François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 56-63.
Chapitre VIII Chapitre IX Chapitre X

IX
LES JOYEUX CANOTIERS DE CHATOU À CANNES

Au commencement du printemps de 18... M. de Maupassant me dit : — Je vais profiter de la présence des canotiers de Chatou sur la Côte d’Azur pour leur faire faire une promenade en mer, puis le soir nous ferons une pêche aux flambeaux dans les rochers qui entourent les îles de Lérins.
Mardi à onze heures, ils viendront déjeuner à la maison, le soir nous dînerons sur le bateau et dans la soirée la fameuse pêche.
Voyons, nous serons...
Henri Brainne, de Joinville, René Billotte, Pol Arnault, Georges Legrand, Edmond Lepelletier, Stéphane Mallarmé, le Comte Joseph Primoli, Mme la Gamine et Mme Olympe1, ma mère et moi, ce qui fait douze.
Pendant le déjeuner, qui fut très calme, on parla du prochain salon, le peintre Détaille eut l’honneur de l’enthousiasme des convives. M. de Maupassant avait pour cet artiste une vraie admiration, admiration qu’il partageait pour M. Bonnat, son ami, avec qui il passait souvent des heures dans son atelier ainsi que pour Gervex, ce portraitiste qui, dans la plupart de ses portraits, ménageait une petite place à la farce : au pastel qu’il fit de M. de Maupassant, il lui plaça sur la joue gauche une cicatrice qui n’avait jamais existé.
Enfin, de Louis Le Poittevin, ce peintre de race qui avait obtenu au salon précédent une médaille de première classe, pour son tableau « Val d’Antifer ».
Ensuite on parla longuement de M. Auguste Rodin, dont M. de Maupassant venait de placer l’atelier de Paris dans son roman Fort comme la mort.
M. le Comte Primoli qui parla le premier dit : « M. Rodin traduit l’humanité de notre temps par la vérité simple et une expression très puissante, tout en se servant de l’antiquité. Il est aujourd’hui le plus célèbre du monde dans son genre... voyez son Victor-Hugo, Persée et la Gorgone, et combien d’autres ».
M. Billotte, l’artiste peintre, approuva et dit : « C’est très vrai M. le Comte », puis, s’adressant à M. de Maupassant, il lui demanda : « Vous rappelez-vous la visite que nous lui fîmes un jour ensemble. Que de chefs-d’œuvres il nous fit admirer, nous en faisant la description qui nous mettait face à face avec l’art et le génie de l’artiste...
« Puis que de projets il nous laissa entendre (n’avait-il pas alors déjà songé à son Saint-Jean-Baptiste, à son Apollon) ».
« Oui, répondit M. de Maupassant, il a une faculté très développée de description en ce qui concerne ses œuvres. Il verse en vous une nouvelle intelligence, une compréhension qui vous était jusqu’alors inconnue ».Une approbation unanime lui répondit.
À ce moment, relevant la tête, M. Stéphane Mallarmé promenant ses regards sur les murs de la pièce où il déjeunait dit : « Comme c’est curieux, la décoration de cette salle, avec ses ancres et ses fleurs de lys entrelacées aux couleurs vieil or, sur fond brun foncé me remettent en mémoire la corniche du Pavillon du Gouvernement au Château de Diane de Poitiers ».
Ce plafond, doré en partie, représente les quatre éléments.
Au-dessous du Feu, la Poésie héroïque, avec cette inscription : « Je ne chante que les grandes choses ».
Au-dessous de l’Air, la Poésie lyrique, avec ces mots : « Elle enferme tout dans un poème court ».
Au-dessous de la Terre, la Satire et ces paroles : « C’est en riant que je pique avec une flèche ».
Et au-dessous de l’Eau, la Poésie pastorale, avec cette légende : « Je suis la Chanson des pasteurs ».

M. Mallarmé cita encore bien des choses entre autres un cadran qui portait l’inscription suivante :
« Diane voit fuir l’heure et dit aux cœurs blessés :
Espérez, elle vient, aux heureux : Jouissez... ».
M. de Joinville rappela pour finir le tableau qui est au-dessus de la porte allant à la chambre d’honneur qui représente la métamorphose d’Actéon avec cette inscription Nar lia ognium veder Diana ignuda.
Au dessert, M. Arnauld fit le récit d’une pêche qu’il avait faite dans l’Eure en compagnie de M. A. Moreau2, propriétaire de ce château incomparable où ont dormi d’un bon sommeil réparateur, plusieurs Henri couronnés.

*

Dans l’après-midi promenade en mer, visite à l’île Saint Honorat et au Monastère puis à l’îlot Saint-Ferréol où les restes du compositeur Paganini ont séjourné 5 ans3 (v. G. de Maupassant Sur l’Eau, p. 26).
Au dîner, sur le bateau, souvenirs des canotiers de Chatou. Dès le début du dîner les souvenirs de la Seine allumèrent l’esprit de tous ces Amis de la Rame.
D’abord des félicitations au propriétaire du Bon Cosaque4 pour le grand nombre de noyés qu’il avait sortis de la Seine. Puis M. Brainne dit s’adressant à son cousin5 : « Guy, te rappelles-tu, la séance sous les futaies du bois de la Frette où tu remontais malgré le courant “un couple mort dans leur dernier baiser d’amour”. Les efforts que tu avais fait pour cela avaient donné à tout ton corps une teinte brune, mais bientôt, sans doute à la vue que présentait cette scène, un frisson te parcourut et une pâleur étrange couvrit tout ton être... » Un profond silence suivit cette courte narration. Même M. de Maupassant à qui elle s’adressait ne répondait pas, et j’ai cru comprendre que ce souvenir troublait profondément son âme, car ses joues s’empourprèrent sérieusement.
M. Billotte rompit le silence disant : Vous rappelez-vous, mes amis, notre descente au bal de la grenouillère, d’abord l’effarement puis la joie débordante des danseurs et des danseuses... Il fit alors la description de quelques costumes qu’ils portaient pour cette entrée solennelle et sensationnelle qui semblait une apparition, un grand manteau blanc couvert de rats noirs, un autre vert tout semé de gardénias, etc... sans oublier un superbe rouge tout couvert de singes...
Le Comte Primoli, ému sans doute par ce qui précède, cita une apparition à laquelle il avait assisté dans les catacombes de la Ville éternelle qui l’avait fortement troublé : Oui lui dit M. de Maupassant, mais ne trouvez-vous pas, Comte, que cela fait penser à un Dieu volant, à l’ange biblique rêvé dans les anciennes mythologies ?
M. Pol Arnauld raconta que ce qui l’avait le plus profondément remué, c’est le Christ au tombeau dans un sous-sol de la Cathédrale de Bruges.
Moi, dit alors Mme la Gamine, la chose la plus émouvante qui m’ait frappée c’est le crucifiement par le Tintoret à l’Église « San Rocco » à Venise.
Et M. Mallarmé cita que la plus profonde émotion de sa vie était le carton de Léonard de Vinci « La Vierge, Sainte-Anne, Jésus et Saint Jean » à l’Académie des Beaux-Arts de Londres.
Mme Olympe prononça avec lenteur « la chose qui m’a donné la plus grande tristesse, c’est une petite chapelle qui se trouve à la pointe orientale de l’île Saint Honorat et que j’ai vue lors d’une précédente visite, enterrée sous des grands pins, faite de pierres brutes. Je ne vous en donne pas plus ample description, mais sachez que tout en elle vous serre le cœur et inspire une vraie angoisse, on m’a dit qu’elle datait du temps de l’ère chrétienne.
M. Georges Legrand rappela alors sur un ton joyeux l’ensablement de son bateau, « le Saint-Georges »,qui eut lieu peu de temps avant notre arrivée au pont de Saint Germain, ce qui ramena une vraie gaieté chez les canotiers de Chatou. Ils parlaient plusieurs en même temps pour rappeler un souvenir amusant. Pour celui du « Saint-Georges » j’y ai assisté. Il y eut un moment de stupeur comique chez les nombreuses dames qui se trouvaient à bord, leur montée sur le pont aurait jeté Armand Sylvestre6 dans une joie délirante... puis après quoi, tout le monde voulait débarquer, mais personne n’accepta de quitter le bord et tout ce monde riait de bon cœur... M. de Joinville raconta quelques bons tours qu’ils avaient joués à M. Alphonse et Mme Alphonsine, tenanciers du restaurant et du garage du Pont de Chatou dont l’intérieur et la façade étaient décorés de peintures qui ne manquaient pas de sel...

*

La pêche aux flambeaux. — Quatre barques de pêche sont là, alignées le long des flancs du « Bel-Ami », portant à leur mât une lanterne à feu rouge, deux seront sous les ordres de Bernard et les deux autres sous la surveillance de M. Fournaire, un vieux loup de mer.
M. de Maupassant et Bernard reconnaissent si tout le nécessaire pour cette expédition est bien là, torches de résine, tridents, sabres de cavalerie, épuisettes. Un « très bien » retentit.
Les pêcheurs ont pris place, trois bateaux et l’ordre du départ est donné. M. le Comte Primoli, M. Pol Arnauld et la gamine de Paris restent à bord.
Le phare une fois doublé, les barques se rangèrent en ordre de bataille, alors les émules de la rame eurent le loisir de s’en donner à cœur joie et de se croire sur leur Seine bien aimée, car la mer était calme.
Avant d’arriver aux îles nous entendîmes tout à coup un bruit singulier et une houle qui semblait sous-marine imprimait à nos faibles esquifs des mouvements inquiétants. Mme Olympe ne paraissait pas avoir peur. Cependant M. Maupassant la rassura aussitôt, disant : nous n’avons rien à craindre, Madame, ce sont des cachalots, des voyageurs aimables qui se rapprochent le plus possible de la côte pour mieux goûter les airs de musique pleins de langueur et de volupté qui semblent les mettre en joie ; ils leur arrivent comme à nous, par la transmission des ondes... vous entendez... Oh ! oui, Monsieur, très bien, c’était la musique de Cannes qui donnait un concert aux Allées.
Quand nous fûmes arrivés en face de la passe qui sépare les deux îles, la mer était légèrement houleuse ; et, le courant d’Est aidant, des clapotis produisaient un certain bruit dans les rochers. En les entendant les pêcheurs furent d’accord pour reconnaître qu’avec la chaleur du printemps naissant, les poissons devaient être remontés ; ce qui était favorable pour la pêche.
M. Legrand dit alors : Oui mon cher Maupassant ; il y a du boulot dans cette mer en éveil.
À ce moment M. Fournaire, comme un officier, donna à chacun la marche à suivre et l’on ne devait plus faire aucun bruit, pas parler, pas tousser.
Pas une étoile au firmament, cependant on les soupçonnait, car la voûte céleste n’avait revêtu pour ce soir qu’une sorte de robe en toile de fil d’araignées, comme en portaient dans l’antiquité les Empereurs chinois, de ce fait la nuit n’était pas profonde.
Pendant une ou deux heures on n’entendit plus que les coups de tridents et de sabres faisant jaillir l’eau sous la lumière des torches, de temps en temps, des petits cris aigus, quand la résine descendait sur la main du délégué à cette fonction.

*

Le retour se fit dans un calme que je ne connaissais pas aux canotiers de Chatou, ils se parlaient d’une barque à l’autre sur un ton bas. Je pensais : « ce doit être l’air de la nuit qui influe sur tous ces sujets. » À un moment, Bernard prononça « Stop » et toutes les rames se levèrent...
Alors, Mme Olympe chanta « Blanche la Gondolière » et légèrement balancée sur le petit esquif, devant ce décor inattendu de la nuit, la voix fraîche et puissante de ses vingt deux ans charma et émut toute la Société. M. Mallarmé prononça quelques compliments et M. Lepelletier ajouta : Mais cette Olympe doit nous arriver de quelque lieu enchanteur...
À l’arrivée du « Bel-Ami », le produit de chacune des barques fut placé dans un récipient séparé, et pesé.
Ce fut comme il fallait s’y attendre, M. Legrand qui l’emporta sur tous ses confrères, ce sabreur de grand mérite n’avait pas perdu depuis la fameuse charge de Reichshoffen qu’il avait faite aux côtés du général de Galliffet...
Puis dans le salon du Bel-Ami, une conversation animée eut lieu sur les souvenirs de la Seine dans laquelle M. Dumas fils et ses deux filles, Mmes Colette Dumas et d’Hauterive, et Mme Bizet née Halévy eurent les honneurs7.
Les déjeuners au Pavillon Henri IV et les nombreux artistes qui y défilèrent furent cités. Ensuite la descente en yole jusqu’à Rouen fut décrite par l’auteur de Mouche.
Cette narration poétique qui fut assez brève tint cependant un moment son auditoire sous le charme, car M. de Maupassant ne mit pas que son talent mais son cœur d’amoureux de la Seine.
Quand il eut terminé son récit, j’entendis une voix qui disait : Est-ce net et vécu, le récit de ce coureur de rives, sa poitrine aspire tous leurs parfums et son cœur est inondé à se rompre de leur poésie.
Puis on ramena la conversation sur la ville éternelle, que toutes les personnes présentes connaissaient, cela pour faire plaisir à M. le Comte Primoli que la société des écrivains français avait baptisé « l’Ambassadeur des lettres françaises à Rome ».
La petite pendule du bord, par son son délicat, rappela à la Société qu’il était trois heures. Une assez forte brise du Nord-Est avait nettoyé le ciel.
Sur le pont, M. Mallarmé, ce poète qui a si bien chanté « Une brise marine » et une « Apparition nocturne8 » se mit à admirer le décor, disant : Voyez, voyez ! les étoiles mirent leurs feux dans la mer, nous sommes au Caire, ce tableau a la magie divine du Nil...
Enfin le moment de se séparer arriva et alors les compliments se croisèrent à l’adresse de M. de Maupassant pour le remercier d’avoir réuni ses amis de Chatou devant cette apothéose céleste et pour cette bonne journée.

1 Brainne (Henri), mort en 1894, était le fils de Charles Brainne, ami de Charles Lapierre et de Flaubert. Henri avait été élevé au Lycée de Rouen. Son père est demeuré célèbre dans l’histoire anecdotique pour avoir refusé un poste de professeur à Alençon par ce télégramme au Ministre : « Point d’Alençon ! ».
0 A. de Joinville est cité par Lumbroso parmi les rares amis de Maupassant, ainsi que le paysagiste René Billotte (1846-1914) et Pol Arnault.
0 Edmond Lepelletier (1846-1913) était romancier, journaliste et homme politique. Nous n’avons pu identifier ni la Gamine ni sa mère.
0 Georges Legrand fut l’introducteur de Maupassant chez les « macchabées », groupe d’adorateurs de la comtesse Potocka.
0 Louis Le Poittevin n’est pas autrement connu. Quant à Rodin, il devait servir en partie de modèle à Maupassant pour son personnage de Prédolé dans Notre Cœur. Les réflexions de Billotte se retrouvent dans ce roman.
2 Peut-être s’agit-il du peintre Adrien Moreau (1843-1906).
3 Paganini (Nicolo) était mort à Nice en 1840. Voici le passage de Sur l’Eau auquel François fait allusion : « C’est sur cet écueil en pleine mer que fut enseveli et caché pendant cinq ans le corps de Paganini. L’aventure est digne de la vie de cet artiste génial et macabre, qu’on disait possédé du diable, si étrange d’allures, de corps, de visage, dont le talent surhumain et la maigreur prodigieuse firent un être de légende, une espèce de personnage d’Hoffmann ».
0 Il était mort du choléra et le clergé génois refusa de l’inhumer en tant que démoniaque présumé. Son fils le ramena donc à Marseille, où les mêmes difficultés furent opposées. Il le fit donc débarquer sur la roche de Saint-Ferréol d’où on le ramena en 1845 à Gênes, dans la villa Gajona. Et Maupassant conclut : « N’aimerait-on pas mieux que l’extraordinaire violoniste fût demeuré sur l’écueil hérissé où chante la vague dans les étranges découpures du roc ? ».
4 Nom donné par Maupassant à un de ses bateaux, dans sa jeunesse, en souvenir peut-être, de Tourgueniev, appelé ainsi par Flaubert.
5 Il n’y a pas de parenté entre Brainne et Maupassant, mais seulement des liens d’amitié.
6 Armand Sylvestre (1837-1901) avait collaboré au Gil Blas, où il entra en 1879, en même temps que Maupassant que sa verve « grassouillette » devait réjouir.
7 Dumas fils eut deux filles de la Princesse Naryschkine, Colette (Mme Maurice Lippmann) et Jeannine (Mme Ernest d’Hauterive).
0 Geneviève Halévy, fille du compositeur Fromental Halévy, épousa en 1869 Georges Bizet, puis, devenue veuve, l’avocat Émile Straus (1875).
8 Il s’agit de « Brise Marine » (Du Parnasse contemporain) et « d’Apparition » (Premiers Poèmes).

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