François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 171-182.
Chapitre XVII Chapitre XVIII Chapitre XIX

XVIII
GENÈSE DE Fort comme la mort,
Notre Cœur, Pierre et Jean, etc...

Cannes, le 15 juin 1922.
Villa Continentale.
Aujourd’hui, en compagnie du capitaine Pierrugues, encore alerte malgré ses quatre-vingt ans, j’ai revu le joli appartement si bien ensoleillé, que M. de Maupassant occupait il y a trente-quatre années. Depuis cette époque déjà lointaine de son séjour, en pénétrant dans cette demeure, il m’a semblé que je respirais encore les parfums d’autrefois.
Notre conversation, avec le capitaine, devint alors très pénible, tout empreinte de regrets au sujet de l’auteur de Fort comme la mort, qui avait fini de mettre au point cette œuvre magistrale dans cet appartement.
Il m’a semblé le voir encore, marchant d’un bout à l’autre des quatre pièces qui communiquent, toutes portes ouvertes, et l’entendre qui disait : « Oui, oui, je crois que c’est bon ». Tandis que la voix de sa mère résonnait plus fort pour tâcher de le sortir de cette idée d’un écrasement sous un omnibus, dénouement de son livre.
Non, jamais Mme de Maupassant n’admit cette finale pour ce drame. Elle aurait voulu la remplacer par une méprise. Dans un moment d’inattention, le peintre aurait mis le feu à un bidon d’essence dans son atelier, et la fin se serait à peu près déroulée comme il l’a écrite, avec les mêmes personnages.
Avec sa maîtrise habituelle, elle avait dressé ce plan qui me semblait mieux répondre à la conclusion de cette œuvre.
Cependant, je me demande, aujourd’hui, s’il ne valait pas mieux que l’auteur ait suivi ses impulsions propres.
Le général A. Berthier vient de relire cet ouvrage de M. de Maupassant et me disait : « Il y a, dans cette œuvre, des pages d’un sublime étonnant dans leur sincérité. Ici, il nous fait toucher à certain côté de la vie sans effort aucun. Ainsi, quand il fait dire à Mme de Guilleroy :
« On aime sa mère presque sans le savoir, sans le sentir, car cela est naturel comme de vivre ; et on ne s’aperçoit de toute la profondeur des racines de cet amour qu’au moment de la séparation dernière. Aucune autre affection n’est comparable à celle-là, car toutes les autres sont de rencontre, et celle-là est de naissance ; toutes les autres nous sont apportées plus tard par les hasards de l’existence, et celle-là vit depuis notre premier jour dans notre sang même. Et puis, et puis, ce n’est pas seulement une mère qu’on a perdue, c’est toute notre enfance elle-même qui disparaît à moitié, car notre petite vie de fillette était à elle autant qu’à nous. Seule elle la connaissait comme nous, elle savait un tas de choses lointaines, insignifiantes et chères qui sont, qui étaient les douces premières émotions de notre cœur. À elle seule je pouvais dire encore : « Te rappelles-tu, mère, le jour où ?... te rappelles-tu, mère, la poupée de porcelaine que grand’maman m’avait donnée ? » Nous marmottions toutes les deux un long et doux chapelet de menus et mièvres souvenirs que personne sur la terre ne sait plus, que moi. C’est donc une partie de moi qui est morte, la plus vieille, la meilleure. J’ai perdu le pauvre cœur où la petite fille que j’étais vivait encore tout entière. Maintenant personne ne la connaît plus, personne ne se rappelle la petite Anne, ses jupes courtes, ses rires et ses mines ».

*

Je passe maintenant à la genèse.
M. de Maupassant recevait de temps à autre, à sa table, rue de Montchanin, une jolie femme. Au cours d’un de ces repas, grisé, enlevé par la vue de cette belle personne ou encore par ses pensées, je ne sais, il lui dit : « Je crois que vous posez, Madame ». — « Je m’en doute bien un peu, Monsieur, c’est pourquoi je fais mon possible pour rester dans mon état naturel, afin qu’on ne puisse dire que je le fais à la pose ». — Merci, Madame, répondit l’auteur. Et un flot de paroles aimables suivit.
La dame pria M. de Maupassant d’avoir l’amabilité de lui soumettre où il voulait en venir.
L’écrivain déroula, alors, son échevau et lui dit : « Voici, Madame, mes intentions sont de vous faire comtesse par un second mariage ; de plus votre mari sera député. Vous aurez, aussi, un ami — intime — si vous voulez, grand et artiste de talent. Je crois qu’il fera votre portrait. Vous aurez un salon où les bibelots anciens et modernes se disputeront la place, votre loge à l’Opéra, et un équipage de chevaux noirs, tout garni d’argent avec des laquais poudrés pour vous rendre à l’avenue des Acacias ».
L’auteur s’arrêta.
« C’est tout, demanda la dame ? Vous ne répondez plus, mais je sens bien que vous avez fait des réserves. Car ce livre ne peut pas être debout sans quelques crocs-en-jambe, même un drame, peut-être. Je vous préviens que je supporte très mal la vue du sang et que j’ai horreur de voir souffrir mon semblable ». L’écrivain gardait toujours le silence. « Puisque vous avez perdu le don de la parole, continua la dame, admettons que tout ce que vous m’avez promis formera la première partie. Quelle sera la seconde ? Enfin quels sacrements allez-vous m’administrer, à moi qui ne voulais plus recevoir, mais dans un temps le plus éloigné possible, que celui du grand voyage quand on promène sur nos sens de petits tampons d’ouate imbibés d’huile comme s’il s’agissait d’une machine à laquelle on veut demander un travail de longue haleine ; mais reprenons le fil de notre affaire. D’abord, vous me ferez comtesse, dites-vous, cela me laisse froide. J’aurai un second mari qui sera député ; cela me va assez, car il passera la plupart de son temps à bâiller à la Chambre, ou chez quelque cocotte qui l’aura entortillé, espérant qu’il deviendra, un jour, ministre et que les billets bleus suivront. Pour mes salons, par exemple, quand je voudrai en jouir, je devrai me rendre rue de Monceau ou encore à une avenue qui conduit à l’Arc de Triomphe de l’Étoile. Pour mon équipage, je sais où le trouver par la rue de Lisbonne bien près de la rue Rembrandt. Quant à ma loge à l’Opéra, j’espère que vous tiendrez bon, en me l’offrant de temps à autre. Oh, oui !... »
« Maintenant, continua-t-elle, je serais curieuse, si ce n’est pas indiscret, de savoir quel est cet ami — intime — que vous voulez me donner ? Sera-t-il grand, beau, souple, aimable ? Quel nom lui donnerez-vous ? » — « Olivier Bertin, Madame » — « Olivier, passe, puisqu’il donne la bonne huile, mais Bertin, quel drôle de nom, mon ami. Il est vrai qu’en supprimant l’R et en remplaçant les deux dernières lettres par la première de l’alphabet... Cela fait mon affaire et je pourrai jouer, à mon aise, avec ce grand enfant qui est déjà un peu mon ami. Quand irons-nous à son atelier ?... Vous me regardez avec étonnement, mais vous pouvez bien penser que j’ai compris. C’est X... votre peintre » — « Oui, Mme de Guilleroy ». « Merci, Monsieur, de votre eau de Jourdain ».
Alors une discussion très animée a lieu entre les deux interlocuteurs, à propos de celui que l’auteur appelle Bertin et Mme de Guilleroy Bétâ. À un moment, les toiles qui représentent les aïeux de Maupassant, accrochées à la faible cloison, ondulent sous les échos des rires comme si une brise les agitait.
Cet artiste peintre, à qui l’écrivain avait donné le nom de Bertin, était désigné souvent par ses intimes par le surnom d’Archevêque, à cause, paraît-il, de sa belle chevelure qui était d’un blanc pur quoiqu’il fût jeune encore. Les méchantes langues ajoutaient : « Ce sont les émotions à certaines heures difficiles qui lui ont valu cette toison virginale ».
Le lendemain de cette séance, M. de Maupassant me disait : « Hein ! A-t-elle bien le flair de l’artilleur, la dame. Il est vrai qu’elle est parisienne et mondaine accomplie, ce qui lui ouvre bien des portes ». Après un instant, il ajouta : « Plus je la vois plus je la trouve bien faite. Elle me fait penser au bon goût qu’ont eu les artistes de choisir la courbe du sein de la femme pour faire la coupe qui fait boire l’ivresse de l’art. Et j’ajoute que cette femme mettrait le feu à un puits ».
Et M. de Maupassant se mit à rire bruyamment...
Puis il lança la phrase qu’il a placée dans son roman :
« Sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout à coup sur nous la puissance d’un poison ? Il semble qu’on l’a bue avec les yeux, qu’elle est devenue notre pensée et notre chair ! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette image absorbée, et on voudrait en mourir ! Comme l’on souffre, parfois, de ce pouvoir féroce et incompréhensible d’une forme de visage sur le cœur d’un homme ! ».
L’atelier que M. de Maupassant décrit dans son livre est celui de M. Rodin, qu’il tenait pour le plus grand artiste de cette époque.
Pour son Musadieu, les salons de Paris en sont généralement bien fournis ! J’ai eu le loisir de les voir de près. Celui de Fort Comme La Mort pouvait être classé hors pair, mais l’auteur n’a pas su ou n’a pas cru devoir lui faire rendre tout ce dont il était capable dans un salon (il le connaissait trop).
Pour le comte de Villeroy, député ? J’ai son nom, mais je ne l’ai pas bien connu.

*

Passons à la seconde partie.
L’écrivain eut plusieurs séances dans le genre de celle qui précède, avec la comtesse de Villeroy. Elle fut souple à peu près jusqu’à la fin.
Dans les faits qui vont suivre, on se demandera s’il n’est pas permis de penser que M. de Maupassant n’a pas suivi fidèlement les recommandations de son maître Flaubert.
Celui-ci lui disait : « Tu seras partout dans ton œuvre, comme Dieu dans l’univers, mais visible nulle part ».
Voilà une supériorité qui touche au spirituel et qu’il n’est pas donné à tout artiste d’atteindre. C’est ce qui fait que je me permets de dire que dans la seconde partie de son roman, l’auteur ne se contente pas de chiffonner son peintre Bertin, il l’estompe quand il dit : « Il se releva, ne pouvant plus tenir en place et se mit à marcher en songeant à nouveau, que malgré cette liaison, dont son existence avait été remplie, il demeurait bien seul, toujours seul. Après les longues heures de travail, quand il regardait autour de lui, étourdi par ce réveil de l’homme qui rentre dans la vie, il ne voyait, il ne sentait que des murs à la portée de sa main et de sa voix. Il avait dû, n’ayant pas de femme à la maison... ».
Oui, c’est toujours la même plainte de son âme, en peine de son isolement, et qu’il a si souvent entendu gémir par son maître Flaubert.

*

Et moi aussi, j’éprouve le besoin de placer ici une plainte et j’en demande bien pardon à mon maître. Elle m’est suggérée par ce vieux nom breton Annette qu’il a donné à cet amour d’enfant qui s’appelait Cécile Violette. Pourquoi avoir fait ce changement ?
Cécile, encore, puisqu’il disait souvent que la musique le laissait indifférent.
Mais Violette ! Ce nom, si elle ne l’avait eu, il aurait fallu le créer pour cette jeune fille fluette, délicate, simple et modeste. Il me semble la voir encore dans sa robe de chambre bleue d’où émergeaient son visage rose et sa chevelure blonde. Cette tête, vue ainsi, ressemblait à une fleur, que sa tige flexible peut, à peine, supporter. Souvent, oui, je puis le dire, souvent, cette jeune idole m’a fait penser aux bleuets doucement bercés par la brise en bordure d’un champ de seigle.
Je dois dire qu’Annette n’a jamais franchi la porte de la demeure de l’écrivain.
Genèse de « Notre cœur »

Un soir, vers six heures, M. de Maupassant rentra. Après avoir déposé sa jaquette sur son lit, il s’étendit sur sa chaise-longue ; et, comme chaque fois qu’il avait la tête et le cœur trop pleins de ce qu’il avait vu et entendu dans la journée, il se mit à parler : « Je dîne chez Mme X..., rue Lamenais, et si elle n’avait pas toujours des confrères en cravate de soie blanche, j’y serais allé en jaquette, puisque je viens de chez la comtesse. Je n’aurais pas eu à faire deux fois la route. Je suis rentré chez cette dame, en passant, pour lui présenter mes hommages, avec l’intention de me retirer aussitôt, puisque j’avais à faire ailleurs ; et j’y suis resté jusqu’à présent. Eh, voilà ! C’est que, chez la comtesse, son jour de réception n’a absolument rien de commun avec ce qui se passe ordinairement chez les dames du monde. À votre arrivée dans le salon, vous la trouvez debout, ou assise sur une chaise élevée, comme un minuscule trône des plus modestes placé au centre d’un groupe. Elle s’avance, serre la main au nouveau venu, et après avoir reçu ses compliments, cette maîtresse de céans le prie, avec toute sa grâce, de prendre place. Alors, les uns assis, les autres debout, insensiblement, sans s’en rendre compte, on glisse et on forme un second groupe, puis le monde arrivant toujours, un troisième est bientôt garni. Les conversations vous échauffent et on marche, on va, on vient à travers deux superbes salons dont l’un est tout en glace. Ce dernier, orné de plantes vertes et de fleurs, se trouve refléter le superbe jardin d’en face ; c’est une vraie féerie très reposante à la vue. Cependant, je me demande si cet éden, qui doit être d’un poétique repos, n’a pas une influence sur nos sens, influence que nous ne définissons pas exactement. De ce qui précède découlent, sans doute, toutes ces petites scènes amusantes ou comiques qui s’y déroulent.
Ainsi, aujourd’hui, j’étais assis sur un tabouret et j’avais devant moi une dame avec qui je causais. Elle m’intéressait au plus haut point. Je ne sais depuis combien de temps nous étions là, captivés l’un par l’autre, sous un massif de palmiers et de fleurs odorantes qui nous plaçaient comme en un lieu intime, quand tout à coup, je sentis mon dos chaud, mais très chaud, comme si le soleil de midi le frappait. Je retournai la tête discrètement et je reconnus que c’était M. Jean Béraud, le peintre, qui avait adossé son grand corps contre le mien, et qui me passait de sa chaleur d’artiste toujours en fusion. Je lui en fis la remarque, et la dame avec qui je causais, lui dit : « Mais, mon grand, vous étendez vos ailes sur vos voisins comme une mère poule sur ses poussins. Eh ! attention ! Que nous voulez-vous ?... » En disant cela, elle avançait sa fine main gantée de blanc vers la figure de Jean Béraud, comme si elle avait eu le désir de lui pincer les minces et légères pointes de sa moustache. Après un colloque amusant qui avait fortement secoué par des rires la haute stature du peintre, il nous dit : « J’ai soif », puis nous conduisit dans un petit salon où un samovar faisait le bruit d’une mignonne machine à vapeur. Julien, le maître d’hôtel que vous connaissez, était là avec sa boutique aux cristaux brillants qui contenaient des vins et des liqueurs multicolores ainsi qu’une grande variété de gâteaux.
C’est dans l’embrasure d’une fenêtre vitrée jusqu’à nos pieds que nous avons terminé l’après-midi toujours avec cette dame, causant comme si nous étions enivrés de tout ce que nos deux êtres avaient déjà ressenti de la vie. Je vous avoue qu’aujourd’hui j’ai quitté la baie vitrée sans admirer le beau jardin qu’elle éclaire et qui me fait tant de plaisir d’habitude ».
M. de Maupassant, dans son habit, sous son pardessus, la porte de l’antichambre ouverte, parlait toujours, tout en plaçant son chapeau claque sous son bras. Il avait horreur de ce couvre-chef garni de fils de fer.
Resté seul, je fus envahi par une tristesse singulière. Tout en rangeant l’appartement de l’écrivain, mon âme gémissait de le voir si seul et je me disais : « Pourquoi une femme intelligente, bien douée ne se trouve-t-elle pas près de cet homme pour recevoir le trop plein de ses pensées ? » Mais, aussitôt, mes idées vagabondèrent.
Depuis le coin de la rue, où dort un grand compositeur, en passant par l’avenue de Villiers, les boulevards et les faubourgs en allant jusqu’à la place d’Eylau où je trouve un bon poète, pas un de tous ces ménages d’artistes ne m’a semblé en harmonie.
Alors, puisqu’il en était ainsi, je souhaitais qu’il trouvât sur sa route une parente comme celle de M. Thiers, ou encore une sœur, oui, une sœur. Pourquoi le Créateur n’envoie-t-il pas, à tous les artistes, un ange gardien de ce genre qui aurait bu à la même source le lait de vie ? Elle les comprendrait, leur prodiguerait de bons conseils pour leur santé. Elle recevrait journellement leurs pensées, prenant ainsi le trop plein de leur esprit toujours en ébullition. Eh ! mon Dieu, pour mon Maître, aucun de mes vœux ne peut s’accomplir. Que de fleurs perdues pour la littérature française !
Dix heures et demie. « Je rentre tôt, me dit M. de Maupassant, parce que j’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes idées à propos de notre conversation de tantôt ».
Et, toutes les portes ouvertes, il se mit à marcher d’un bout à l’autre de son appartement.
Le lendemain matin, sur son bureau, on pouvait lire, en grands caractères, en tête d’une feuille de papier :
« Les Sensations de nos cœurs... »
Notre Cœur était né...
Pendant la journée, il revint encore à cet après-midi de la veille, qui lui occupait toujours l’esprit : « Oui, me disait-il, les salons de la comtesse sont une mine précieuse pour les artistes. Elle possède les dons les plus parfaits pour recevoir. Elle est charmante, belle, aimable, sans apprêt. Son caractère est invariablement gai. Aussi tout le monde l’aime, surtout pour son bon cœur. Et dans la société on ne la désigne pas sous le nom de comtesse de X... ou de Z..., mais seulement sous le nom de comtesse. De ce fait elle se trouve dans la même situation que Victor Hugo que le Tout Paris connaît sous le seul nom de Poète et de grand Poète ».
Aujourd’hui, je me dis : « Cette comtesse, que l’écrivain appréciait si fort pour son cœur sensible et généreux, s’empressait de porter aux lacs du bois de Boulogne quelques grenouilles sorties de son jardin ou encore d’un panier venu d’on ne sait où. C’est elle que les habitués du bois avaient surnommée la providence des malheureux errants. Aussi souvent que la chose se présentait, elle faisait arrêter son équipage pour recueillir chats, chiens, tous animaux quelconques, égarés ou malades. Tous ces déshérités trouvaient place sur un bon coussin moelleux, près d’elle dans sa voiture. Après quelque temps de bons soins sous l’égide de cette âme compatissante, les heureux du jour étaient placés en pension du côté de Nanterre.
Un jour qu’elle m’avait prié de venir la voir à huit heures du matin, elle ne rentra qu’à onze heures. Les pommettes toutes rouges, elle se laissa tomber dans un fauteuil et me dit : « Je vous ai fait attendre, mon bon François, mais que voulez-vous. À la sortie de la messe, j’ai visité quelques malades et le temps passe si vite près de ces malheureux qui se sentent glisser dans l’autre monde. Ils ont un tel besoin de consolation ! ».
Malgré tout ce que je viens de dire et toutes les bonnes actions faites par cette femme, l’écrivain qui l’avait vue de près et en avait été séduit, préféra, à la réflexion, en choisir une autre et placer dans une autre femme, Michèle de Burne, cette héroïne qui a émoussé tant de sentiments et fait tressaillir un nombre considérable de cœurs jeunes et vieux1.
Les faits qui précèdent concernant la genèse de Notre Cœur se sont passés en 1884 et 85. En 86, on retrouve Michèle de Burne à un déjeuner au Chalet des Alpes à Antibes, puis encore... (voir mon précédent volume).
Je me fais un devoir de dire ici que Michèle de Burne, pas plus que la comtesse, n’ont rien de commun avec la dame à la robe gris perle que j’ai placée en disgrâce dans mon premier volume de Souvenirs sur M. Guy de Maupassant2.
Genèse de « Pierre et Jean »

M. de Maupassant était en visite, dans une villa, route du Havre, à Étretat.
Mme L3... arriva, comme par hasard. Bientôt, elle mit les gens du lieu sur des faits qu’elle connaissait en partie, et dont elle voulait faire entendre le récit complet à M. de Maupassant.
Ces faits l’enthousiasmèrent. Il fit une ou deux randonnées au Havre ; et, en deux mois, il écrivit Pierre et Jean, tout en se promenant dans l’allée de jeunes frênes, lesquels n’étaient pas bien hauts puisque M. René Maizeroy laissa, un jour, dans leurs branches, son beau chapeau mou, gris-perle, et M. le Professeur Pouchet, cet amoureux fidèle d’Étretat, son béret bleu-marine.
Genèse de « Boule-de-Suif »
(Nouvelle parue dans les Soirées de Médan)

L’héroïne s’appelait Adrienne Legay. Elle était née à Életot, canton de Valmont. Bien douée, forte comme celles de sa race, et ne manquant pas d’esprit, à vingt ans elle se rendit à Rouen pour tenter la fortune.
La guerre de 1870 survint ; et c’est dans une de ses sorties en diligence, pour aller rendre visite à nos soldats, leur porter et rapporter à leurs parents de leurs nouvelle verbales, que se passèrent les scènes que M. de Maupassant relate dans : Boule-de-Suif.
Plusieurs personnes en furent les témoins et lui rapportèrent les faits. Le marchand de vin Loiseau, M. de Bréville, M. Lamadon et un certain Cornudet, quoiqu’il s’en soit défendu plus tard.
La guerre finie, Adrienne continua sa vie toute de bonté et de dévouement. Et M. de Maupassant marcha à pas de géant vers les hauteurs, que lui avait prédites son maître Flaubert... d’où il voyait toujours son Adrienne, la première qui avait eu le don de si bien le toucher. Mais la vie coule si vite. Les événements se précipitèrent et M. de Maupassant disparut prématurément, sans avoir connaissance de la situation de celle qui lui avait ouvert la voie !...
Du reste, son héroïne ne s’est trouvée dans une situation critique, que plusieurs années après sa mort.
Aujourd’hui il est permis de se demander quelle serait la douleur, le déchirement du cœur de l’auteur de Boule-de-Suif s’il apprenait qu’Adrienne s’est suicidée pour la modique somme de sept francs, qu’elle ne pouvait payer à son propriétaire.
Eh ! oui, fatalité du sort ! pour Adrienne, la disparition de M. de Maupassant fut cause de sa fin tragique ; car, sûrement, celui-ci serait venu à elle, et de toute son âme, bourse déliée...
Et, qui sait ? quand il aurait connu, comme on la connaît aujourd’hui, la vie d’abnégation d’Adrienne Legay, il l’aurait, sans doute, glorifiée, en quelques pages sublimes, qui l’auraient immortalisée, plus noblement que dans Boule-de-Suif.
Cette nouvelle fit dire par le grand Flaubert : « Va, tu peux marcher maintenant ! ! ! ».
Genèse de « Mont-Oriol »

Ce roman a toujours semblé faible à la critique.
Je me demande encore si cette manière de voir était bien justifiée, car je le crois un des plus étudiés et des plus vrais que M. de Maupassant ait écrits.
J’ai connu tous les principaux personnages de ce livre, docteurs et autres.
Un jour, mon médecin me dit : « Une cure à Royat conviendrait, assez bien, je crois, pour remettre votre estomac ». Je le regardais dans les yeux et je lui répondis : « Peut-être que Châtel-Guyon me servirait aussi bien ; ces deux stations thermales étant peu éloignées l’une de l’autre ». Le docteur acquiesce à ma proposition avec une morgue qui laissait percevoir un rire sous cape.
Je fus donc à Châtel-Guyon où je revis les sentiers parcourus par l’auteur de Mont-Oriol. Ses marchands de terrains sont bien pareils aux gens que j’ai vus. Un regret, cependant : je n’ai pas retrouvé le paralytique, que l’on m’a affirmé avoir bien existé.

1 Gérant d’un café, j’avais le soir dans le salon une réunion de médecins du quartier. Un jour l’un d’eux m’appela : François ! ! !, mais occupé sans doute, je ne répondis pas. Il ajouta : Maupassant ! ! ! et je vins.
0 Il dit alors à ses confrères : « Vous voyez que je connais le moyen de faire sursauter le gérant ».
0 Quelques jours après, l’un d’eux me prit à part et me dit : « Vous êtes bien François qui a servi M. Guy de Maupassant ? » Après ma réponse affirmative, il ajouta : « J’aime cet auteur, c’est assurément celui qui m’a fait passer les meilleures heures de ma vie. Tout ce qu’il a écrit est bon et beau ; même, parfois, il y a des choses qui touchent et qui troublent ma compréhension de médecin et de littérateur. Ainsi, si vous le voulez, prenons son héroïne dans Notre Cœur, Mme de Burne. Cette femme a-t-elle existé ou est-elle imaginaire ? — Mais elle est toujours de ce monde, Monsieur. — Vous dites qu’elle est ?... vous la connaissez ? — Oui, Monsieur ». « Elle existe, je pourrais peut-être la voir ! ». Puis, d’un ton qui implore une chose divine, il ajouta : « Si je pouvais lui baiser la main. Mais je crois que je me trouble, merci, merci, Monsieur ».
0 Cet admirateur de l’œuvre de M. de Maupassant était un docteur suisse qui s’était fixé à Paris, par amour du génie français (Note de François).
2 Cf. notre édition critique de Notre Cœur, établie pour la Société des Textes français modernes, Paris, Didier, 1962.
3 Lecomte du Noüy.

Chapitre XVII Chapitre XVIII Chapitre XIX