XV
SAINT-RAPHAËL
Saint-Raphaël, le 26 juillet 18[89-90]. |
Parfois on croirait entendre quelques bruits du côté de la mer et de temps à autre Bernard se lève pour fouiller le large de son regard de fouine. Raymond a passé dans le royaume des songes et, sur la rive toute proche, quelques cigales qui continuent leur journée, jettent des notes aiguës et discordantes dans la musique qui accompagne son sommeil. Toute la petite ville dort. Seule la lune éclaire la tour de Fréjus. M. de Maupassant se met à dire : « Cette soirée si douce me fait songer à celles que j’ai passées à Florence avec ma mère. Comme sur les bords de l’Arno, j’entends ici un bruit de ruisseau qui donne à mon ouïe l’impression de notes légères. Il n’y a pas de rivières près d’ici cependant. L’Argens me paraît bien trop éloigné pour être entendu... ce cours d’eau d’après l’histoire de Fréjus a été le témoin de grands faits historiques. C’est sur l’un de ses ponts que se rencontrèrent après la mort de César, Antoine et Lépide et où ils signèrent le fameux
pacte qui devait être la mort de la République de Rome. Plus près de nous, le retour d’Égypte du grand Empereur... »
Bernard se levant à nouveau regarda la mer toute brillante sous la lune et expliqua : « Ce bruissement, Monsieur, est produit par des ondes sous-marines. Je les connais, les traîtresses. Elles m’ont assez fait de misères quand je pêchais le corail ».
*
Maintenant le « Bel-Ami » se balance légèrement comme si quelques remous passaient sous sa carène. Et Bernard ajoute : « Vous sentez, Monsieur, ce sont bien les courants qui touchent les sous-œuvres du bateau ».
Un silence superficiel se fit pendant quelques instants. M. de Maupassant le rompit d’un signe de tête en disant : « Vous voyez cette promeneuse inlassable, qu’on dit être morte, est rayonnante ce soir. Elle remplit l’espace comme un soleil de printemps et cette traînée lumineuse qu’elle imprime à cette mer légèrement ridée, ressemble à la traîne de la robe d’une comète en déplacement qui serait descendue là. Le Cap Roux, vu dans cet effet d’optique, paraît s’avancer vers nous, il me semble que je pourrais le toucher de la main. Sa cime gracieuse provoque ma plume, tout cela et les collines de cette forêt des Maures, ainsi éclairée, comme par un doux soleil levant, me donnent ce dont j’aurais besoin pour écrire un clair de lune. Il sera tout autre que ceux des amoureux, produits quand j’étais jeune. Aujourd’hui j’ai un peu mûri, plus de littérature et moins de jeu d’amour conviendrait mieux à mon encrier attiédi
1. Eh oui, cette lune est vieille, plus ancienne que le monde, puisque j’ai lu dans un grimoire grec que le premier péché avait été perpétré sous sa douce lumière. Oui, notre première mère Ève se serait endormie sous l’arbre de la science du bien et du mal et à son réveil, sans y faire attention, aurait croqué la pomme. L’une des meilleures choses était trouvée. Il est bien entendu que je laisse la responsabilité de ce qu’il avance à l’auteur. On a tant écrit à propos du péché originel ! »
Comme à ce sujet délicat nous n’avions pas formulé de réponse, un besoin nerveux agissait sur Bernard qui ne pouvait prendre son repos qu’à une heure bien déterminée. Regardant l’espace, il déclara que je devais bien avoir en réserve quelque souvenir de clair de lune, vu à la sortie des bals de Montmartre ou des collines Sainte Geneviève. Je lui répondis : « Mon cher Bernard, le sujet sur lequel votre désir voudrait me placer est peu sûr pour un conteur de mon genre, et sachez que la butte et les collines Sainte Geneviève sont de glaise mouvante et de ce fait glissantes en diable. On ne connaîtra jamais le nombre d’étudiants en ce beau Paris, qui se sont blessés, et parfois bien grièvement, sur leurs déclivités... ». Très juste, dit alors M. de Maupassant. « Mais si Monsieur dit oui, je veux bien vous raconter un fait peu ordinaire, étrange même auquel j’ai assisté par un clair de lune superbe.
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C’était au mois de janvier. Le nord frissonnait encore du terrible hiver de 70-71. J’étais alors au château d’Haubourdin
2. Un soir, vers dix heures, avant de monter me coucher, j’ouvris une dernière fois la porte pour admirer la nappe de neige qui recouvrait le parc. Les arbres avaient leur garniture de givre que la lune se plaisait à faire scintiller. Jamais aucune scène de théâtre ne m’a donné l’illusion de cette féerie. Tout à coup, je crus entendre, dans le calme glacial, quelques plaintes. Je me dis : « Ce doit être un chien à la basse-cour qui a trop bien soupé ». J’allais entrer, quand je reconnus que je me trompais et que des cris aigus, parfois étouffés, venaient bien du côté de la grande pelouse. Je me dirigeai vers ce bruit encore mal défini, et sur le catalpa, dénommé aussi arbre à perruques, je vis un être humain, tout nu, qui se débattait dans les branches. Celles-ci s’étendaient à travers la pelouse, avec les ondulations d’un serpent géant en marche.
Ne pouvant obtenir de cet homme autre chose que des sarcasmes et des gémissements, je fus chercher Péria, le garde, puis M. Edmond d’Hespel. Tous trois nous avons commencé la chasse ou plutôt, ce sauvetage étrange d’un homme qui courait, sans
vêtements, de branche en branche sur un arbre couvert de givre.
Je possédais la souplesse et M. d’Hespel la force, sa taille était de 1 m. 98 et la longueur de ses bras l’avantageait beaucoup ; malgré cela, nous ne pouvions nous rendre maîtres de cet homme-singe qui, nu comme un ver, glissait sur cet arbre gelé et nous échappait toujours.
Enfin, Péria nous passa son écharpe et nous arrivâmes à le lier et à le mettre à terre. Puis nous le portâmes devant le fourneau de la cuisine encore chaud et de force nous lui fîmes avaler quelques gorgées d’eau de vie. M. d’Hespel disait : « Comme c’est curieux, il ne paraît pas avoir de fièvre, et il n’a pas froid ».
L’ayant allongé sur la grande table de la cuisine, nous lui avons administré une de ces frictions au gant de crin à faire envie au masseur nègre de Tunis. Il se laissait bouchonner comme un cheval en sueur et rendu par la fatigue. Pas un mot, pas une plainte, pas une explication. Comment était-il venu ? La grille était fermée, et le parc était clos de murs. Nous en étions là de nos réflexions, quand Péria nous dit : « Mais je le connais, c’est Joseph D... ».
Grâce à des habits de M. E. d’Hespel, un petit descendant de ces Comtes surnommés sous le premier Empire « Les Géants du Nord », nous avons vêtu ce noctambule étrange, et, à travers la neige qui brillait comme un miroir, éclairés par les rayons de la lune, nous avons reconduit Joseph à Zulma, sa dulcinée.
Celle-ci, tout d’abord, ne comprit pas, mais, quand elle eut reconnu son mari dans la belle fourrure où il était enveloppé, elle lui sauta au cou en l’embrassant et lui dit : « Mais qu’est-ce que tu as eu, mon pauvre ami ? Quelles sont les idées qui t’ont passé par la tête ? Tu sais bien que je n’aime que toi, et que tu fais de moi ce que tu veux ! »
Après avoir mis dans un lit douillet l’orang-outang de quelques heures, M. d’Hespel me dit : « Je me retire avec Péria, mais vous, vous feriez bien de rester quelque temps au cas où une crise le reprendrait ».
Zulma m’offrit du café et nous causions pendant que Joseph dormait profondément d’un sommeil qu’il avait bien gagné. Je me promenai longtemps dans la pièce voisine, regardant de temps à autre par la fenêtre la neige qui s’était remise à tomber, fine et légère, comme un duvet de laine blanche. La lune avait de la peine à présent à montrer son disque.
Mais c’était curieux ; cet état de choses, qui nous donne le frisson ordinairement, me causait une certaine satisfaction. Zulma l’ayant compris, me dit : « Vous êtes comme mon mari, lui aussi aime la neige ».
À son réveil, j’appris à M. d’Hespel le bon repos que s’était octroyé le grimpeur de catalpa. « Pensez, me dit-il, ce qu’il devait être fatigué ». Et il ajouta : « Que s’était-il passé entre ces deux êtres ?... Mystère ».
Oh ! dit alors M. de Maupassant, ce fait que vous venez de conter n’est pas bien mystérieux, il tient à une certaine psychologie des sujets en jeu et la cause déterminante de ce qu’il leur est advenu est facile à trouver. Quant à cette force de résistance qu’a fournie cet homme, elle réside dans tout être possédé par une idée fixe, qu’il veut toujours réaliser. Le fait n’en est pas moins curieux dans ses formes et surtout dans le cadre où il s’est passé.
*
M. de Maupassant continua : « Votre récit reporte mes souvenirs en de bien tristes jours. J’ai revu soixante-dix et mon séjour dans la forêt des Andelys où nous étions dans la neige. Les arbres étaient tout couverts de givre et nous ne souffrions pas trop du froid. Nous attendions les Prussiens. Ah ! par exemple, qui pourrait peindre nos angoisses de ne pouvoir les joindre. Ils avaient une artillerie terrible pour nous décimer à distance. Chez nous, rien ou à peu près. Notre fusil était brillant quand il aurait dû être bronzé. Si parfois une cartouche ne ratait pas, la balle allait tomber à cent mètres devant nous. Que de rages nous avons prises. Nos lèvres frissonnaient comme les menues branches des taillis sous la pression de la gelée, mais ce n’était pas de froid, c’était une fièvre nerveuse qui nous paralysait la gorge, tant nous avions maudit les traîtres qui nous avaient placés dans une pareille situation. Pas un de nous ne craignait la mort puisque nous allions volontairement tous les jours au-devant d’elle, mais qu’y a-t-il de plus pénible que de se dire : Je donne ma vie sans la défendre et ce sacrifice ne servira à rien, à personne... Car les barbares d’outre-Rhin ne modifieront pas pour cela leur mentalité. Après nous viendront d’autres générations. Cette existence qui est nôtre et qui doit appartenir à chacun, ils en feront toujours
fi. Aussi l’horreur de la guerre et celle de l’Allemand me suivront-elles au-delà. Vous voyez comme ces souvenirs m’enlèvent, et voilà, je l’ai souvent écrit, la lune a souvent plus de prise sur nous que le soleil
3. Nous rentrions toujours de reconnaissance pour dire à l’officier : rien, encore rien. Et nos poings se serraient, nos dents grinçaient... Pour nous calmer, sous une poussée de vent, les arbres se déchargeaient de leur givre sur nos têtes ; puis, une bourrasque de neige arrivait qui remettait le manteau d’hermine partout.
Un jour, à travers toutes ces choses, nous voyons surgir une haute silhouette de femme, qui ressemblait à quelque fantôme. C’était Josèphe, cette même bonne qui m’avait changé mes premiers langes. Sans souci du danger, elle venait me changer ma flanelle, et quel cabinet de toilette ! Notre salle à manger, tous nos appartements se mirent en gaîté. Pour nous, c’était sa présence et ce qu’elle nous apportait qui nous réjouissaient. Pour un moment, il nous semblait que tous nos ennuis avaient disparu et que les Allemands avaient reçu une rossée : un jambon, un gigot, un pot de moutarde, etc... Ah ! que c’était bon et Josèphe prit part à ce copieux repas, arrosé d’un gros bleu quelconque. Quand elle se disposa à repartir M. d’O, descendant des Comtes de ce nom, qui n’avait cessé de regarder cette femme aux traits masculins, une vraie normande, lui fit toutes sortes de recommandations pour le moment où elle serait sortie de nos lignes, lui laissant entendre que les Prussiens n’étaient pas aimables. Elle lui lança un regard de lionne, l’assurant qu’elle ne les craignait pas et s’éloigna sur la nappe tranquille. J’entendis ses dents grincer comme la pierre de la meule sous l’outil qu’on aiguise. Et je me souviens que je lui dois toujours quelque chose. Quant à d’O, ce camarade d’armes de cinquante ans, j’avais pensé le placer, avec son beau patriotisme, dans une de mes nouvelles sur la guerre. Cela ne s’est pas trouvé. Cependant, il était bien intéressant, grand, fort, portant une belle barbe blonde, ses yeux sortaient de l’orbite en forme d’amande, caressant et fuyant avec adresse au moment voulu, comme ceux d’un diplomate.
Il est vrai qu’il avait été premier secrétaire d’ambassade et avait fait la guerre d’Italie. Que d’avis salutaires et surtout pratiques il avait toujours en réserve dans les moments difficiles pour tempérer notre ardeur irraisonnée...
Il continua en disant : « Vous voyez, la lune est descendue bien bas. Elle éclaire encore faiblement la forêt des Maures, dans laquelle elle va se dérober. Je la connais, cette forêt aux mystères farouches. Ses maquis profonds sont presque impénétrables. Ses chênes, ses châtaigniers sont imposants, et partout une végétation luxuriante et parfumée vous fait croire que vous êtes dans quelque coin perdu de la Corse. Dans les profondeurs de ces sentiers de rêve, se trouve la Chartreuse de la Verne. C’est sur sa route que j’ai trouvé le “Champ d’oliviers
4” que je publierai bientôt ».
Le ciel était constellé de lumières éclairant l’infini ; quelques étoiles filèrent. Bernard dit : « Elles se couchent » ! M. de Maupassant ajouta : « Oui et non, c’est-à-dire que ces étoiles jettent leur trop plein de feu dans les ténèbres et qu’il nous semble qu’elles vont mourir dans les lieux funèbres de la forêt où la lune les a précédées. Voyez, après chacune de ces émissions d’astres, comme la voûte céleste revêt une immense tristesse. Ah ! c’est que, voilà, elle éprouve de la lassitude de sa vie toujours éternelle. Mais, hélas, pas plus là-haut qu’ici bas, rien n’est parfait. Chez nous, nos sens sont en révolte continuelle d’avoir été créés avec si peu de compréhension.
J’ai vu, à cet instant, des bulles de mousse blanche courir sur les flots, puis s’élever dans la voie d’Arcturus dont le feu rouge éclairait la constellation du bouvier.
*
Saint Tropez, 15 Avril [ ?]. |
Une visite à la Chartreuse de la Verne
Comme il faisait beau le matin, je partis pour la Chartreuse de la Verne.
Des souvenirs m’entraînaient vers cette ruine : celui de la solitude infinie et de la tristesse inoubliable ressenties dans le cloître perdu et puis, celui d’un vieux couple de paysans chez qui m’avait conduit, l’année précédente, un ami qui me guidait à travers le pays des Maures.
L’ornière que nous avions suivie cessait tout à coup et devenait un sentier, accessible seulement aux piétons et aux mulets. Je me mis donc à monter seul, à pied, et à pas lents. J’étais dans une forêt délicieuse, un vrai maquis corse, un bois de contes de fées, fait de lianes fleuries, de plantes aromatiques aux odeurs puissantes et de grands arbres magnifiques.
Les granits dans le chemin brillaient et roulaient. Par les jours, entre les branches, j’apercevais soudain de larges vallées sombres pleines de verdure, s’allongeant à perte de vue.
J’avais chaud, mon sang, plus vif, coulait dans mes veines, je le sentais courir, un peu brûlant, rapide, alerte, rythmé, entraînant comme une chanson, la grande chanson simple et gaie de la vie qui s’agite au soleil. J’étais content, j’étais fort, j’accélérais ma marche, escaladant les rocs, sautant, courant même, découvrant de minute en minute un pays plus large, gigantesque filet de vallons déserts où ne montait pas la fumée d’un seul toit.
Puis je gagnai la cime que d’autres cimes plus hautes dominaient et après quelques détours, j’aperçus sur le flanc de la montagne en face, derrière une châtaigneraie immense, qui allait du sommet au fond de la vallée, une ruine noire, un amas de pierres sombres et de bâtiments anciens supportés par de hautes arcades. Pour l’atteindre, il fallut contourner un large ravin et traverser la châtaigneraie. Des arbres vieux comme l’abbaye survivent à cette morte, énormes, mutilés, agonisants. Les uns sont tombés, ne pouvant plus porter leur âge, d’autres, décapités, n’ont plus qu’un tronc formidable de géants, formant des creux où dix hommes se cacheraient. Et ils ont l’air d’une armée formidable foudroyée, qui monte encore à l’assaut du ciel. On sent les siècles et la moisissure, l’antique vue des racines pourries dans ce bois fantastique où rien ne fleurit plus au pied de ces colosses. C’est, autour des troncs gris, un sol dur de pierres et d’herbe rare. Voici deux sources captées, ou des fontaines pour faire boire les vaches.
J’approche de l’abbaye et je découvre tous les vieux bâtiments
dont les plus anciens datent du XII
e siècle, et dont les plus récents sont habités par une famille de pâtres.
*
Ce pays a beaucoup changé depuis notre dernier séjour. Quelques jolies villas jettent une note gaie parmi les verdures foncées des sapins qui entourent la rade. Un ravissant hôtel a été construit là-bas, au tournant du sentier des amoureux, cité par M. de Maupassant dans son volume
Sur l’Eau5. Il produit un excellent effet, ayant pour fond de décor des dômes de verdure, et plus loin, les grands rochers rouges de l’Estérel dont les grandes déchirures verticales font songer à quelque monstre mythologique. Puis, la petite rivière qui murmure son gazouillis en passant sous le viaduc du chemin de fer avant de se jeter à la mer. Et je pensai : c’est là, sur cette rade, qu’était ancré un soir le « Bel-Ami ». On se serait cru dans une habitation terrestre. La mer était si calme qu’elle ne lui imprimait aucun mouvement. Le silence profond qui nous entourait sur le pont où nous étions tous assis, suggéra à Bernard les réflexions suivantes : « Souvenirs d’autrefois ». Cette mer, qui ressemble ainsi à une plaine de sable endormie, est bien différente de l’Océan Indien, qui me fit faire un jour les plus hautes ascensions dont je me souvienne. Un matin, notre capitaine nous dit : Nous sommes à vingt milles du Cap de Bonne Espérance, mais nous aurons soin d’éviter cette côte peuplée de Cafres, aussi peu aimables que les rhinocéros et les hyènes en compagnie desquels ils vivent, et nous naviguerons face à l’Océan à l’infini insondable. Dans la journée, il nous arriva une houle assez forte, puis le vent fraîchit et la nuit se passa à peu près bien. Mais le lendemain, la mer devint furieuse, les vagues énormes s’élevaient à des hauteurs prodigieuses se heurtant,
se roulant les unes sur les autres avec un bruit terrible, tel un combat de cent taureaux. Notre bateau, comme une coquille de noix, sautait, volait plutôt d’une vague à l’autre comme un oiseau désemparé, et tout cela avec très peu de vent. Ces masses d’eau qui s’élevaient ainsi, témoignant de leurs forces insoupçonnées, me faisaient faire des réflexions peu rassurantes, je me disais : « Comme il doit être profond, cet Océan, pour produire des vagues de fond aussi formidables, et un frisson me parcourait tout le corps en pensant que nous allions peut-être, d’un instant à l’autre, devenir la proie des requins qui pullulaient dans ces parages ». Et, par la pensée, je me reportais à cette mer calme de Provence où j’avais souvent fait l’agréable pêche au corail rose ».
M. de Maupassant dit alors : « Le fait que vous venez de nous conter, Bernard, peut avoir plusieurs causes initiales, mais il est bien probable que c’est le grand courant chaud de la mer des Indes qui se sera trouvé en contact avec le courant froid venant des mers du Nord, qui, dans leur forte lutte, vous auront offert ce spectacle gigantesque. Du reste, il faut bien le reconnaître, la mer est très curieuse en ses caprices, et tout ce qu’elle renferme est d’un très grand intérêt. Ainsi, certaines algues, au moment de leur reproduction, sortent du règne végétal pour prendre une forme plus élevée dans le règne animal ». Mon Maître nous fit alors une description fort étendue sur la reproduction du monde de la mer. Les atômes
6 et surtout les polypes, en leurs trois ordres, l’intéressaient beaucoup.
Et maintenant, quand je revois par la pensée toutes ces choses intéressantes concernant la mer et que mon Maître connaissait si bien et aimait tant, je me dis que peut-être son bel esprit est aussi parmi ces atômes, ces embryons de la mer d’où il reviendra un jour.
La lune couleur sanguine, comme une pastèque de Provence, montait lentement dans le ciel pur. M. de Maupassant marchait sur le pont et sortant un papier de sa poche de son veston dit : « J’ai reçu cette lettre aujourd’hui, il n’y a pas que les choses de la mer qui soient curieuses, celles de notre monde terrestre sont aussi parfois très surprenantes, ainsi l’on me dit que la semaine
dernière, pendant que j’écrivais
Le champ d’oliviers un crime dans le genre « Père Boniface
7 » se déroulait dans mon appartement à Paris. Et je ne suis pas éloigné de croire qu’il s’est passé au moment où j’évoquais la courte prière de l’Abbé Villebois s’adressant au ciel : « Mon Dieu, secourez-moi ! ». Puis M. de Maupassant ajouta, comme se parlant à lui-même : Cela se passe dans le salon devant les muses des tapisseries dont il est tendu, et sous les yeux de Flaubert. Si seulement il les eût vus, réellement il aurait peut-être trouvé en cette circonstance une partie de l’entrevue de Salammbô et de Mathô ». Un silence suivit.
Mais l’astre de la nuit de plus en plus rouge montait toujours, et sur un ton convaincu Bernard dit : « Il y a un incendie dans la lune ! ». Raymond et moi nous mîmes à rire de cette boutade. M. de Maupassant nous dit alors : « De la lumière que le soleil projette sur cet astre terne en lui-même, il est fort possible que cela produise l’effet d’un incendie. Et puis, dites-vous bien que les yeux de Bernard ont les qualités d’une bonne longue-vue.
« À propos d’incendie, vous rappelez-vous qu’un jour à Saint-Raphaël j’étais allé à Boulouris, croyant à un sinistre, mais ce n’était qu’un feu de la Saint-Jean. En revenant, je rencontrai Alphonse Karr
8, coiffé d’un béret et affublé d’un tablier de jardinier ; il me dit en riant : « C’est un de mes déguisements pour écarter les reporters ; et puis vous savez, mon petit, quand je les sens trop pressants, je m’en débarrasse en leur répondant en provençal ou en italien ».
« Ici, moi, je suis bien à l’abri, car pour me toucher il faudrait qu’ils embarquent, ce que je leur défends bien.
« Et vous, François, vous souvenez-vous, ceux du
Journal de Fécamp9 que vous aviez éconduits un matin pour ne pas me déranger de mon travail. Ils vous avaient joliment portraituré dans leur gazette ». — « Oui, Monsieur, et c’est curieux, ma tête qu’ils avaient rendu aussi ridicule que possible dans leur article eut le don de plaire à une belle blonde d’Étretat ».
Après cette publication, elle me suivit souvent et m’accompagna même un soir, à la nuit tombante, jusqu’à la porte de ma caloge
10. Nous riions tous les deux sous cape, et Bernard laissa échapper un hum ! sceptique non dépourvu d’ironie.
M. de Maupassant reprit : « Quoi de surprenant, n’avons nous pas dans notre monde, et souvent dans le meilleur, des dames qui s’esquivent avec leur valet de chambre, des tziganes, des athlètes, qui ne sont pas toujours beaux garçons. J’ai vu la fille d’un officier supérieur en retraite, jeune, jolie, distinguée, s’éprendre d’un jeune lourdaud, valet d’écurie chez son père, s’enfuir avec lui et, quelques mois après, n’ayant plus un sou, revenir tous deux vivre du travail de leurs mains, non loin du pays où elle avait été élevée ».
La lune avait pâli et la mer toujours calme ne craignait pas secouer les flancs du « Bel-Ami » du plus léger clapot. Son pont se couvrait cependant d’un glacis qui, quoique imprégné de senteurs marines, nous obligea à gagner au plus vite nos couchettes.
*
Le lendemain soir, avant de se livrer au charme, aux délices de Morphée suivis de sonorités aussi fortes que peu musicales, Raymond nous servit, non plus, comme une année plus tôt, une vision des côtes du Japon et des charmes des femmes de ce pays, mais bien une idylle espagnole, toute vivante, croustillante, comme au moment où elle se produisit.
— Quand la frégate qui le portait s’était trouvée désemparée sur les côtes d’Andalousie... et le conteur, qui nous paraissait pourtant bien plein de son sujet, s’arrêta net, emporté dans le royaume des songes...
Mais il n’en était pas de même pour M. de Maupassant qui avait suivi le récit de son matelot avec une attention bien soutenue, l’aidant parfois quand il lui arrivait de ne pas pouvoir finir sa phrase, et il nous dit : « J’ai reçu une lettre de M. Roger qui m’annonce que son bateau est arrivé à Dinant, où on va lui faire sa toilette, et il espère être en mesure de nous rejoindre pour fin mai, de sorte que nous pourrions partir dans les premiers jours de juin.
Pour voir Dinant, Huy, Liège, Hussell, Amsterdam et Rotterdam, il faut bien six semaines, car depuis le temps que je désire faire ce voyage, je voudrais voir tout ce qu’il y a d’intéressant, paysages, villes et musées.
Je ne crois pas perdre mon temps, d’après ce que j’en sais déjà. Et puis, la Meuse offre tant d’attrait, ses rives si verdoyantes, ses eaux si limpides et, si elle est aussi froide que celle que j’ai bue à sa source, quel plaisir pour moi d’y prendre mes bains, cela vaudra bien une bonne douche.
M. Roger emmène Charles son valet de chambre, et il me demande si je vous garderai pour la cuisine, je vais lui répondre affirmativement, et je suis certain que son goût délicat de fin gourmet, n’aura que des félicitations à vous adresser. C’est curieux comme cette croisière est intéressante.
Non seulement par les curiosités du pays que nous traversons, mais aussi par la valeur des artistes qu’ils ont produits, et comme elle me tient à cœur... M. Roger qu’une franche gaieté accompagne partout, donne l’impression que le temps passe vite. Il n’est pas seulement le cicerone d’une société, il en est encore à certains moments presque le bouffon.
Je le vois toujours pendant le voyage que nous avons fait en Italie. Gervex B.C.M. (sic), ce dernier, l’un des plus taciturnes qui puisse exister, fut cependant obligé un jour de sortir de sa réserve, de son mutisme, tant M. Roger est entraînant dans sa façon de raconter certaines choses. « Vous rappelez-vous son histoire du pont de Suresnes et du bois de Fausse Repose ? » « Non, Monsieur ». « Ces dames étaient descendues au salon et vous mettiez le couvert sur le pont du « Saint-Roger ». Enfin, vous connaissez le nouveau pont de Suresnes ? » — « Oui, Monsieur et sans avoir la hauteur et, surtout, certains mérites qu’on ne peut retirer à celui d’Avignon au point de vue historique, je lui préfère celui de Suresnes, dans son cadre poétique si imposant ». Et Bernard tirait déjà sur sa barbiche, en faisant sauter ses sourcils comme de minuscules têtes de loup qui veulent enlever une toile d’araignée, car il se disait en lui-même : C’est le patron qui va parler, ce sera drôle. — « Enfin, reprit M. de Maupassant, vous connaissez Mme Léopoldine de P..., d’après les on-dit, ce nom ne serait pas celui qui est inscrit au registre de l’état civil où elle a vu le jour, elle l’aurait trouvé au giron de la haute pendant une excursion sur les côtes flamandes ».
Peu importe, ce fait montre que les voyages sont utiles à d’autres
qu’aux peintres et aux littérateurs, du reste la science consiste en ce monde à savoir tirer parti de toutes les circonstances.
Voici ce que nous a raconté M. Roger sur le pont du bateau :
« Depuis longtemps, nous dit-il, Mme Léopoldine B... me tarabistait (textuel) pour que je la conduise voir le pont de Suresnes. Un jour, je la pris rue Bassano, nom qu’elle révère en souvenir d’une équipée sur les bords de la Brenta, et je me félicitais d’avoir fait les choses grandement en prenant un landau de cercle, car elles montaient deux dans la voiture. À notre passage à travers le Bois de Boulogne, une agréable fraîcheur tempéra la chaleur assez forte du jour, c’était bon et très agréable. Léopoldine et son amie étaient ravies, les manteaux étaient descendus des épaules, laissant voir la sveltesse de leurs tailles. Elles relevaient leurs jolies têtes pour mieux humer à pleins poumons l’air frais du bois, comme si elles eussent voulu en faire une provision.
Nous étions arrivés au fameux pont qui remplace avantageusement l’ancien bac des religieux de l’Abbaye de Saint-Denis. De construction métallique, jeté sur trois piles en maçonnerie, il était d’une belle élégance. Elles voulurent en connaître la longueur. L’ayant mesuré, elles lui trouvèrent cent quarante mètres. Cet exercice ayant altéré l’une de ces dames, l’autre répondit : « C’est curieux comme cela m’a ouvert l’appétit. Allons bien vite déjeuner ».
Et puis, des fenêtres du restaurant, nous avons encore revu ce pont dans ce site magique. Les bateaux-mouches sveltes et remplis de gaieté, avec leurs toiles tendues, venaient virer de bord en face de nous, et, après avoir débarqué des couples gais et bruyants, reprenaient leur course sur le beau fleuve, dérobé, parfois à nos regards pendant quelques moments, pour reparaître un peu plus loin, paraissant s’enfoncer sous les futaies séculaires, quelques nuages vaporeux couraient dans le ciel bleu, il y avait là vraiment de quoi tenter une palette habile.
Le déjeuner se déroula dans une franche gaieté, et plus je regardais les deux amies, plus je trouvais qu’elles avaient des points de ressemblance, on aurait dit deux sœurs.
Au café, Léopoldine me dit : « Vous pensez bien, mon Grand, que j’ai amené mon amie, pensant que vous seriez assez gentil pour nous faire faire une agréable promenade du côté de Saint-Cloud, si vous voulez bien... ».
Après avoir détourné nos regards des pierres encore fumantes du vandalisme des Allemands, nous avons gagné les hauteurs du
Parc, vers la lanterne de Diogène, puis nous nous sommes dirigés sur Ville-d’Avray et les lacs de Corot, dont nous avons salué la statue et surtout le génie. En cet endroit, une idée singulière germa dans le cerveau de Mme Laure, elle voulait fouiller toutes ces haies touffues qui entouraient ces étangs, prétendant posséder un pouvoir occulte qui lui permettrait de retrouver quelque pipe du grand artiste, perdue ou enterrée, là, quelque part...
Continuant notre promenade, nous montions une côte assez rude, et les chevaux se mirent au pas ; arrivés au sommet de la côte, nous débouchâmes sur un plateau, nous étions au bois de Thierry, ce bois qui domine Marnes-la-Coquette et Ville-d’Avray au milieu de taillis et d’avenues de jeunes tilleuls. Nous parcourions celle de l’Impératrice, le soleil dardait sur nous ses rayons obliques encore chauds, et de temps en temps, un léger nuage en atténuait l’éclat.
Mme Laure s’endormit d’un profond sommeil...
Et, bientôt, nous arrivâmes au Bois de Vélizy ; là, les futaies étaient très élevées et très fournies, leurs cimes s’entrecroisaient et formaient une voûte au-dessus du chemin que nous suivions. Partout, une brousse épaisse et de nombreux châtaigniers tout enguirlandés de chèvrefeuille répandant un parfum agréable qui flattait exquisement l’odorat, rappelant celui des fraises des bois. À ce moment un cahot se produisit par le passage de la voiture sur un caniveau, Mme Laure fut rappelée à la vie réelle, puis, après une courte conversation, Mme Léopoldine tomba dans une profonde léthargie, et, avec Mme Laure, nous en sommes arrivés à conclure que c’étaient les parfums que nous respirions qui provoquaient chez nous cette somnolence...
Un profond silence régnait partout dans cette forêt. Plus loin, sur les hauteurs de Chaville, quelques éclaircies se firent dans la voûte de verdure et les oiseaux chantaient leur adieu aux derniers rayons du jour, avant de mettre leur tête sous l’aile à l’approche du crépuscule.
Mme Léopoldine dormait toujours...
À ce moment, je sursautai comme un cabri électrisé ! Devant nous se trouvait le chemin que j’avais suivi en tête de l’escadron en 1870, quand, lancés comme une trombe, nous poursuivions les hussards prussiens à travers le bois de Fausse-Repose, jusqu’à Roquencourt.
À ce souvenir, M. Roger éprouva un spasme et ferma les yeux pendant quelques instants. Et voilà, quoique né de parents de ce
pays où l’on est reçu par un : « S’il vous plaît, Monsieur ! », c’est un patriote parfois un peu chauvin.
Puis, M. Roger continua : Nous étions arrivés à l’Ermitage de Villebon pour le dîner. Dans le salon ou Louis XV se trouva plusieurs fois, pour d’autres motifs que ses rendez-vous de chasse, l’ai bercé les deux amies dans des rockings-chairs, et leurs deux poitrines se tenaient aussi fermes que si elles eussent été en caoutchouc. Les poètes ont bien chanté l’union chaste des âmes !... L’une d’elles dit alors : « Ces charmes qu’il vous est donné d’admirer en ce moment nous les devons au lait d’ânesse » (Mais gardons ce secret absolu).
Mais, comme par la haute fenêtre ouverte la lune les taquinait, elle se rendirent à cette baie qui leur montra le jardin bien éclairé par les rayons lunaires, et tout près, une longue voûte de verdure. C’était l’allée des tilleuls, bien connue des Parisiens qui viennent là comme les escholiers allaient autrefois au Pré aux Clercs, pour y vider leurs querelles. Mme Léopoldine me dit : « C’est là que vous avez croise le fer pour le cœur de la belle Suzanne ! » et Mme Laure, me frappant sur l’épaule, prononça d’un ton solennel : « Vous être un brave ! ».
Bernard dit avoir compris et Raymond approuva le patriotisme de M. Roger.
Pendant un moment, il me parut que toute la pensée de M. de Maupassant était captivée, absorbée, comme lorsqu’à certains moments il enfante une œuvre et fouille dans son cerveau pour y dérouler les nombreux fils qui servent à former la trame.
Il rompit le silence en disant à Bernard : « Demain je prendrai un bain de bon matin, car je dois prendre le train de 9 heures pour Nice ».
À propos de bain... Ce M. Roger dont je vous parlais, affirme qu’il tient sa bonne santé, sa vigueur presque juvénile, à l’usage quotidien de baignades prolongées pendant une heure ou deux. Un jour, je me suis présenté chez lui dans l’après-midi, il était encore dans sa grande vasque de bronze, et reconnaissant ma voix il me cria : « Entrez, entrez donc, mon cher Maupassant ». Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis sa tête noire émerger seule de la baignoire, tout le reste était couvert des petits sujets flottants les plus curieux, la surface de son bain ressemblait ainsi à la vitrine d’un marchand de poupées que j’avais vue autrefois sous les galeries du Palais-Royal. Voyant ma surprise, il me narra : «
Ce que vous voyez-là, mon ami, est une vraie révolution, c’est l’absolue rénovation de l’art théâtral. Oui ! avec mon ami Bauchamp, nous fondons les plus grands espoirs de notre idée commune. Vous savez sans doute que le père Dumas, pour mettre ses pièces debout, faisait manœuvrer de minuscules personnages sur une table
ad hoc. Eh bien ! ce que vous voyez en petit nous nous proposons de l’adapter en grand au théâtre », et tout en parlant il faisait faire des plongeons à ces sujets bigarrés et bizarres.
« La scène sera une énorme glace, avec des trappes à coulisses plongeantes, ce qui simulera un lac. Les personnages seront des Druides et des Dryades, des Nymphes et des Ondines. Le mobilier sera représenté par des algues et des varechs recouverts d’une couche de cryolithe de couleur appropriée. L’arrière plan sera garni de prêtres en costume celte. L’ensemble formera un grand temple à ciel ouvert, il y aura l’adoration des Dieux. Puis le Chartron de la finale sera quelque chose de plus extraordinaire. Les prêtres celtes armés de faucilles d’or, groupés avec les Nymphes et les Naïades, etc... formeront le tableau le plus inattendu que l’imagination puisse rêver, tel que les yeux de l’homme n’en ont jamais vu de pareil. Et la cérémonie se terminera par un grand festin éclairé par le soleil. Que pensez-vous de notre projet ? ».
« Cela demande réflexion ! ». « C’est tout ce que vous m’en dites ? ».
« Il est possible que vous ayez l’un et l’autre du sang de Jules Verne dans les veines, dans vos voyages d’Orient, un figaro athénien aura probablement passé dans votre belle chevelure noire un peigne édenté qui aurait servi à Archimède, et il y a dans votre idée un germe qui peut-être se développera un jour. Mais votre flûte, sur laquelle fondiez tant d’espoirs pour franchir les degrés de l’Opéra, qu’en faites-vous ? » « Charles ! Charles, apportez ma flûte », cria-t-il. Après s’être essuyé la figure et les mains, il joua une valse et, pour un instant, je crus que tous les petits pantins, croyant que ces airs joyeux leur étaient destinés, se mettaient à danser vertigineusement, mais je m’aperçus bientôt que c’étaient les bras et les jambes du musicien qui leur imprimaient, par leurs mouvements, cette joyeuse sarabande. Quand il eut fini son morceau, je dis alors à mon ami : « Les sons de votre instrument ont quelque chose de mystique et mettent en moi un certain trouble, ils me font penser à la douceur de ceux de la flûte que le prêtre Termosiris offrit à Télémaque
et avec laquelle il charma les bergers et les bergères ; et il paraîtrait que les oreilles du roi Sésostris n’y avaient pas été insensibles alors qu’il se promenait sur les bords du Nil, que nous souhaitons tous les deux de voir bientôt.
(À cette époque, M. de Maupassant avait réuni quelques-uns de ses amis pour fréter un yacht en commun et faire une croisière en Égypte. Malheureusement ce projet ne put aboutir. C’était la troisième fois que je faisais ma valise pour aller visiter cette admirable contrée si riche en monuments anciens, ces monolithes prodigieux couverts de signes hébraïques dont l’obélisque de Louqsor ne nous donne qu’une faible idée, ces sphinx colossaux taillés dans le granit et surtout ces pyramides auprès desquelles l’homme est si peu de chose. Et je dus à mon grand regret faire mon deuil de ce splendide voyage).
Vous voyez cette flûte, dit-il, je sais en jouer des heures entières sans arrêt, elle m’amuse, me plaît, et, malgré cela, j’ai une envie folle de la jeter aux orties, elle m’a valu un duel avec le locataire d’au-dessous, et du papier timbré de mon propriétaire.
Dans la rue je marchais vite tout en me disant : C’est la première fois que je quitte mon ami Roger sans m’être dilaté la rate. Je suivais le trottoir de l’avenue d’Antin, quand je m’aperçus que je côtoyais Monseigneur Lavigerie, nous avons parlé de cette Algérie pour laquelle il a donné le meilleur de sa vie.
*
Et maintenant il est l’heure d’aller prendre du repos. Dans ma couchette, large comme un Moïse, je m’étais roulé dans mes couvertures, mais le sommeil ne venait pas, ma pensée allait de Monseigneur à Jean, son valet de chambre, son fidèle serviteur, et je me suis demandé quelle dimension devrait avoir l’urne qui pourrait contenir toutes les choses désagréables que lui avait servies son Maître depuis plus de trente années qu’il était à son service.
Ensuite, forcément, une comparaison me vint à l’esprit entre le représentant de Dieu sur la terre et celui du conteur qui avait mis trois cents nouvelles au point pour montrer à l’humanité ses parties faibles, cette analyse fut courte car elle était tout à l’avantage de ce dernier tout au moins en ce qui me concernait, car une seule fois en dix ans, il m’avait dit de faire attention, et
c’était juste, car j’étais allé me coucher un soir sans fermer ni portes ni fenêtres de la Guillette.
Maintenant, je dois dire que, si j’étais juré en cette affaire, j’accorderais à Monseigneur le bénéfice des circonstances atténuantes, car ayant vu de près les Caïds, les Aghas, etc... je sens que cet homme supérieur a dû souffrir à leur contact continu et si prolongé.
*
Je suis passé aujourd’hui rue du Redan (actuellement rue Dolfus). Une fois de plus, j’ai vu la demeure modeste où le grand romancier M. de Maupassant habitait il y a 39 ans en 1884. Cette maison a maintenant un air bien vieillot. À sa vue un souvenir très précis, comme s’il était d’hier, s’est présenté à mon esprit. J’ai entendu et revu mon maître me disant : « Venez, François, en craquant une allumette, j’ai mis le feu aux rideaux de mon lit ». Et ceci dit sur un ton aussi calme que s’il s’était agi de lui servir une tasse de tisane, puis il me passa des sébiles d’eau avec mesure et sang-froid. Aujourd’hui, je pense quel homme était M. de Maupassant auprès de moi, car je dansais dans ma chemise comme un cabri que l’on met en liberté.
Le jardin Brougham s’est bien développé ; ses arbres ont grandi au point qu’ils masquent la vue de la mer. J’ai écouté les battements des vagues qui roulent sur le sable et qui m’arrivaient ce jour, lents et monotones, chargés d’une mélancolique tristesse. Je fus alors m’asseoir dans ce jardin sur le même banc où tant d’années plus tôt j’allais me reposer et prendre l’air le soir.
Je pensais à celui qui a été si tôt ravi à l’affection de ses admirateurs.
Je fouillais de ma vue la nappe bleue sur laquelle je voyais le « Bel-Ami » tout blanc.
Autour voletaient des milliers d’oiseaux qui me représentaient les pensées et les paroles que M. de Maupassant nous avait dites sous sa tente, et qu’il n’a pas relatées dans son poème : Sur l’eau.
Ému par ces souvenirs, je me suis demandé : « Pourquoi Dieu l’a-t-il rappelé si tôt ? Il aimait ce monde qui lui avait donné bien des joies et des satisfactions, seules réservées à ses élus.
J’étais arrivé à récriminer, cherchant le motif qui avait pu décider le Directeur des vies humaines à ne pas établir une moyenne entre moi et l’auteur ». Oh... si j’avais eu le pouvoir de faire cette chose, quelle œuvre vraiment supérieure aurait faite mon maître avec les années que je lui aurais cédées de tout mon cœur. J’étais arrivé à le dire et à le répéter tout haut, comme si j’avais voulu que les éléments qui m’entouraient, et tout ce que le voyais sur la mer, puissent l’entendre...
Pourquoi lui si tôt ! et moi si tard ?...
Je me souvins que c’était dans cette maison citée plus haut que M. de Maupassant un jour m’avait demandé de lui copier certaines lettres avant de les mettre à la poste ; c’était, m’a-t-il dit, pour en avoir le double, car ces lettres, il les envoyait à une inconnue
11.
1 Telle est bien la philosophie vague de Maupassant, qu’il serait toutefois injuste de mépriser entièrement. Il n’est pas loin en effet de se considérer comme un produit de la nature.
2 C’est un chef-lieu de canton du Nord, à 7 km de Lille.
3 Hélas comme M. de Maupassant disait la vérité ce jour-là, puisque ses dernières paroles furent des malédictions à l’adresse de ce peuple barbare. Eh ! oui, mon Dieu, je me représente ce qu’auraient été les souffrances de son cœur s’il avait assisté à la dernière guerre ! Que de tortures pour son âme, et aussi, que de travail pour sa plume (note de François).
4 Ceci permet de donner à peu près la date de ces souvenirs, le Champ d’Oliviers ayant paru les 14 et 23 février 1890.
5 Dans Sur l’eau, édit. Ollendorff, Paris, 1904, p. 83, Maupassant décrit de la sorte ce sentier :
0 « Aucune route n’aboutit, de l’intérieur, à cette baie délicieuse. Seul un sentier conduit à Saint-Raphaël, en passant par les carrières de porphyre de Drammont ; mais aucune voiture ne le pourrait suivre. Nous sommes donc en pleine montagne ».
6 Maupassant avait évidemment parlé des attolls, mais, en reprenant, quelques lignes plus bas, le mot atômes, François manifeste qu’il avait mal entendu.
7 Il s’agit du Crime au père Boniface, paru dans Le Gil Blas du 24 juin 1884.
8 Karr (Alphonse) (1808-1890), directeur et rédacteur des Guêpes, journal satirique, dont on lit encore le Voyage autour de mon jardin.
9 La mémoire de François lui a fait défaut. Des recherches effectuées par le savant M. Auguste Martin, de Fécamp, dans la collection de ce Journal n’ont permis de rien retrouver.
10 Dans son premier volume, François parle de cette caloge, ancienne barque transformée en chambre. Elle se trouve encore dans le jardin de « La Guillette », à Étretat.
11 François reproduisait ici les lettres échangées entre Maupassant et Marie Bashkirtseff. Ces lettres ayant été reproduites dans le volume de René Dumesnil, Maupassant, Chroniques, Études, Correspondances, nous n’avons pas jugé utile de les donner de nouveau.