François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 108-128.
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XIV
CHALET DES ALPES À ANTIBES

Souvenirs d’Italie — Pise — Gambo et le poète Shelley.

Cannes, le 20 juin 1920.
Tous ces jours-ci j’étais sous l’influence d’une idée fixe, un besoin absolu de revoir le Chalet des Alpes à Antibes. Un tram jaune qui court maintenant tout le long de la corniche d’or, entre les villas innombrables aux jardins fleuris et bien entretenus, et la mer bleue, m’a conduit entre le golf de Juan les Pins, en face du château des Eucalyptus, à cet endroit toujours garni de roseaux où mon maître voulait acheter une vieille maison il y a plus d’un quart de siècle.
Pour arriver à la « Badine » je suivis l’ancienne route de Nice, où j’ai retrouvé le pittoresque d’antan. Les oliviers centenaires au tronc tout rabougri, au feuillage si léger, plantés sans ordre dans les champs ou courant le long des chemins, m’ont impressionné par leur envergure et leur vie robuste, et, je ne sais pourquoi, un frisson m’a parcouru à la pensée que ce coin sauvage disparaîtrait un jour pour faire place à des villas modernes aux jardins à l’anglaise, ou à des jardins d’horticulture encombrés de serres, car aujourd’hui, on se préoccupe bien moins de la question esthétique que de celle qui se résout par un bénéfice immédiat, cas qui se présente, hélas ! trop souvent, nous pouvons en constater des exemples tous les jours.
Tout en suivant mon chemin, livré à mes réflexions, j’arrivai au Chalet des Alpes que je retrouvai à peu près dans le même état qu’en 1886 ; seuls les arbres s’étaient largement développés et je me représentai alors le Chalet Ivelt tout frémissant sous la secousse du tremblement de terre, il me semblait entendre encore le bruit terrible qui s’était produit dans la charpente au-dessus de ma tête, le branle-bas des sonnettes follement actionnées par ces secousses sismiques qui, dans l’espace de quelques minutes, s’étaient renouvelées à plusieurs reprises1.
Alors, j’ai cru entendre mon maître me disant : « François, aujourd’hui, à neuf heures, il faudra penser à hisser le drapeau pour que Bernard soit averti qu’il ait à se tenir prêt, car dès que nous aurons déjeuné, j’irai faire un tour en mer avec mes invités ». Je revois encore ce jour-là M. de Maupassant, vers les dix heures, assis sous le poirier sur un banc, à côté d’une dame à laquelle il récitait les vers suivants :
Venez, offrez-vous à mes yeux,
Écartez le bandeau qui vous fait méconnaître
Découvrez ce front radieux
Où les yeux voltigent, où les ris semblent naître
Et d’où l’amour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On m’écoute, on reçoit mes vœux et ma prière
Un char d’Azur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
D’une fleur fraîchement éclose
Près de son canal argenté
Un oranger touffu s’oppose
Aux feux dévorants de l’Été
Sous son feuillage respecté
L’Amour endormi repose
Et par ses charmes arrêté
Le volage zéphyr s’expose
À prendre encore sa liberté.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tu me vois entouré de campagnes fleuries
Au milieu des bergers j’établis mon séjour,
Je foule l’émail des prairies
Rival et frère de l’Amour.
Quand M. de Maupassant eut terminé ces strophes, il y eut un court silence, puis Mme A... dit : « Oui, oui, très bien, mon ami... mais, comme les Alpes sont jolies ainsi, roses comme la bouche d’un jeune enfant, elles semblent donner un baiser à la voûte céleste. Et cette immense étendue de sapins verts, est-ce assez imposant ! Et là, plus près de nous, cette bande rouge est bien curieuse ». Et M. de Maupassant répond : « Madame c’est un plant de pommes d’amour qui a ses couleurs aussi merveilleuses que si nous étions au mois de juillet ». Les feuilles du poivrier, au feuillage si délicat et si fin, poussées par la brise se posaient parfois sur la tête de Mme A..., elles s’agitaient comme un nuage métallique, faisant ainsi un joli diadème sur sa belle chevelure noire.
Le déjeuner qui suivit, et que je revois encore, fut des plus animés, il y avait là, du côté féminin, plusieurs amateurs d’art, de théâtre, possédant des connaissances générales surtout sur l’Italie dont on était si près, avec ses trésors artistiques de peinture, de sculpture, ses monuments magnifiques, ses palais merveilleux, les églises à l’architecture large, élevée où le marbre et l’or rivalisaient pour leur donner cette grâce, cette légèreté qui font de ces temples de la prière des merveilles d’élégance et de large conception.
La conversation engagée sur ce terrain, les noms des peintres italiens furent mis en avant et parmi eux ce fut Léonard de Vinci qui fut le plus souvent mis en cause. Mme de Maupassant, comme toujours, se fit remarquer par son érudition et l’à-propos de ses critiques. Elle cita quelques faits qu’elle avait recueillis pendant ses voyages, où elle avait eu l’occasion de s’entretenir avec des personnages qui, par leur parenté ou leurs relations avec les descendants de Raphaël ou Léonard de Vinci, etc... (sic), qui prouvaient que ces hommes illustres eurent une prescience, un pressentiment de l’avenir, comme autrefois les augures et les Sybilles prédisaient longtemps à l’avance les faits saillants qui devaient se produire à une époque déterminée.
« Un jour, dit Mme de Maupassant, une hôtelière de Florence voulant me montrer le culte et la vénération qu’éprouvaient ses compatriotes pour les ancêtres, me conduisit dans une maison basse et obscure, où je pus admirer dans une niche, une palette, une paire de pantoufles et quelques outils de jardinier devant laquelle, comme devant une châsse contenant des reliques, brillait un cierge nuit et jour ».
À la fin du repas, la Comtesse de Montgoméry, cette émule de Brillat-Savarin, dont la célébrité d’amateur de bonne cuisine était connue du Tout-Paris de cette époque, fit avec succès la description d’une crème au thé qu’elle venait de trouver délicieuse. Quant à M. de Maupassant, c’est à peine si, par-ci, par-là, il avait pris part à la conversation générale, il s’entretenait avec une certaine dame, et je crus remarquer que ce jour-là les choses qu’il disait, donnaient à sa voix une douceur, un moelleux que je ne lui connaissais pas encore, mais j’eus tôt fait de me rendre compte de la remarque que je venais de faire. Eh ! voilà, c’est que l’auteur de Notre Cœur avait devant lui celle qui devait être un jour Michèle de Burne2.

*

Puis, je me suis assis sur le même banc où mon Maître avait, tant d’années auparavant déclamé les vers dont il a été question plus haut, et je contemplais la baie des Anges, ce golfe d’un bleu si pur dans lequel Nice baigne ses pieds nonchalamment. Et, plus loin, la côte italienne qui me rappela le voyage que nous avions fait avec le « Bel-Ami », et les souvenirs revinrent peu à peu en grand nombre et avec une précision de détails inimaginable. Je me revoyais dans le port de Porto-Morizio, où mon Maître avait dit : « François je voudrais que vous alliez me chercher de l’or à Monte-Carlo, car il est de beaucoup préférable et bien plus commode pour le voyage ».
En soupant, je fais part à l’équipage de ma promenade pour le lendemain et Bernard me dit : « Si tu y vas en pékin, mon vieux François, nous ne te reverrons plus », à quoi je répondis : « Ne vous inquiétez pas, je me déguiserai en paysan et je suis bien certain de ne pas éveiller le moindre soupçon ». Chaussé de gros souliers éculés, j’enfilai un vieux pantalon de cuisine, une chemise de nuit bien savetée, une vieille vareuse à Raymond et une casquette hors d’usage de mon maître. Ainsi affublé, avec mes pattes de lapin, je me présentai à Raymond qui me félicita me disant : « On croirait un Piémontais courant la campagne pour chaparder des poules ou voler des veufs ». Je partis le matin et, descendu à la station de Monte-Carlo, je montai l’escalier et, arrivé en haut des terrasses du magnifique jardin du Casino, je me reposai une minute pour reprendre haleine et je profitai de ce court instant de repos pour regarder la mer. Elle était calme et tranquille et je jouis de ce coup d’œil incomparable et toujours nouveau, que l’on a des jardins. Le tir aux pigeons, si animé d’habitude, était, ce jour-là, triste et abandonné, mais en revanche le port de la Condamine, bordé de lauriers roses, surmonté de cette sombre masse noire que forment le Palais du Prince et les vieilles maisons de Monaco, me parut un spectacle admirable.
Je me rendis à l’entrée principale des salons de jeux, où un inspecteur, me voyant si misérablement mis, me dit : « On n’entre pas ». « Je le sais, lui dis-je, mais veuillez prendre connaissance de ce petit mot que m’a remis M. de Maupassant » : ce nom magique comme la formule du « Sésame ouvre toi » dans les contes des Mille et une Nuits, me fit ouvrir toutes les portes. L’inspecteur me montra un escalier qui me conduisit au premier étage dans le bureau du changeur, où je reçus autant de rouleaux d’or que j’avais de billets de mille francs.
Je descendis déjeuner au Grand Hôtel de Monaco dont je connaissais le propriétaire et je le mis au courant de l’étrangeté de mon costume : « Vous arrivez fort à propos, me dit-il, nous avons du loup grillé, le mets favori de M. de Maupassant et si vous voulez bien vous asseoir à cette table, on va vous servir de suite ».
Après un excellent déjeuner, car le loup grillé est un mets très délicat et les accessoires qui l’accompagnaient étaient d’un goût exquis, je me rembarquai en chemin de fer dans les mêmes conditions que le matin, et à trois heures et demie, j’étais de retour à Porto-Morizio. Raymond m’attendait sur la jetée avec le youyou, il me plaisanta en me disant que ce n’était pas le moment de me faire prendre un bain, lesté comme je l’étais, mes poches pleines du métal précieux.
Je voudrais placer ici un fait qui prouve ce que peut donner un œil exercé, et par conséquent vient corroborer le jugement de M. de Maupassant quand il disait : « Exercez vos yeux, ils sont les guides de tous vos autres sens ».
J’ouvre une parenthèse : Nous étions en septembre 1900, onze ans après ma visite à Monte-Carlo. Or, quelques années avant cette époque, par un effet du hasard comme il s’en produit souvent à certains tournants de la vie, je devins gérant de café à Paris3. Dans cette profession sédentaire, j’avais pris de l’embonpoint, mon crâne dénudé, mon front creusé de rides profondes que le rouge vif de mon visage faisait ressortir davantage (ce rouge m’était resté d’un coup de soleil pris quelques années auparavant à Biskra), mes yeux fatigués présentant l’aspect de demi-ventouses, mes pattes de lapins rasées, j’avais laissé pousser ma moustache assez forte, moitié poivre, hérissée au point qu’aucun cosmétique ne pouvait arriver à lui donner un semblant de souplesse, ajoutez à cela la tenue classique d’un Gérant de grand café, habit, cravate blanche, etc... tout cela aurait dû certainement me rendre méconnaissable. Un soir, dans le coin du café faiblement éclairé par quelques ampoules électriques, je vis à une table trois messieurs qui me firent l’effet d’agents de la rue d’Harlay en tournée. Je m’approchai pour voir s’ils ne manquaient de rien quand l’un d’eux m’interpella et me dit à brûle-pourpoint : « Mais je vous reconnais, c’est vous qui êtes venu, il y a de cela une dizaine d’années, chercher de l’or à Monte-Carlo pour M. de Maupassant, le grand romancier ». Comme je paraissais surpris, il ajouta : « Je vous revois encore avec votre casquette et votre vareuse flottante. Je comprends votre étonnement dit-il, tout en vous accordant que vous avez changé autant qu’un homme puisse le faire en dix ans, cependant vous êtes bien la personne qui est venue à Monte-Carlo ».
Je m’assis à côté de ces messieurs qui me dirent que la Maison les avait envoyés à l’Exposition, puis nous parlâmes de ce beau pays enchanteur où l’air est chargé d’effluves parfumés qui grisent plus agréablement que celles qui émanent d’une salle de café. (Ici je ferme ma parenthèse).
Ma commission terminée, et M. de Maupassant en possession de son or, nous reprîmes la mer et deux jours après nous étions à Savone. Ce port est encombré de bateaux charbonniers et tout ce que l’on touche est noir d’autant plus que, près du bassin du port, sont établies des usines qui, nuit et jour, vomissent par leurs hautes cheminées une fumée grasse, noire et quand le vent vient du large, ce qui arrive fréquemment, on se croirait transporté sur les bords de la Tamise.
M. de Maupassant est descendu à terre faire sa promenade habituelle et voir en même temps Omneilles, un petit port en face, à quelques milles. Il se rendit compte alors que le pilote avait eu tort de ne pas choisir ce mouillage, mais notre pauvre guide en ignorait l’existence.
Et je voyais encore par la pensée, mon maître prendre son tub, c’est ainsi qu’il désignait son bain en pleine mer ; tous les matins à 10 heures le bateau était garni de sa banne, on virait sur place, et si l’état de la mer le permettait, M. de Maupassant piquait une tête pour aller ressortir un peu plus loin. Si la mer était calme, il faisait la planche, se laissant balancer par les ondulations de l’eau tout en nettoyant ses moustaches avec sa langue, parfois il se tenait debout, la tête et les mains hors de l’eau, jouant comme un enfant. Si la mer était un peu forte, il luttait, la coupant en bondissant au-dessus comme un triton, plongeant et reparaissant plus loin comme les dauphins qui parfois s’approchaient assez près de la plage pour qu’on puisse suivre de l’œil leurs ébats.
Son bain pris, Bernard était à l’échelle pour l’aider à faire son rétablissement, je lui jetais son peignoir sur les épaules et nous respirions un peu plus librement, car, pendant la durée du bain, nous n’étions pas rassurés, toujours sous l’appréhension d’un accident possible.
Dès qu’il avait mis pied sur le bateau, son premier soin était de s’essuyer les moustaches, ne manquant jamais d’ajouter : « Bigre, ce qu’elle est salée, cette eau ! Je crois que l’eau d’Étretat est moins désagréable au goût ».
Souvenirs d’Italie

Après avoir revu tout ce passé, et regrettant l’absence de mon maître, je me disais : comme il serait heureux aujourd’hui de revoir cette noble Italie, dont le cœur a tressailli quand elle s’est jetée dans la mêlée pour secourir sa sœur latine, et coopérer à la liberté mondiale.
Ce que M. de Maupassant eût éprouvé de bonheur en voyant le retour à l’amitié des peuples latins qui ont toujours fraternisé dans le même amour des arts, du beau, du sublime, dans un même esprit d’idéal et de désintéressement. Et je pensais : Nous serions peut-être aujourd’hui à Rome, à Naples ou en Sicile pour porter nos félicitations et nos remerciements, ou peut-être même à Girgenti où mon maître me disait avoir, par des sentiers de muletiers, visité les ruines de Segeste, puis aussi les curiosités de la Cité de Sainte Rosalie avec Mme M... alpiniste intrépide, une sorte de petit « Jean sans peur ».
Puis un petit village perdu, par là, auquel on pourrait donner le nom de Cythère. Dans ce pittoresque paysage, à un moment donné, Mme M..., humant l’air parfumé, lui disait : « C’est bien curieux et cependant je ne puis croire à la réalité de mes impressions, mais il me semble qu’ici les maisons, si toutefois on peut leur donner ce nom, ces masures, ces cabanes plutôt, et tout ce qui les entoure, ont un parfum natal ».
Quelques instants plus tard, nous nous trouvions près d’une dame âgée qui tricotait, assise devant la porte de sa modeste demeure. Après l’avoir saluée, nous lui adressâmes la parole en français pour lui demander quelques renseignements sur le pays. Avec la grâce d’une femme du monde, elle se leva, déposa son travail sur une table auprès d’elle, et d’une voix douce, dans le plus pur français, elle nous donna le renseignement que nous lui demandions. Je ne sais vraiment pas qui de nous et de cette vieille dame fut le plus étonné d’entendre si bien parler notre langue. Elle nous pria d’entrer chez elle prendre un peu de repos qui, dit-elle, après la course que vous venez de faire, ne peut que vous être salutaire. Et, assis tous les trois dans une pièce dont les murs étaient peints à la chaux d’une nuance rosée, et sur lesquels on voyait accrochés de petits tableaux, des bibelots fort jolis d’un caractère et d’une facture toute française (sic). Après que cette dame eut satisfait notre curiosité par les nombreux détails qu’elle nous donna sur les lieux de sa retraite et sur la description qu’elle nous fit des environs, elle en arriva à nous entretenir d’elle-même : Vous êtes en face d’une nonagénaire. Oui ! je suis née ici de parents français. Vers la fin de la Révolution, mes parents, qui étaient les plus grands propriétaires de l’île aux Moines, dans la mer du Morbihan, durent fuir devant l’émeute révolutionnaire pour échapper à l’échafaud. Comment vinrent-ils échouer ici ? et elle élevait sa main pour désigner le rivage, ils ne l’ont jamais su.
Mon père nous a toujours dit : notre course folle sur ces vagues en furie faisait danser notre petit voilier, et menaçait toujours de nous engloutir, nous avons donc été le jouet du hasard qui nous a fait aborder ici. Et la physionomie de la nonagénaire s’anime, son visage se colore, son front volontaire à peine ridé, ses yeux d’un bleu pastel, pareil à celui que présentent les pierres de l’île où étaient nés ses ancêtres, ses cheveux dont le blanc pur se confond avec celui non moins blanc de sa coiffe, tout révélait en elle la joie immense qu’elle éprouvait de se trouver en présence de Français avec qui elle pouvait parler de ce pays qu’elle n’avait jamais vu. Elle continua : J’aime la France, ce pays où j’aurais dû voir le jour, cette île curieuse bercée par les flots de l’Océan, dont mon père et ma mère m’ont tant de fois fait la description qu’il me semble mieux la connaître que ce coin de terre où le vis depuis mon enfance. Oui ! il me semble voir l’église perchée sur le sommet de la colline, dominant la mer, son clocher bas et carré mirant sa silhouette, les deux rues montantes et celles qui serpentent autour de l’île, avec leurs maisons basses garnies de tonnelles de vigne vierge.
La maison de mes parents se trouvait en dehors du petit bourg sur une éminence adossée à un bosquet de sapins. Elle nous montra un spécimen de la pierre que ses parents faisaient extraire là-bas, la plus belle qui existe en France. Nous ayant introduits dans une pièce voisine, elle nous montre à notre grande surprise, une collection de toutes sortes d’objets, restes de l’ancienne splendeur de ses ancêtres, conservés religieusement comme en un véritable musée, dentelles anciennes figurines d’ivoire finement sculptées, bijoux, parures etc... Enfin le clou, qui devait mettre le comble à notre surprise, elle nous montre un petit réduit, sorte de petite caverne éclairée d’une veilleuse, où, dans deux bocaux remplis d’alcool se trouvaient, très bien conservés, deux cœurs humains, entourés de fleurs fraîches ; la veilleuse était entourée de myosotis. Ce sont, nous dit-elle, mes reliques les plus précieuses, c’est devant elles que je prie plusieurs fois par jour, le Tout-Puissant de me réunir dans l’éternité aux deux êtres qui m’ont toujours été les plus chers, mon père et ma mère. Puis elle ajouta : je leur avais bien promis, à ces chers disparus, de porter un jour, si cela m’était possible, leurs cœurs là-bas, sous la pinède de l’île aux Moines. Mais Dieu ne l’a pas permis.
Mon Maître me dit qu’il avait été plus troublé par l’histoire de cette nonagénaire que lorsqu’il avait plongé son regard dans le gouffre du Vésuve. Mme M... disait : Comme c’est étrange et curieux, sur le bocal gauche j’ai lu « Jean-Marie » sur celui de droite « Anne », mais déjà bien effacé. Mon Maître, cet observateur à qui rien n’échappait, me dit : Mais il me semble que ce fait que je viens de vous raconter vous trouble également. — « Oui, Monsieur, je le trouve très touchant ; puis, je vous dirai qu’il reporte mes souvenirs à une promenade qui faillit se terminer dramatiquement ».

*

Il y a environ quinze ans, j’accompagnais dans un voyage en Bretagne, la famille de M. le Comte d’E..., nous avions parcouru toutes ses côtes depuis Saint Malo, nous avions vu Belle-Île avec son petit port du Palais qui, au matin, avec tous ses filets de couleurs différentes étendus sur les quais donne l’illusion d’un jardin fleuri. Nous avions visité la grotte de l’Apothicairerie, ainsi nommée parce que les Cormorans ont construit leurs nids dans la partie supérieure de la grotte et ces nids symétriquement rangés en rayons rappellent les bocaux d’une pharmacie. La pointe des Poulains avec ses deux trouées pareilles à deux grands yeux dont l’un regarde la pleine mer pour s’assurer que les navires qui passent au large n’offrent rien de menaçant, l’autre paraît faire un effort pour mieux voir si, du côté de Carnac, il ne va pas surgir quelques guerriers de ces menhirs sous lesquels ils reposent depuis si longtemps. Le fortin qui devait abriter des années plus tard la plus célèbre tragédienne4 de ce temps-là, dans un abandon sauvage, sur un fond de cailloux, les algues et quelques fleurs aquatiques semblaient heureuses et souriantes au soleil, la marée en les recouvrant, leur dérobe la vue pendant quelques heures. Et depuis, il m’a été donné de voir que cette artiste, que j’ai vue sur la scène plonger un poignard dans le cœur de son amant avec le plus grand sang-froid, a daigné réserver une petite place à ces petites fleurs de poésie qui, seules avec les ondes, devaient se donner le baiser de paix avant de se livrer au sommeil.
Arrivés à Carnac, M. et Mme de M... se trouvaient fatigués, ils se rendirent directement à Vannes. Nous, les jeunes, nous allâmes en train jusqu’à la Trinité, d’où nous gagnâmes à pied Berder puis Aradon, où harassés de fatigue nous passâmes la nuit. Le matin, quand j’ouvris la fenêtre, je vis une place au fond de laquelle se trouvait une église à peine terminée, puis de toutes les rues avoisinantes débouchaient des femmes endimanchées, les ailes de leur coiffe au vent ; les hommes en costume breton, très affairés, portaient des avirons et des gouvernails. Je me renseignai auprès de la bonne de l’auberge et lui demandai si tout ce va-et-vient n’était pas un baptême à l’église. Oh ! non, répondit-elle, c’est aujourd’hui la fête de l’île-aux-Moines, et nous décidâmes d’aller voir cette chose si curieuse, d’autant plus intéressante pour nous que nombreuses étaient les bretonnes dont le buste ondulait sur les hanches rebondies, comme un youyou sur la mer. L’heure du retour vint, mais, comme nous étions un peu trop attardés, toutes les barques étaient chargées amplement. Un batelier s’était mis à découvert, mal lui en prit, et comme il était surchargé bien au-delà du nombre de personnes qu’il pouvait raisonnablement transporter, notre départ fut manqué. Nous devions remonter le courant, ce qui nous était impossible à la voile ; le jusant, alors en pleine force, nous poussait vers la côte et nous emportait vers le goulet de Port Navalo, où nous devions fatalement être engloutis par les flots, le batelier répétait sans cesse « Cela va mal ! » et une bretonne accroupie au fond du bateau priait pour nous dans une langue que le Très Haut saisissait mieux que notre français. Elle disait Tonnerre de non de Dyr ! Stronn Marie ar verhez ! Santes Anne bynignea ! Koled omh ! Koled Omh (Traduisez : Tonnerre de Dieu, Madame Marie la Vierge, Sainte Anne bénie, nous sommes perdus, nous sommes perdus !).
Enfin, une légère poussée de vent, comme il s’en produit parfois au déclin du jour, nous tira de notre position absolument critique. Après avoir fait trois ou quatre milles, quand la traversée n’en comportait pas plus d’un et demi, nous devions débarquer sur une roche plate, mais il nous était impossible de l’aborder, les remous ou plutôt un ressac terrible produit par la force du courant nous rejetait toujours à plusieurs mètres de notre débarcadère de fortune tant envie... Enfin, après avoir réuni toutes les ressources à notre disposition, nous avons pu arriver à mettre à terre ces dames d’abord, y compris la Bretonne qui avait bien prié Sainte Anne. Nous débarquâmes à notre tour et après avoir secoué nos vêtements ruisselants d’eau, comme des poules battant des ailes après une averse, nous suivions le sentier caillouteux qui conduit à Aradon, Gaston et Ludo en avant, ce dernier qui s’était jeté à la mer pour porter l’amarre à terre ressemblait à un scaphandrier sortant de son travail, ce qui ne l’empêchait pas de chanter avec son frère. Moi, je suivais avec la jeune Hélène, âgée de 12 ans, dont j’avais la garde avec celle de ses frères, elle me tenait par le bord de mon veston et j’étais ému à la pensée que cette enfant, qui était le trésor, la vie de ses parents, aurait pu être engloutie, et la douleur effroyable que cette perte leur eût causée m’étreignait d’une émotion si pénible qu’une sueur froide me mouillait comme le bain que je venais de prendre. Et pour être bien sûr que je n’étais pas le jouet d’une illusion, je saisis sa main fluette et de sa voix émue d’enfant qui comprend le danger qu’il a couru, elle me dit : « Oh ! nous sommes bien sauvés, François, ne vous tourmentez pas, grâce à votre initiative, à celle de Gaston et à la force de Ludovic, nous sommes enfin complètement hors de danger ».
À cet instant j’ai compris ce que doit ressentir le marin revenu à terre après les mille dangers auxquels il a échappé après avoir été balloté par les flots déchaînés, j’ai compris, dis-je, ce besoin d’adresser une prière de reconnaissance au Saint de leur pays natal, entrevu comme un emblème de délivrance au milieu d’un cyclone ou d’une tempête qui devait les engloutir.
— C’est fini, me dit alors mon Maître ?
— Oui, Monsieur !
— Très intéressant, mais c’est curieux comme nos souvenirs se trouvent en concordance en ces circonstances.
— Le voyage que j’ai fait en Bretagne fut une ce ces randonnées pédestres que j’affectionnais dans ma jeunesse.
Pise

Je me rappelais notre arrivée à Pise à 10 heures du soir. Mon Maître me demanda de lui servir une tasse de thé avec quelques petits-beurre, puis je me couchai, car le lendemain, à la première heure, le cocher, prévenu, devait nous prendre pour nous conduire au village de Gambo. Dès l’aube, comme des touristes zélés qui ne craignent pas de se lever matin pour bien employer leur journée, nous suivions la route qui longe l’Arno, encore ensommeillée dans son épais voile de brouillard que le jour à peine naissant n’avait pas encore dissipé. Par moments nous entendions des voix humaines dont nous ne comprenions pas le langage. Ils parlent aux poissons, me dit alors M. de Maupassant, puis il rit de sa boutade et essuya sa moustache toute mouillée de la brume qui nous enveloppait.
Dans la brousse et les bosquets qui se trouvaient sur notre droite, un frais gazouillis annonçait le réveil des oiseaux. « Je croyais, dis-je, que ces parages étaient dépourvus de ces joyeux chansonniers ». « Mais si, des oiseaux, il y en a partout, seules les espèces varient, selon le climat ».
Il y avait dans cette aurore une douceur, un calme délicieux qui rappelait toute la nature à la vie. Seul un zéphyr nous caressait le visage, chassant vers la mer une légère mousse grise, et dans la basse-cour que l’on sentait proche, les coqs déchiraient l’air de leur cocorico, annonçant le lever du soleil sur une belle journée ou quelque victoire amoureuse.
Un moment après, nous percevions des aboiements singuliers, des cris angoissants, des appels déchirants, comme si nous nous étions trouvés aux abords de quelque forêt de l’Algérie. C’est quelque gros gibier, dans les bois, qui réclame sa pitance matinale, rien de plus, dit M. de Maupassant. Et la brise nous suivit pendant quelque temps encore, nous apportant la clameur des pauvres bêtes affamées.
Notre cocher fit claquer son fouet pour annoncer notre arrivée. Après avoir pris une tasse de café bien chaud, un vieux guide nous conduisit à l’emplacement où Lord Byron, en présence de Leigh Hunt et de Trélamny, avait fait incinérer sur un bûcher, à la mode antique, le corps de son ami Shelley, dont les cendres furent portées au cimetière protestant de Rome5, nous dit le guide. Puis il nous fit la description de cette cérémonie, qui avait eu lieu en 1822, comme s’il y avait assisté.
Nous avons marché le long de la mer, dont le soleil levant avait dissipé les brumes et mon Maître me dit : Oui, pour l’incinération, ceci ne manque pas d’analogie avec celle de notre Roi Indien à Étretat6, mais, pour les sujets, c’est autre chose. Quant à ce poète anglais Shelley, il avait au plus haut degré la magie du rythme ; que de chefs-d’œuvres il avait déjà créés, entre autres sa tragédie en 5 actes : The Censi (1819) ; il n’avait que trente ans quand dans une traversée de Leghorn à la Spezzia il périt au milieu d’une affreuse tempête. Son corps ne fut trouvé que dix jours après. Qui pourrait supposer que cette mer qui paraît si calme, si tranquille, comme un brillant lac de métal fondu l’ait englouti, lui et son petit bateau à voile, le « Don Juan ».
M. de Maupassant me fit alors une description très étendue sur les dangers que comporte ce genre de navigation pour quelqu’un de peu expérimenté. Puis il ajouta : J’ai entendu dire qu’il éprouvait un rare bonheur à braver la tourmente de cette mer. Je l’admets d’autant plus facilement que c’est dans l’ordre des choses, puisque tout artiste est toujours à la recherche d’émotions et de sensations nouvelles. Puis, se retournant avers l’Arno : vous voyez, ce fleuve, qui vient paresseusement mêler ses eaux à celles de la mer, il prend sa source à Casebtino au pied de la Sainte montagne de Verna (Mont Alverne) où Saint François d’Assise reçut les sanglants stigmates et, comme je l’ai souvent vu, ses eaux sont d’une teinte grise peu claire, que les Goncourt, à leur premier voyage en Italie, baptisèrent de « café au lait7 », plus tard, pendant d’autres randonnées dans ce pays, ils revinrent sur leur premier jugement sur l’Arno et sur bien d’autres choses. Ils avaient acquis de l’expérience. Que de fois j’ai souhaité pour eux qu’il en fût de même pour leurs confrères, qu’ils jettent un peu de lumière de ce côté et pas mal de cendres de l’autre, sur le foyer de leur jalousie. Pour moi, si mon cerveau était atteint de ce mal, je crois que pour le punir, je le dégarnirais des cheveux qui l’échauffent mais, pour cela, je n’ai rien à craindre, pas plus de la part des confrères qu’en amour, du reste, je suis comme Shelley « je vote pour le mariage libre ». Après quelques instants, M. de Maupassant ajouta : « Ils ont bien tout fait pour rester au premier plan ».

*

Puis nous arrivons à la boucle de l’Arno, où se trouve le village de Marina, très fréquenté par les Pisans à la saison des bains. C’est vers le rivage de ce village que Garibaldi dirigea sa barque, après Apromonto8, qui portait l’espoir des révolutions futures. Puis nous avions devant nous les Alpes pittoresques d’Apoulasco et de la Verruco Pisane. Et maintenant M. de Maupassant parla de cette République de Pise à l’époque où elle était la maîtresse de la Méditerranée, et si vous voulez en voir quelques échantilions, visitez l’église de San Stéfano. Après avoir pris un déjeuner qui eût fait les délices de Gambetta, et le désespoir de son cuisinier « Trompette », M. de Maupassant alla faire une visite à la famille X... qui avait eu pour sa mère de très délicates attentions pendant son séjour dans cette ville.
J’en profitai pour aller voir sur la place Del Cavalieri, belle et silencieuse, où s’élevait jadis la fameuse « tour de la faim », ainsi nommée parce que vers 1288, Ugolin, premier magistrat de Pise, y fut enfermé avec ses enfants et ses petits enfants, et, par un raffinement de cruauté, les clefs de son cachot furent jetées dans l’Arno pour qu’on ne pût les secourir. Et tous moururent de faim. Cette scène tragique a été immortalisée par Dante dans son Enfer. Puis je visitai l’église San Stéfano ; aux murs sont fixés les étendards pris aux pirates barbares, Turcs et autres écumeurs de mer, les soies en sont fanées, les ornements ont perdu l’éclat de leurs couleurs et de leurs dorures, le croissant seul conserve une certaine fierté, de-ci, de-là, de vieilles lanternes se balancent jusqu’à la voûte. Celui qui pourrait donner une définition de tous ces trophées curieux des guerres d’antan raconterait l’histoire de Pise, l’une des plus florissantes républiques des temps passés. Puis, sur le marbre du chœur je lus : Nomini meo adscribatur victoria » paroles consolantes du Dieu des batailles.

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Le soir, M. de Maupassant, bien reposé et très en verve, s’étend sur une chaise longue et me dit : « Vous voyez que nous n’avons rien fait de bien nouveau, même pour ce pays-ci, en brûlant sur un bûcher ce malheureux Roi Indien, je regrette seulement qu’on ait tenu ce fait aussi caché des gens d’Étretat, car c’est une chose qui ne se représentera peut-être jamais, je vois toujours la tête de Duperroux frottant l’allumette pour mettre le feu à son édifice. Mais revenons à Shelley. L’une des choses qui m’a fait le plus de plaisir en ce monde, ou mieux, dois-je dire, qui m’a causé la sensation la plus agréable que j’aie jamais éprouvée, c’est un récit de la sensitive de Shelley, sur mon bateau « Le bon Cosaque », par le poète Mallarmé. Je dois dire que ce dernier fait ressortir d’une manière magistrale le rythme de la langue anglaise. En certaine circonstance analogue je me suis reproché de n’avoir pas poussé plus loin l’étude de cette langue avec ma mère qui la possédait aussi bien que le français ».
Ce bateau sur lequel j’ai fait de nombreuses promenades avec Stéphane Mallarmé me laisse beaucoup de souvenirs.
Vous connaissez M. Bauchant, ce cavalier qui longe la haie du jardin de la Guillette, prend au pied de la côte le sentier des braconniers, puis s’engage dans les genêts et va sur un petit plateau où se trouve la fontaine des aulnes, il attache son cheval et, botté jusqu’à la fourche, il va faire la guerre aux serpents de toutes sortes qui se trouvent dans cette partie du côteau, toute couverte de genêts entrelacés et serrés comme l’écheveau d’étoupe du cordier qui travaille près de mon jardin ? Pour cette besogne hardie M. Bauchant se sert d’une cravache garnie d’une lame d’acier, et vous savez qu’il collectionne leurs dépouilles entières, compris tête et queue, il en possède déjà un bon nombre et les murs de la pièce qui leur est réservée en sont déjà presque garnis ; c’est curieux et étrange en même temps.
Mais il n’est pas que chasseur de serpents et cavalier, il est encore un canotier hors pair et musicien à ses heures. Pendant l’une de ses promenades flâneuses que nous faisions du côté de Chatou, en sifflant de temps à autre quelques notes, battant la mesure sur la barre du gouvernail, il nous conta le fait suivant : « J’avais passé une nuit excellente, d’un de ces sommeils de plomb dont je suis coutumier ; de la fenêtre de mon appartement (Hôtel de Mme de Wunter) quai de Billy, où j’étais logé alors, je regardais la Seine en amont et en aval et, bien que le soleil l’éclairât de son mieux, elle m’apparut molle et paresseuse. Les marronniers sur la berge opposée étaient en fleurs et leurs feuillages d’un beau vert me décidèrent à aller voir du côté de Saint-Germain s’il en était de même. Le projet sitôt conçu fut exécuté, je sautai dans ma yole (blanche et rose). Tout le long du quai de Passy, des silhouettes humaines semblaient tenir dans le vide la hampe d’un drapeau, elles étaient immobiles et silencieuses, et, ainsi alignées sur les pierres chaudes, sous les rayons ardents du soleil, elles me firent penser aux momies égyptiennes déposées en rang aux confins du désert pour les dessécher complètement. Malgré moi, j’enviais ces pêcheurs à la ligne, j’aurais voulu que la passion de la gaule me prenne et me rende, comme eux, l’esclave des bords de la rivière et me cache tous les vilains horizons des misères de la vie. Ma yole, sous l’influence du courant, m’emportait rapidement et j’arrivais au bas de la terrasse de Saint-Germain. Comme je savais trouver M. Meilhac9 au pavillon Henri IV, et que j’avais à l’entretenir au sujet d’une partition, je m’y rendis aussitôt. Je le trouvai à déjeuner. Je pris place à ses côtés et ne tardai pas à remarquer, non loin de nous, une femme qui me parut jolie. Quelle ne fut ma surprise quand je revins dans ma yole, de la voir marcher le long de la berge. Les herbes, hautes en cet endroit, et sa robe longue rendaient sa marche difficile, et elle paraissait peu habituée à ce genre d’exercice ; je m’approchai de la berge et la saluant je lui offris de la transporter ou elle désirait se rendre et dans le cas où elle accepterait mon invitation, je resterais encore son obligé. Elle accepta en me disant : « Si vous voulez bien me confier la barre, je connais son maniement ». J’étais heureux comme un enfant qui vient de recevoir un nouveau jouet, et cette femme qui avait des notions de canotage me plut énormément.
Sous son chapeau de paille d’Italie, je remarquai d’admirables cheveux noirs, son front un peu bombé, ses yeux azurés et rieurs me firent penser à l’écharpe d’Iris, la messagère des Dieux. Plus je l’examinais, plus il me semblait connaître ces yeux là. Je compris alors que tous les matins en brossant ma moustache mon miroir me renvoyait la même couleur azurée de mes yeux. « Croyez-vous, Madame, que ce soit la première fois que nous nous rencontrions ? » « Je le crois, Monsieur ». « Mais ce qui pourrait nous le faire croire et nous induire en erreur repris-je, c’est que nos yeux sont ménechmes ». « Oui, dit-elle, ce que vous dites là est juste ».
Un martin-pêcheur frôla notre embarcation, et, dans les buissons de l’île une fauvette chanta... La dame dit : « Quelle douceur, quels délices procure le chant de ce charmant oiseau ! ». « Oui, Madame, j’avoue que la voix de cette fauvette est exquise, mais combien malgré cela éloignée du charme de la vôtre ». Elle ne répondit pas, une rougeur subite empourpra ses joues, nous arrivions sous le viaduc du chemin de fer, un train le secouait bruyamment, je m’empressai de rassurer ma compagne qui avait été surprise par ce fracas de ferraille. À Chatou, j’assistai à la mise au garage de ma yole, puis je dînai seul dans la grande salle à manger du restaurant Fournaire. J’étais triste, j’avais l’âme étreinte comme à l’approche d’un malheur, j’étais incommodé par l’odeur du fromage et j’appelai la fille de salle pour le faire enlever, les fruits eux-mêmes me paraissaient ridés et flétris. Après un moment accordé à la digestion, je me pris de nouveau à penser à la dame qui, pendant la matinée, avait été ma compagne de canotage, et je regrettai de l’avoir descendue à Chatou où elle devait se rendre et de ne pas avoir continué ma course jusqu’à Bougival, ou même plus loin et de ne pas l’avoir gardée plus longtemps avec moi. Cette idée m’était à peine venue que je me dis : « Combien l’homme est égoïste, il ne peut rendre le plus petit service à une femme sans se croire obligé de lui demander en retour une compensation quelconque ». Et j’eus la sensation d’éprouver un sentiment de honte ; malgré tout j’aurais voulu la revoir, cette charmante inconnue rencontrée entre le ciel et l’eau et pousser plus loin cette idylle à peine ébauchée. Elle reviendra, m’a-t-elle dit, mais qui sait quand ? jamais peut-être...
Dix jours plus tard je reçus le billet suivant, au rendez-vous que nous avions fixé. « Monsieur, vous comprendrez que le temps laisse à désirer pour la promenade que nous avions projetée... et vraiment je me demande si je dois vous revoir... Enfin, s’il fait beau le Mardi 16, et que le résultat de mes réflexions vous soit favorable, vous me trouverez au même endroit pour barrer ce joli bateau auquel je pense souvent, et que j’aime, il me semble, comme une chose animée. Croyez, Monsieur, à mes bons sentiments. Votre ménechme, Léonide de D... ».
C’était malheureusement vrai, le temps était maussade, un brouillard de tristesse enveloppait la Seine d’une rive à l’autre, et, ayant perdu tout espoir de la voir ce jour là, je demeurai sombre toute la journée. La matinée du 16 fut belle, je me munis de caoutchoucs neufs, d’une boîte de suif et d’avirons de rechange, j’étais près de ma yole quand la dame, exacte au rendez-vous, embarqua dans mon esquif ; la légère barque glissait comme un cygne sur la nappe liquide laissant à peine un sillon marquant la trace de son passage, c’est que la main de la barreuse expérimentée était aussi légère et souple et possédait la délicatesse de la nageoire d’un poisson. La dame était vêtue d’un complet bleu marine qui lui donnait la tournure d’un matelot, ce vêtement bleu me faisait penser à la couleur de la mer que j’avais entrevue un jour à l’île de Batz. Nous avions déjà dépassé Croissy, Sartrouville, et nous humions à pleins poumons l’odeur forte et puissante de la forêt que nous avions là près de nous. Les berges revêtues de leurs parures estivales complétaient la joie de la vue, et tout l’ensemble produisait un engourdissement de tous nos sens. Elle parlait très peu, en proie à un grand ravissement, et j’étais froissé dans mon amour-propre en pensant que ce qu’elle éprouvait ne lui venait que des choses extérieures... Puis, non seulement elle répondit à mes questions, mais sa langue se délia avec volubilité et elle me fit des récits intéressants sur ses promenades en rivière.
« Un jour, me dit-elle, nous avions été à Pontoise, nous fûmes surpris par la nuit avant d’arriver à Fin d’Oise, que nous ne connaissions pas très bien. Mon mari fort heureusement vit immédiatement le danger que nous courions, je mis la barre à l’arrêt, et grâce à sa force herculéenne nous nous en tirâmes sans accident, mais nous avions couru un grand danger, j’avais conservé tout mon sang froid sur le moment, mais quand nous nous mîmes à table, chez Chantrye, il me fut impossible d’avaler une bouchée. La nuit qui suivit j’eus un cauchemar épouvantable, je voyais le pont métallique de la voie ferrée s’effondrer dans la Seine, nous étions pris dans un remous qui engloutissait notre norvégienne, je jetais mon manteau et nageais sur des montagnes de houle en suivant mon mari qui nageait droit vers la rive, sans un regard en arrière, sans m’adresser un encouragement dans cette situation pourtant si critique. Quand je me suis réveillée, j’était rompue et fiévreuse, comme si ce songe eût été la réalité ».
Alors, me dis-je, plus de doute, elle est mariée, cette petite boule de chair délicate qui avait jeté dans tout mon être le plus grand frisson de volupté que j’aie jamais ressenti. Et, bien que j’aie été toujours très rebelle à la jalousie, je sentis sa morsure me déchirer le cœur avec une frénésie brutale. Nous arrivions à Fin d’Oise et ma compagne désignant de la main le barrage : « C’est là, dit-elle, c’est là-bas, de l’autre côté de la rivière que nous avons failli nous noyer ». Un silence s’établit comme si nous n’avions plus rien à nous dire. De temps en temps nos ménechmes se rencontraient, mais bientôt ceux de ma compagne se dérobaient, semblant s’attarder à la contemplation des berges et de la campagne. Je sentais le bateau lourd, comme chargé de plomb, et mes mains qui serraient avec force les avirons me semblaient molles comme du caoutchouc, et cette idée de tout à l’heure me faisait souffrir une véritable torture. Ma compagne ne gouvernait plus, elle portait sans cesse la main à son front, comme pour en arracher une pensée obsédante, son visage avait la pâleur et la matité d’une belle figure arabe ; tout à coup sa physionomie s’empourpra, et ses yeux fixés sur les miens, elle me dit de sa belle voix au timbre si musical : « Monsieur, vous le savez maintenant, je suis mariée ou plus exactement j’ai été mariée, puisque depuis huit jours les tribunaux ont prononcé la séparation de corps avec celui qui avait juré de m’aimer toujours. Voilà, Monsieur, la raison pour laquelle je suis là, aujourd’hui près de vous, et je sens, ajouta-t-elle, que je ne pourrai me marier une seconde fois, mais mon cœur, qui est encore jeune, pourra peut être s’unir dans une amitié sûre et toute mystique ».
Elle se tut. À cet instant, j’aurais voulu la prendre dans mes bras et, la baisant sur ses lèvres roses, lui dire : « Je serai, si vous le voulez bien, l’élu de votre cœur, je vous en supplie par le ciel dont la splendeur nous éclaire, pour toute cette riche vie de la nature qui chante la joie autour de nous, dites-moi : Oui avec la même assurance que vous venez de dire (sic) ces choses qui ont jeté en moi un trouble inexprimable ». Alors, frappant de mes deux genoux le fond de ma yole, je lui dis : « Madame, je vous aime ».
Le soleil avait disparu au delà de Mantes sur l’île Louis IX et de Médan, devant les eaux langoureuses du fleuve comme enveloppées de cette seconde écharpe d’Iris ; c’est là qu’avec ma compagne, nous avons contracté l’union la plus noble, celle de l’amitié ».
Un jour que je parlais à M. Mallarmé de M. Bauchand et de sa passion pour la chasse aux serpents : « Oui, me dit-il, c’est curieux et ne trouvez-vous pas qu’il a parfois des raisonnements qui vous surprennent un peu ». « Enfin, dit M. de Maupassant, cette chasse aux serpents me donnera peut être un jour le sujet d’une nouvelle fantaisie : une fontaine entourée d’aulnes, une eau claire et limpide entourée de brousses et de genêts en fleurs entrelacés, à laquelle je donnerai pour titre Les Rampants et je la dédierai à M. le Vicomte de Val-Genêts ». Et depuis ce moment M. Bauchant a été transformé pour nous en Vicomte de Val-Genêts.
Je tenais la poignée de la porte pour me retirer, mais mon maître me dit : « Il me semblait que vous aviez quelque chose à ajouter à mon récit ».
« Oui et non, Monsieur », alors je fis à celui qui voulait immortaliser cette fontaine dans une nouvelle, le récit des faits curieux et extraordinaires dont elle avait été le théâtre et ils lui donnèrent le nom de « Divin Créateur10 ».

1 Cf. Souvenirs sur Guy de Maupassant par François... chap. V, octobre 1886, mai 1887, Au chalet des Alpes. Le cadre d’un nouveau roman, p. 64-67.
2 Les recoupements avec le premier volume des mémoires donneraient à penser qu’il s’agit de Mme Cahen d’Anvers. Mais on sait combien toutes ces suppositions sont contestables.
3 Exactement au Terminus Saint-Lazare.
4 Dans Le Morbihan, Paris, de Gigord, s. d., p. 62, Claude Dervenn écrit : « Si, à la Pointe des Poulains, l’énorme caserne bâtie par Sarah Bernhardt est d’une laideur affligeante, le fortin romantique au creux de la falaise gardé l’air de mystère, de “palais de la mer” dont elle se toqua ».
5 Le 8 juillet 1822, Shelley se noyait avec deux amis, à l’âge de trente ans, dans le golfe de la Spezzia. On l’incinéra en présence de Byron et de Leigh Hunt, à l’embouchure du Serchio. D’après Pierre Emmanuel, les offrandes au poète mort « comportaient de l’encens, du sel, de l’huile, du vin, et un exemplaire du dernier livre de Keats, que Shelley avait tant admiré ».
6 Allusion à l’incinération d’un roi Indien sur la plage d’Étretat. L’événement avait fort intéressé Maupassant, ainsi que les quelques estivants qui avaient pu être mis au courant de cette cérémonie, qui avait causé quelque souci au maire de la localité.
7 Goncourt (E. et J. de) L’Italie d’hier, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1893, p. 73 : « (...) l’Arno, quand il a de l’eau, a de l’eau couleur de café au lait (...) ».
8 Aspromonte, au sud de la Calabre et à l’Est du détroit de Messine. Après sa marche manquée sur Rome, en 1862, Garibaldi y fut blessé et fait prisonnier par les troupes de Victor-Emmanuel.
9 Meilhac (Henri) (1831-1897). Auteur dramatique célèbre à l’époque et qui a écrit la plupart de ses œuvres en collaboration avec Ludovic Halévy.
10 L’allusion est parfaitement incompréhensible.

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