François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 183-186.
Chapitre XVIII Chapitre XIX Chapitre XX

XIX
PRÉCEPTES DE M. GUY DE MAUPASSANT

M. de Maupassant disait : « Quand vous pensez une chose, il faut la bien penser, la définir sérieusement, mais sans obstination. Vous la laissez aller ; plus tard, quand vous la reprendrez, vous serez tout surpris qu’elle se soit développée, façonnée et mûrie au point qu’il ne vous reste plus qu’à l’écrire.
Il en est de même pour une chose vue. Il faut bien la reconnaître dans tous ses détails, mais toujours sans obstination, quoique M. Flaubert m’ait dit : « Quand tu verras un concierge sur sa porte, tu le regarderas jusqu’à ce que tu aies saisi ce qu’il pense ». Il ajoutait pour lire dans le livre de la nature, il faut... M. de Maupassant citait alors les qualités indispensables pour faire un homme de lettre : forte érudition, clairvoyance, etc... etc. et il finissait par lui demander un courage à toute épreuve, une obstination pour produire qui tienne de la patience du chat...
En disant cela, avec son sérieux d’homme qui aime les bêtes, il passait la main sur la fourrure de sa Piroli.

*

La langue française est une musique dont doit savoir jouer toute personne qui veut écrire ; pour ce fait, ce ne sont plus les notes en jeu, mais les voyelles, les consonnes et le jeu de chaque lettre... enfin la composition, etc... qui doit donner aux lecteurs l’impression de la présence d’instruments entraînants, quoique absents.
Il ne faut pas hésiter à employer un gros mot, bien à sa place, il passe et souvent fait bon effet.
(Une autre fois) :
Quand un gros mot est indiqué, il ne faut pas en chercher un autre. Ce serait, selon moi, une erreur.

*

Souvent l’auteur de Une Vie disait : « Chez moi ou dans le monde, en soirée, en chemin de fer, ou encore en voiture, dans la campagne, même à la chasse, mon esprit travaille toujours. Il voudrait rendre intelligible et comprendre tous les grands et petits phénomènes qui nous entourent et sont restés inexpliqués, jusqu’à présent. Cela me fatigue un peu, ce qui me fait penser au grand Pascal dont je n’ai ni le savoir, ni le génie. Ce qu’il a dû souffrir, cet homme supérieur, non pas tant pour mettre au point ses découvertes, mais pour les faire comprendre ! que de souffrances atroces il a dû éprouver en présence du chaos où ses conceptions se trouvèrent !

*

Le Café et la Brasserie tarissent bien vite l’intelligence surtout chez l’homme de lettres. Les sujets que l’homme de lettres trouve dans les cafés, brasseries, sont factices et mauvais. Ils ne peuvent que le fausser dans son métier. Les sujets que l’on trouve dans la société des gens qui fréquentent les cafés et brasseries sont superficiels et souvent mauvais, et sont capables de jeter dans une voie fausse tout débutant.

*

La femme supérieure reste toujours inférieure à l’homme. Après un instant, il laissait échapper un hum !... Voulait-il dire qu’il réprouvait ce qu’il venait d’avancer...
La femme serait un être... s’il n’apportait pas son concours au plaisir de l’homme.
J’adore la femme pour le plaisir qu’elle me procure.
La femme du monde est toujours bête en amour.
Le tête à tête avec une femme du monde n’est supportable que si elle est jeune, jolie et déjà...
Les titres et les grandeurs faussent l’esprit de la femme, la rendent peu agréable en société, et fade en amour, surtout pour son mari...
La neurasthénie chez la femme vient quelquefois de son état d’âme, mais le plus souvent elle découle de la paresse des hommes.
Le Nu

Je reconnais très volontiers, disait M. de Maupassant, que la suavité de la chair de la femme nous donne, à certains moments, la joie, le transport le plus fin si vous voulez... puis d’autres choses encore. Mais à part cela, je me suis souvent demandé si réellement, nous, êtres à peu près civilisés, nous aimions encore le Nu. Je ne le crois pas, soit que la chose vue de trop près laisse à désirer et devienne laide pour nos sens raffinés, soit que nous ne soyons pas nés pour cette profession.
Enfin, un jour, je faisais un voyage en Orient, je fus invité par le Gouverneur à une soirée. Il recevait un prince régnant, de passage en ce pays. Pour lui donner, sans doute, un régal inaccoutumé, on fit danser devant lui douze superbes femmes siciliennes. J’ai remarqué, tout de suite, que cela ne l’enthousiasmait pas. Quant à nous, les quinze hommes qui assistions à cette exhibition, nous sommes restés froids et plusieurs d’entre nous demandèrent à ces dames de danser en rond et d’éviter les grands mouvements de jambes. Nous les avons admirées comme des peintures ou des statues, sans autres sensations de plaisir.
De la galerie du Palais, j’ai assisté à cette exhibition qui ne fut pas un triomphe, cependant ce Gouverneur, un Picard, était sûrement un homme supérieur.
Conseils de M. Flaubert

À propos des conseils que M. Flaubert donnait aux jeunes, voici à peu près ce que je lui ai entendu dire un jour ; Mme de Tomasini avait à sa table M. et Mme Albert Dubois, sa fille adoptive, M. et Mme Octave Feuillet, parents de ces derniers, Mme la Princesse Mathilde, M. Claudius Popelin, M. Gustave Flaubert et quelques fleurs de la peinture et de la musique française. Mme de Tomasini et la Princesse Mathilde s’aimaient beaucoup ; cela tenait-il à leur ressemblance ou à leur esprit gaulois et rabelaisien, je ne sais ; toujours est-il qu’elles avaient déjà fait rire les invités, et pousser quelques oufs sérieux à M. Flaubert. Quand Son Altesse élevant le ton, dit : « Vous m’avez dit dernièrement, M. le Comte de Laborde, que notre cher Flaubert possède un élixir surprenant pour faire franchir l’obstacle aux jeunes poulains si ce n’était pas... ? ».
Les Feuillet semblaient alors être tout à leurs pensées. M. Popelin caressait de sa main aristocratique sa belle barbe qui m’a paru prendre des teintes mûres.
Sur la demande du Comte de Laborde, M. Flaubert prononça avec calme : « Madame, je vous dirai d’abord ceci : Pour que ma composition donne un bon résultat, il faut que le sujet, le poulain si vous voulez,... possède de bons jarrets, surtout une cervelle, un cerveau de qualité. Avec cela, Madame, l’on peut écrire un livre. D’abord, on établit un plan ; et quand il est bien mûri, quand vous reconnaissez le bien posséder, vous l’installez au mieux dans votre cerveau, comme un architecte le fait sur du papier. Puis vous le prenez par chapitre, sans omettre une phrase, un mot... Pour les personnages, il faut les habiller ou les mettre à nu selon les circonstances, les faire parler, jusqu’à ce que le son de leur voix vous arrive très net aux oreilles. Il faut écrire de manière que le lecteur voie dans chaque mot à travers les lettres, la situation, les gestes et grimaces que font les sujets.
Voilà, Princesse, vous voyez que ce n’est pas difficile. Pour les paysages, M. Dubois peut vous renseigner mieux que moi... Mais il est bien entendu que les couleurs doivent être bien nettement désignées. Il faut pour cela trouver des mots bien appropriés et d’une bonne sonorité ; ce qui demande parfois un peu de réflexion ».
(Ce qui précède se passe au moment où Guy de Maupassant publiait Boule-de-Suif).

Puis M. Flaubert leva ses grands yeux vers le plafond où se prélassaient des Muses entourées d’une corniche de flots grecs ; mais on s’apercevait bien en ce moment que sa pensée allait plus haut vers les profondeurs du firmament et il ajouta : « La sensibilité ! ! ! qui doit être un don d’en haut ! ! ! ou de naissance, si l’on veut, est nécessaire pour faire un bon artiste ».

Chapitre XVIII Chapitre XIX Chapitre XX