékong ou Mé-Kong.
4 Paru dans le Gil Blas du 1er avril 1884.
5 Extrait des Cloches de Corneville de Robert Planquette, opérette alors en pleine vogue (1877). La citation est d’ailleurs inexacte.
6 Vadé (Jean-Joseph) (1720-1757) était spécialisé dans la littérature poissarde et les canotiers devaient connaître ses Lettres de la Grenouillère.
7 Paul de Kock (1794-1871) fut un fécond producteur de romans-feuilletons célèbres. Robert Houdin (Jean-Eugène, en réalité) (1805-1871) était un prestidigitateur fameux, qui avait ouvert le théâtre des Soirées fantastiques au Palais-Royal. Faut-il identifier cette comtesse de O... avec la comtesse de Montgoméry « cette émule de Brillat-Savarin » (chap. XIV, p. 111).

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